(Ré-)Aménager un centre-ville. Dresde, Chemnitz et Magdebourg comme miroirs de l’urbanisme contemporain ?
La ville de Dresde est connue comme le symbole de la ville allemande détruite sous les bombardements alliés et aujourd'hui aussi comme une ville qui renaît de ses cendres après soixante années d'abandon. Cette histoire particulière a fait de Dresde une des principales destinations touristiques en Allemagne et pas seulement pour les Allemands : 15,2% des 9,8 millions de visiteurs qui se sont pressés à Dresde en 2007 étaient étrangers, venus principalement des Etats-Unis, de la Suisse, de l'Autriche, de la Grande-Bretagne et du Japon (Dresden Werbung und Tourismus GmbH, 2008).
Ces trois précisions éclairent dun jour nouveau les transformations actuelles de Dresde. Non seulement, elles incitent à comparer le grand chantier qu'est aujourd'hui le centre-ville de Dresde avec ceux des centres-villes ayant connu un destin semblable. Mais elles montrent également que les constructions actuelles se font non pas dans un grand vide urbain laissé tel quel depuis 1945, mais bien sur une nouvelle couche construite de l'histoire de ces villes, celle du socialisme.
Pour la comprendre, il est nécessaire de revenir sur la problématique spécifique à ces trois villes, pour ensuite analyser les modalités de cette (re-)construction.
I. Le centre-ville au cœur des interrogations
L'aménagement du centre-ville de Dresde, Chemnitz et Magdebourg est le résultat d'une triple problématique : d'une part, la Seconde Guerre mondiale et le socialisme ont provoqué une transformation radicale de la forme et des fonctions des trois centres-villes ; d'autre part, le problème des restitutions après 1990 a conduit au développement de la périphérie au détriment du centre-ville ; enfin, Dresde, Chemnitz et Magdebourg ont été touchées par la même crise d'attractivité que l'ensemble de l'Allemagne de l'Est.
I.1. Une structure renouvelée
Le centre-ville de Magdebourg, le 16 janvier 1945, celui de Dresde, le 13 février 1945, comme celui de Chemnitz, le 5 mars 1945, ont été détruits par les bombardements alliés à plus de 90%. Sous quelle forme les reconstruire ? Après la guerre, le débat a été posé en ces termes : reprendre le plan ancien et moderniser les structures ? Ou bien adopter un plan radicalement nouveau inspiré de la Charte d'Athènes ((La Chartes d'Athènes a été rédigée en 1933 lors IVème Congrès International d'Architecture Moderne (CIAM) à Athènes. Ce texte donne les bases d'une conception fonctionnaliste de la ville.)) et du Plan Voisin ((Le plan Voisin pour Paris a été conçu en 1925 par Le Corbusier et financé par Gabriel Voisin. Il prévoyait de raser le centre ancien de Paris pour le reconstruire sous forme de gratte-ciels et le faire traverser par une autoroute urbaine. Voir le plan Voisin : eras.free.fr)) pour Paris de Le Corbusier (cf. le plan de Hans Hopp pour Dresde)? L'instauration de la République Démocratique d'Allemagne (RDA) a coupé court à ces débats. Ce fut désormais l'appareil d'Etat qui prit toutes les décisions concernant la reconstruction des villes. Celle-ci s'est placée sous le signe d'une triple rupture avec la ville ancienne. D'une part, contrairement à d'autres villes d'Allemagne de l'Est, à Dresde, Chemnitz et Magdebourg, le nouveau centre-ville socialiste a été construit immédiatement sur les ruines de l'ancien centre-ville détruit. Quand, à Halle par exemple, il s'est juxtaposé à l'ancien (Halle Neustadt), le laissant par là même intact, à Dresde, Chemnitz et Magdebourg, il s'est surimposé à lui, le faisant ainsi disparaître. D'autre part, cette surimposition a fait disparaître presque la totalité de la substance ancienne : en effet, la réédification aurait pu, comme ce fut souvent le cas en Allemagne de l'Ouest, soit inclure le bâti qui avait été épargné par les bombardements, soit prévoir la reconstruction des ruines encore reconstructibles. Cependant, à la différence de l'Allemagne de l'Ouest, l'expropriation des anciens propriétaires et la réquisition des matériaux de construction pour les futures constructions socialistes ont empêché toute reconstruction du tissu mineur ((On appelle « tissu mineur » l'ensemble des bâtiments de construction banale. Il se distingue du tissu urbain constitué des monuments historiques.)). Notons toutefois qu'à l'époque, cette disparition n'a souvent pas été vécue comme une perte : d'une part parce que ce tissu mineur n'était pas encore considéré comme patrimoine ; d'autre part, parce que les idées de rénovation urbaine étaient alors très présentes dans toute la société ; enfin parce qu'aux yeux du nouveau régime, la ville ancienne symbolisait la société bourgeoise honnie qui avait mené au nazisme. En revanche, les ruines des monuments sont pour la plupart conservées (la Frauenkirche à Dresde) voire même reconstruites (le Zwinger à Dresde). Enfin, le régime socialiste, contrairement au régime ouest-allemand, ne s'est jamais considéré comme le successeur du IIIème Reich et, pour cette raison, a érigé son centre-ville qui devait jouer le rôle de miroir pour la ville entière en contre-modèle. Le sixième des Seize Principes de l'Urbanisme (Ministerium für Aufbau der Deutschen Demokratischen Republik) pose que « le centre n'est ni un centre de commerce avec une foule de magasins qui se pressent les uns comme les autres, ni un centre de loisirs avec restaurants et cafés-concerts élégants ni un centre de finances avec les banques et sièges sociaux des grands Konzern » (1950, p. 26, traduit par C.V.). Le centre-ville socialiste fut donc construit d'abord en opposition à la ville nazie et à la ville capitaliste telle qu'elle était en train d'être construite de l'autre côté de la frontière idéologique. « Il rassemble les fonctions politiques, administratives et culturelles qui donnent à la ville son contenu [...] l'idée incarnée de la ville monumentale. Le centre est la cible des manifestations officielles et des défilés politiques [...] c'est le lieu de la fête du peuple » (p.26, traduit par C.V.). Le centre-ville socialiste devait contribuer activement à ériger une nouvelle société. Les socialistes croyaient en effet en la capacité de l'architecture et de l'urbanisme à influencer les modes de vie. Plusieurs éléments de composition furent alors adoptés comme la monumentalité, la géométrie du plan, l'égalité dans la structure du logement ou encore la séparation des fonctions. Tous devaient incarner les idées et les idéaux socialistes et les rendre immédiatement compréhensibles à l'ensemble de la population et des visiteurs. La place centrale devient alors l'élément-clé de composition du centre-ville : place de la réunion du peuple, elle en constitue le cœur. C'est donc autour d'elle, que les bâtiments les plus représentatifs du régime furent organisés. A Dresde par exemple, la place centrale de l'ancien marché (Altmarkt) bordée par des bâtiments de style réaliste socialiste débouchait d'un côté sur la gare centrale et de l'autre sur le palais de la culture. Ainsi, sous la RDA, forme, fonction et sens du centre-ville furent profondément changés. Au moment de la Réunification, la question se pose de savoir ce qu'il s'agit de faire avec cette structure qui se voulait le miroir de la victoire du régime socialiste dans la création d'une nouvelle société et qui n'est désormais plus que celui de son échec.
I.2. Une périphérie concurrente
La Réunification a fait naître à l'Ouest comme à l'Est l'espoir de voir l'ex-RDA se transformer en un nouvel eldorado. Un nouveau marché s'ouvrait, tout était à (re-)construire. Une certaine fièvre d'investissement et de construction s'est alors abattue sur l'Allemagne de l'Est. Cependant, le centre des trois villes étant pour longtemps fermé aux investissements, cette fièvre s'est reportée sur la périphérie. En 1990, le problème auquel le centre de Dresde, Chemnitz et Magdebourg s'est trouvé confronté n'était pas une pénurie en terrains à bâtir. L'inachèvement du projet socialiste avait laissé de nombreux terrains vacants. Cependant, la condition préalable à tout projet de construction était de retrouver les anciens propriétaires de ces terrains expropriés par le régime socialiste ou bien leurs héritiers. Or, ceux-ci étant la plupart du temps disséminés à travers le monde, la politique de restitution s'est avérée une procédure bien plus longue et complexe qu'attendu - et les terrains sont demeurés aussi longtemps inaccessibles aux investisseurs. Toutefois, à la fois pour ne pas décourager ces derniers, et pour rattraper « le retard » pris sur l'Ouest en terme d'infrastructures, de logements et de commerces, les bureaux municipaux d'urbanisme décidèrent de reporter les investissements sur les terrains agricoles de la périphérie des villes. Le succès que cette stratégie remporta s'explique par les nombreux avantages que ces terrains représentaient : les parcelles étant grandes et nombreuses, elles offraient d'importantes surfaces à la construction à des prix de surcroît nettement inférieurs au centre-ville. La réglementation s'y exerçant était par ailleurs bien moins contraignante, notamment parce que les nouveaux bâtiments n'avaient pas à s'adapter à une structure pré-existante. En outre, ces projets pouvaient compter sur le fort soutien des petites communes périphériques qui voyaient en eux une nouvelle source d'emplois en même temps qu'un moyen de participer à l'aménagement de leur région après la période très centralisatrice de la RDA. Enfin, une accessibilité forte et aisée leur fut garantie par une desserte directe par la route, l'autoroute et par les transports en commun. La périphérie des villes s'est donc complètement métamorphosée en quelques années : elle s'est couverte de grandes zones commerciales et de lotissements pavillonnaires à perte de vue. A Chemnitz, alors que le centre n'était pas encore construit, la surface commerciale par habitant atteignait déjà la moyenne nationale. Quand la politique de restitution a commencé à toucher à sa fin et qu'enfin, les terrains à bâtir des centres-villes se sont ouverts aux investissements, il était déjà évident que l'Allemagne de l'Est n'était finalement pas cet eldorado espéré.
I.3. Un manque d'attractivité
La transition de la ville socialiste à la ville capitaliste s'est révélée plus difficile que prévu. La fièvre enthousiaste de l'après-Réunification a peu à peu cédé devant les difficultés croissantes : dès le milieu des années 1990, une crise démographique s'est engagée avec le départ massif de jeunes actifs vers l'Ouest. A celle-ci se sont ajoutées des difficultés économiques avec le démantèlement de l'économie socialiste, une forte augmentation du taux de chômage, une crise urbaine avec un fort taux de vacance qui a entraîné un phénomène de «perforation urbaine» (("Die perforierte Stadt", est l'expression utilisée en 2001 par Engelbert Lütke-Daldrup, alors adjoint au développement urbain de Leipzig, pour conceptualiser le développement urbain de cette ville dans les années 1990. Elle décrit le processus de perforation de la ville européenne compacte suite au départ de nombreux habitants qui laissent des immeubles entiers voire des quartiers vacants.)) ainsi qu'une crise identitaire succédant à l'euphorie de la Réunification. Ces difficultés ont eu des conséquences directes sur l'aménagement du centre-ville : il est resté peu construit et peu à peu les investissements se sont faits rares. Les trois villes furent alors contraintes de développer une nouvelle stratégie de marketing urbain : il ne s'agissait plus comme dans les années suivant la Réunification d'accueillir et de diriger les investissements, mais déjà simplement de réussir à les attirer. Or sur quelle base mettre en place ce marketing urbain ? Une image négative s'était en effet progressivement attachée aux villes post-socialistes. Les difficultés persistantes de l'Est de l'Allemagne avaient fini par être interprétées comme un problème spécifique à l'ex-RDA, comme le résultat de l'incapacité des « Ossis » à s'intégrer (Dieckmann, 1999 ; Linden, 2004 ; Meulemann, 2004). La structure bâtie socialiste, souvent inachevée, a dès lors elle aussi été réinterprétée : elle devint le symbole de l'échec et de la pauvreté. Cette dévalorisation a renforcé la difficulté de ces villes à attirer les investisseurs. En effet, elle est intervenue dans un contexte de globalisation ayant pour corollaire la mise en concurrence des villes, non seulement à l'échelle régionale et nationale, mais aussi européenne voire mondiale pour les plus grandes d'entre elles. L'image que renvoient les villes à l'extérieur prend une ampleur croissante : elle est perçue comme un sésame pour attirer les investisseurs, mais à condition qu'elle soit simple et séduisante, immédiatement identifiable. Toutes les villes d'Allemagne de l'Est sont confrontées à cette question de redéfinition de leur image, réduite à celle de capitales de la grisaille et du béton. Nombreuses sont celles à l'instar de Weimar, à miser sur la réhabilitation de leur centre historique. En effet, laissé à l'abandon sous le socialisme, il menaçait certes de tomber en ruines mais il était aussi resté presque figé dans son état de 1945, ce qui représentait un potentiel certain. Après les audaces modernistes, une nouvelle conscience patrimoniale a effectivement émergé à partir du milieu des années 1970 (1975 fut déclarée année européenne du patrimoine, « Europäisches Jahr für Denkmalpflege und Heimatschutz ») s'attachant à la conservation des monuments historiques aussi bien qu'à celle du tissu mineur. La ville européenne traditionnelle regagne la faveur du public, véhiculant une image de beauté, de qualité et de profondeur historique et culturelle. Cependant, dans ce contexte, Dresde, Chemnitz et Magdebourg ont eu à affronter une difficulté supplémentaire : la quasi absence dans leur centre-ville de patrimoine à réhabiliter. Trois possibilités s'ouvraient alors à elles : soit se saisir de leur particularité pour en faire une image de marque à la manière de Rotterdam, soit jouer sur la rupture et créer un modèle entièrement nouveau, soit enfin essayer par d'autres moyens que ceux de la réhabilitation patrimoniale classique de procéder à un retour au « modèle » de la ville européenne qui remporte tant de succès. D'une part, en pleine crise d'identité, les trois villes n'ont ni la confiance ni l'énergie nécessaires pour s'inventer un nouveau modèle de développement ; d'autre part, la structure socialiste, dévalorisée, n'est plus guère vue que comme une tare qu'il s'agit au mieux de faire disparaître, au pire de camoufler. Dresde, Chemnitz et Magdebourg ont donc opté pour ce qui leur a semblé être un « retour à la normalité », c'est-à-dire pour le modèle de la ville européenne, au centre compact et dense, moteur de développement pour l'ensemble de la ville. Au début des années 2000, l'idée de la synthèse qui prévalait au moment de la Réunification a fait long feu : l'Allemagne de l'Est n'est plus vue comme un laboratoire urbain d'où pourrait émerger un nouveau modèle d'urbanité produit sur la base d'un compromis entre la ville socialiste et la ville capitaliste. Un des éléments de la synthèse disparaît : la ville socialiste et notamment le centre qu'elle avait voulu construire sont rarement considérés autrement que comme un inachèvement ou un vide à aménager voire seulement à combler. Il serait temps de construire le vrai centre-ville. Or quelle forme prend ce « retour au centre-ville de ville européenne » ? Quelles sont les stratégies développées par les trois villes pour « reconstruire leur centre perdu » ?
II. (Re)construire le centre-ville
L'adoption du modèle de la ville européenne par Dresde, Chemnitz et Magdebourg n'en signifie pas moins pour autant son adaptation, selon des modalités différentes pour chacune d'entre elles. Cependant, elles se retrouvent dans le développement d'une même politique de l'évènement et d'une même stratégie de concurrence de la périphérie.
II.1. L'adaptation du modèle de la ville européenne
II.1.a. Dresde
Dresde est certainement des trois villes celle qui revendique le plus ce modèle. En 2000, un grand colloque international ayant pour titre « Dresde, ville européenne » a même été organisé (Landeshauptstadt Dresden & Goller, 2000). Ce modèle est vu comme une chance de « regagner ce que la ville a perdu : un centre, une mixité de fonctions, une richesse et une diversité dans la construction, dans les espaces et dans l'architecture, une densité d'activités politiques, économiques, culturelles et sociales » (Landeshauptstadt Dresden Dezernat Für Stadtentwicklung, 1994, p.9, traduit par C.V.). Cette position remporte un large consensus. Le point qui fait cependant débat est celui des limites à tenir dans la reprise de la forme de la ville européenne, ou pour être plus précis, de la Dresde d'avant le bombardement : jusqu'à quel point le plan ancien doit-il être repris ? Au point de déconstruire la structure socialiste ? Est-il possible de reconstruire des bâtiments disparus en 1945 ou sous la RDA ? Les positions des différents acteurs de l'aménagement comme de l'opinion publique sur ces questions ont souvent évolué et ne sont pas toujours exemptes de contradictions. Le bureau d'urbanisme, acteur principal de la planification du centre-ville, a exprimé en 1994 une position claire à ce sujet : il adopte l'idée de la reprise partielle du plan de la Dresde d'avant 1945, tout en condamnant par ailleurs une reconstruction historicisante du centre, même si la possibilité technique de la réaliser n'est pas niée. La nouvelle planification veut en effet « partir d'une conservation critique et d'un développement prudent » (Landeshauptstadt Dresden Dezernat Für Stadtentwicklung, 1994, p.9, traduit par C.V.). Après atermoiements, le bureau d'urbanisme a donc essayé de promouvoir l'architecture contemporaine dans le quartier en construction qui entoure la Frauenkirche récemment reconstruite, le quartier du Nouveau Marché (Neumarkt). Cependant cette tentative n'a pas été couronnée de succès : la ville de Dresde n'étant pas propriétaire majoritaire de ces terrains, le choix de la forme et de l'architecture à donner aux bâtiments est revenue presque exclusivement aux investisseurs. Or ceux-ci, influencés par le lobby pour la reconstruction historicisante du Nouveau Marché de Dresde (Die Gesellschaft historischer Neumarkt Dresden), ont fait le choix de l'historicisme pour les façades sur rue. La position du bureau d'urbanisme est en revanche plus ambiguë en ce qui concerne l'aménagement de la Prager Straße qui fut avant 1945 le grand boulevard commerçant chic de Dresde et, sous le socialisme, le grand axe de représentation du régime. Si dans les plans pour l'aménagement du centre-ville, le bureau d'urbanisme reconnaît une place à l'urbanisme socialiste, dans les faits, les réaménagements en cours reviennent à le déconstruire. L'idée directrice de ce chantier est en effet un retour au plan d'avant 1945 afin de regagner la qualité de vie qu'il serait censé garantir. Les nouvelles constructions sur la Prager Straße ont ainsi visé à rétrécir la rue de 60 à 18 mètres de sorte qu'elle retrouve sa largeur d'avant-guerre. Cependant, le sens même de l'ensemble socialiste est en est par là même nié : de grand axe à « l'énergie utopique », voulant incarner par la générosité de l'espace à la fois l'égalité de tous les citoyens et la puissance de la force collective (Fischer, 2005), la Prager Straße est réduite à un simple mail commercial. Ces deux exemples montrent que le retour à la ville européenne à Dresde est complexe : l'image de la ville perdue sous les bombardements reste si présente qu'elle demeure l'aune à laquelle tous les projets pour le nouveau centre-ville sont pensés et évalués (Rehberg, 2002). Dans les esprits, la vraie Dresde demeure celle qui a disparu, en aucun cas celle que le socialisme a voulu construire.
II.1.b. Chemnitz
Chemnitz a connu une perte proportionnellement semblable à Dresde sous les bombardements alliés, même si, ayant toujours été une ville de tradition ouvrière quand Dresde fut l'ancienne résidence de la famille royale des Wettiner, la perte patrimoniale subie fut moindre. La position adoptée par Chemnitz diffère assez de celle de Dresde, notamment parce qu'elle n'interprète pas son passé de la même manière. Si la disparition quasi-totale de la substance ancienne est certes regrettée, car avec ce témoin de l'histoire de la ville, une certaine profondeur historique est perdue, aucune voix ne s'élève pourtant pour plaider une reconstruction à l'identique du centre-ville. La reprise du modèle de la ville européenne est comprise comme un retour à une ville compacte avec un centre densifié et multifonctionnel. Sur le terrain, cela s'est traduit par l'adoption d'un plan librement inspiré de celui de la ville ancienne et reprenant le principe de la rue et de l'îlot (voir le centre-ville de Chemnitz). La diversité architecturale a été garantie par une construction bâtiment par bâtiment tandis que la mixité fonctionnelle l'a été par son maintien au sein de chaque bâtiment, à l'exception des galeries commerçantes. Le retour à la ville européenne se révèle donc à Chemnitz être une reprise libre de ses principes de composition urbaine... mais aussi un refus de la composition selon un plan ouvert de la ville socialiste. En revanche, contrairement à Dresde, Chemnitz reconnaît à l'architecture socialiste un statut d'héritage à conserver et à prolonger. Ici joue certainement la sensibilité de gauche traditionnelle dans cette ancienne ville industrielle, encore renforcée sous la RDA. Chemnitz fut en effet baptisée sous le socialisme Karl-Marx-Stadt et devait devenir une ville modèle du régime. Aujourd'hui le parti Die Linke domine toujours le conseil municipal. De nombreux bâtiments socialistes sont aujourd'hui placés sous conservation du patrimoine et doivent faire l'objet de réhabilitations, à l'instar de l'ancienne poste, de la Stadthalle, du Rosenhof, et même du monument dédié à Karl Marx. Au nom de la modernisation et du développement de ce patrimoine, la muséification de ces bâtiments est refusée. Ils sont réhabilités et adaptés aux exigences contemporaines, dans le respect cependant de leur esprit et de leurs qualités propres. Ainsi, le projet pour l'Industriezentrum (qui n'est pas placé sous conservation du patrimoine) prévoit un percement de sa façade pour y intégrer un grand patio intérieur (Richter, 2003). Par ailleurs, les nouvelles constructions du centre-ville, qui adoptent toutes un langage architectural résolument contemporain, ont dû prendre en compte les volumes du bâti socialiste et s'y adapter. Le projet pour le centre-ville de Chemnitz a donc pour base une intégration et une continuation de l'héritage bâti socialiste. Il est en cela particulièrement intéressant car il s'appuie sur une conception de la ville comme organisme vivant qui ne cesse de se construire sur lui-même. Cependant, il ne faut pas occulter que cette conservation-modernisation de l'architecture socialiste a aussi pour effet sa normalisation et son adaptation à un cadre contre lequel elle s'était construite, celui de la ville européenne dense et aux rues étroites, consacrée au commerce et peu politisée.
II.1.c. Magdebourg
Magdebourg partage avec Chemnitz une vision non idéalisée de son passé et ne cherche pas davantage qu'elle à retrouver une structure bâtie perdue. La perte patrimoniale subie suite aux bombardements de 1945 est vue comme le résultat, certes malheureux mais irrémédiable, de la voie choisie par la ville sous le IIIème Reich. Magdebourg était en effet un centre important de production d'armes et accueillit un camp de concentration. Elle mène néanmoins une politique ambitieuse de conservation du patrimoine épargné. Fait rare, la totalité du centre-ville est placé sous protection du patrimoine. Les monuments, à l'instar de la fameuse cathédrale, comme le tissu mineur d'avant 1945 (le quartier Gründerzeit de la Hasselbachplatz) font l'objet d'une réhabilitation patrimoniale soignée : à chacun des projets participent des conservateurs qui veillent au respect de la substance historique. Le résultat est assez convaincant, notamment dans le quartier de la Hasselbachplatz. La réhabilitation des bâtiments a en effet été accompagnée d'un travail sur les espaces publics de façon à créer une correspondance par l'ornement entre les deux espaces. Le fait que l'ensemble du centre-ville soit placé sous protection du patrimoine ne signifie pas pour autant que la substance socialiste soit traitée de la même manière que la ville ancienne. Elle ne fait en effet l'objet que d'une remise en état qui vise à les rendre conformes aux nouvelles normes en vigueur pour le logement. La réhabilitation des barres socialistes ne cherche pas à s'adapter à cette forme architecturale particulière et à l'exalter. Elle se contente de procéder à un rajout de balcons métalliques, à un ravalement des façades et à leur colorisation afin de donner l'illusion d'une partition plus fine de l'espace. Le projet de réhabilitation d'anciennes barres socialistes dégradées sur la Hauptstraße dans le quartier de la Neustadt à Dresde démontre la possibilité de mener sur ce bâti un projet tout aussi ambitieux que sur l'ancien : une vraie recherche sur les volumes et les couleurs a permis de mettre en valeur ses qualités particulières, ses proportions comme son ouverture sur l'espace public. A Magdebourg, il s'agit donc bien plus d'un entretien nécessaire avant future disparition que de conservation... L'héritage socialiste n'est en effet pas considéré comme patrimoine mais seulement comme une structure existante avec laquelle il faut composer avant d'avoir la possibilité de la remplacer. Cependant, cette position ne procède pas d'un refus de l'idéologie qui a conduit la construction de cet ensemble, comme c'est souvent le cas à Dresde. La dimension idéologique de ces espaces est tout simplement ignorée : ces quarante ans d'urbanisme sont clos et n'auraient pas réussi à être constitutifs de l'essence de la ville. Ainsi, la place centrale de Magdebourg a été bâtie sous la forme de trois grandes galeries commerçantes, sans plus de débats sur la signification de cet espace pour le centre-ville, comme s'il n'avait jamais été qu'un grand vide. Le retour à la ville européenne signifie à Magdebourg la réhabilitation et la mise en valeur de sa substance historique laissée à l'abandon sous la RDA et la construction progressive de nouveaux bâtiments à l'architecture contemporaine à l'emplacement de l'ancien centre-ville socialiste selon un nouveau plan qui reprend la densité et l'étroitesse des rues (toutes deux toutefois relatives) de la ville européenne. Observe-t-on donc à Dresde, Chemnitz et Magdebourg un retour à la ville européenne ? Le modèle de la ville européenne s'avère en fait davantage réinterprété que repris servilement par les trois villes. En revanche, le modèle de la ville socialiste est bel et bien rejeté. Les trois villes ne se retrouvent pas uniquement dans ce rejet mais aussi dans les stratégies qu'elles développent pour attirer dans leur centre-ville les investisseurs.
II.2. Créer l'événement
L'adoption-adaptation du modèle européen par les trois villes a pour but de les faire rentrer dans ce qu'elles considèrent comme la normalité. Cela signifie pour elle à la fois réintégrer le cortège des villes européennes prisées et cesser de se démarquer par une structure qu'elles ne voient que comme stigmatisante. Elles espèrent ainsi attirer à nouveau l'attention vers elles. Elles ne se réinventent certes pas, elles se banalisent peut-être aussi. Mais elles se construisent, se reconstruisent. Elles ne peuvent plus être qualifiées de villes de l'ennui et de l'inertie. Depuis la Réunification en périphérie, et depuis la fin des années 1990 au centre-ville, d'énormes chantiers ont été lancés, changeant complètement le visage de ces espaces. Quelles villes européennes peuvent aujourd'hui se prévaloir d'une telle activité constructrice ? Les réflexions suscitées par cette métamorphose ont fait à nouveau exister les trois villes aux yeux de l'extérieur. D'autant plus que leur métamorphose a été savamment orchestrée à cet effet : les trois villes ont chacune à leur manière créé « l'événement ». A Dresde, la Frauenkirche et le quartier historicisant du Neumarkt servent d'image médiatique à la ville. Même si le bureau d'urbanisme s'est élevé contre le principe des reconstructions historicisantes, il utilise malgré tout l'image du Neumarkt sur la plupart de ses brochures : ces reconstructions sont en effet à l'origine du boom médiatique qui a généré un important développement touristique. Si cette image remporte tant de succès, c'est qu'elle véhicule l'idée d'une ville qui renaît de ses cendres après soixante années d'ombre. Cependant, l'important n'est pas tant l'urbanisation des terrains laissés libres depuis le bombardement, mais le fait que cette construction prenne soi-disant la forme d'une reconstruction. L'élévation de façades historicisantes plus ou moins fidèles aux anciens bâtiments donne l'illusion de retrouver l'ancien Neumarkt. C'est cette remontée du temps rendue possible à Dresde qui fascine tant et qui rend la ville célèbre. Les touristes affluent et les investisseurs prennent confiance. Si la forme donnée au Neumarkt est contestable, on ne peut toutefois pas lui enlever le mérite d'avoir enclenché une dynamique d'investissements positive. Chemnitz et Magdebourg ont quant à elles adopté une autre stratégie : elles ont toutes deux fait appel à des architectes stars pour des bâtiments solistes qui aident ces deux villes à se faire un nom dans le domaine de l'architecture. A Chemnitz, Hans Kollhoff avec la Galerie Roter Turm qui reprend un langage architectural classique et Helmuth Jahn avec la Galerie Kaufhof, un bâtiment tout en verre pour sa part très contemporain, marquent le centre-ville de leur empreinte. Ces deux solistes placés face à face forment comme une porte d'entrée au centre-ville piéton de Chemnitz. Le projet emblématique du centre-ville de Magdebourg est celui de l'architecte autrichien Hundertwasser, connu pour son originalité. Situé en plein centre-ville, à côté de la place de la cathédrale, sur une partie de la parcelle qu'occupait avant sa destruction une barre socialiste, ce projet est loin de faire l'unanimité. La citadelle verte est d'ailleurs plus communément appelée « le cochon rose » à Magdebourg. Si sa forme et sa couleur ne plaisent pas à tout le monde, il faut néanmoins reconnaître qu'elle est parvenue à créer un point d'attraction au centre-ville et qu'elle est devenue un but touristique certain. Dresde, Chemnitz et Magdebourg poursuivent donc une double stratégie pour attirer à elles les investisseurs : d'un côté une stratégie de normalisation par une intense activité constructive qui remplit « le vide » par une architecture passe-partout ; de l'autre, une stratégie de valorisation par la réhabilitation et la mise en valeur du patrimoine et par le soutien à des projets phares qui retiennent l'attention des médias et des touristes. Cette double stratégie rencontre un certain succès, surtout à Dresde. Elle se révèle cependant insuffisante : une image renouvelée de dynamisme n'implique pour autant pas que les investisseurs ou les nouveaux habitants s'établissent au centre. La périphérie reste une concurrente importante au centre-ville, renvoyé à sa simple fonction de vitrine. Or, le but poursuivi par les trois villes est bien de reconstituer un centre vivant et actif de jour comme de nuit. Elles ont donc développé en parallèle d'autres stratégies.
II.3. Concurrencer la périphérie
Les villes reconnaissent que leurs moyens pour lutter contre le départ à l'Ouest de leur population restent limités. Elles misent en revanche sur la lutte contre la dilution urbaine, c'est-à-dire contre l'implantation en périphérie de zones d'activités et de logements. Cette lutte comporte deux volets : le premier relève de l'appareil législatif, le second, de l'urbanisme.
II.3.a. Le développement intra-urbain avant le développement de la périphérie (« Innenentwicklung vor Außenentwicklung »)
Pour combattre la dilution urbaine, les villes se sont dotées en Allemagne d'un nouvel instrument législatif : le paragraphe §13a du code de l'urbanisme. Cette toute récente modification de la législation a pour but de simplifier la construction au centre des villes en allégeant les contrôles et en introduisant des mécanismes d'accélération des procédures pour les parcelles situées au centre. Le contrôle écologique est notamment supprimé alors qu'il perdure en périphérie. Une plus grande souplesse est ainsi introduite dans des procédures généralement assez lourdes. Ce nouveau levier ne suffit cependant pas. Les trois villes ont décidé de lutter en créant dans leur centre des conditions aussi favorables qu'en périphérie, à la fois pour les investisseurs, les consommateurs et désormais aussi pour les habitants.
II.3.b. La multiplication des galeries commerçantes
La première des concurrences que la périphérie livra fut commerciale avec la construction de grands mails. Les petits commerces du centre-ville établis sous la RDA ou seulement récemment avec la Réunification ont peu à peu périclité, au profit de ce commerce de grande distribution. Or, le commerce est une composante essentielle de la définition du centre-ville, notamment dans le modèle de la ville capitaliste. Pour cette raison, un des premiers objectifs fixés dans les plans d'aménagement fut, plus encore que le renforcement de la structure de services, la création d'une structure commerciale forte et attractive. Pour concurrencer la périphérie, les acteurs de la planification n'ont pas choisi de développer une offre différente, en misant sur l'originalité, par exemple en soutenant le commerce indépendant. Certes, celui-ci continue à exister au centre-ville, mais il demeure nettement minoritaire et se concentre dans le bâti ancien ou dans les quartiers péricentraux. Les nouvelles constructions commerciales ont davantage pris la forme de grandes galeries commerçantes (City Carré ou l'Allee Center à Magdebourg, Galerie Roter Turm à Chemnitz, Altmarktgalerie ou le tout nouveau Centrum Warenhaus à Dresde) tournées vers l'intérieur ou plus rarement de mail commercial (la Prager Straße à Dresde). Cependant, le gros avantage que retiraient les galeries commerçantes de la périphérie était leur très grande accessibilité. Dresde, Chemnitz et Magdebourg ne l'ont pas ignoré.
II.3.c. Le renforcement de l'accessibilité
Après le secteur commercial, celui qui a retenu le plus l'attention est la mobilité. L'infrastructure de transports socialiste surdimensionnée pour le trafic de l'époque s'est révélée être un atout après la Réunification, d'autant plus que la place ne manquait pas pour la renforcer et créer de nouvelles voies. L'autre avantage qui était ainsi offert était la possibilité de concevoir d'un seul tenant la structure bâtie et les infrastructures garantissant leur parfaite accessibilité. Ainsi toutes les galeries commerçantes se trouvent bien reliées aux axes principaux du centre-ville, disposent de grands parkings souterrains et bénéficient au moins d'un arrêt de transport en commun. Cette accessibilité concerne toutefois avant tout le trafic automobile. Seule Chemnitz a développé un plan des mobilités douces avec une liaison tram-train garantissant une accessibilité en transport en commun tant à l'échelle locale qu'à l'échelle régionale. Chemnitz parvient ainsi non seulement à éviter l'engorgement de son centre et à garantir à tous un accès aisé au centre, mais aussi à étendre son aire d'influence régionale. Avec le renforcement de leur structure commerciale et de leur accessibilité, les centres-villes offrent des conditions similaires aux zones commerciales de la périphérie. Cependant, ils veulent offrir plus : l'atmosphère et l'animation.
II.3.d. La festivalisation des espaces publics
Les centres-villes usent certes des mêmes recettes que les zones commerciales de la périphérie. L'enjeu est cependant pour eux de ne pas se confondre avec elles. Ils voient dans leur statut de centre urbain un atout à exploiter pour offrir plus que ces galeries commerçantes. Leur structure est en effet plus complexe que celle de ces zones commerçantes, tant d'un point de vue fonctionnel que d'un point de vue urbanistique. Les centres-villes offrent notamment de vrais espaces publics. Ces vastes espaces libres qui s'enchaînent sont autant de scènes potentielles pour le déroulement de divers événements soit commerciaux soit culturels (très rarement politiques). Marchés, foires, concerts, manifestations culturelles se relaient et participent à l'animation des centres-villes, créant autant d'occasions supplémentaires de s'y rendre. De cette façon, toutes les semaines, une animation nouvelle se déroule dans le centre piétonnier de Chemnitz. Cette stratégie s'appuie sur une réflexion sur le changement des modes de consommation: consommer ne suffit plus au consommateur, il lui faut vivre une expérience. Par expérience, il faut ici entendre divertissement (Masboungi & Bourdin, 2004). Le centre-ville à Dresde, Chemnitz et Magdebourg prend aussi par là le risque de n'être plus qu'un espace à consommer. A côté de ce volet fonctionnel qui se concentre sur l'attrait commercial du centre-ville, l'accent est mis sur le logement depuis seulement quelques années.
II.3.e. Le renforcement de l'habitat
Si les premiers plans concernant les centres-villes de Dresde, Chemnitz et Magdebourg évoquaient le logement, ce n'était qu'en termes de réhabilitation et de modernisation. Sa construction avait en effet constitué un pan central de l'aménagement du centre-ville socialiste, de sorte qu'à la Réunification, la part de logement se situait dans la moyenne nationale. C'est pourquoi aucun grand programme de construction n'avait été lancé. Les logements existants nécessitant quand même une remise en état, des programmes devaient en assurer la réhabilitation. Cependant, avec le phénomène de dilution urbaine et le développement de vastes zones pavillonnaires en périphérie, l'intérêt des aménageurs s'est de nouveau tourné vers le centre-ville. L'étude qu'ils ont lancée dans les trois villes a fait apparaître que la population des centres-villes était plutôt pauvre et surtout âgée. La plupart des habitants avaient emménagé dans ces immeubles collectifs sous la RDA et y étaient depuis restés. Il est aussi apparu que l'offre de logements ne correspondait plus aux attentes ni des nouvelles générations ni des classes plus aisées qui allaient de préférence s'installer en périphérie. Cette étude concluait que si les trois centres-villes conservaient aujourd'hui encore un bon taux d'occupation, la situation pourrait très rapidement se détériorer à l'avenir. Un nouveau programme de logement a donc été lancé dans les trois villes. Il prend acte d'une nouvelle sensibilité environnementale et de l'émergence d'une nouvelle classe aisée désireuse de vivre au centre-ville. Son but est d'attirer trois différents types de population, aujourd'hui absents du centre-ville : d'abord les catégories sociales aisées, puis les jeunes familles et enfin les étudiants. Pour cela, différentes formes de logements ont été développées au centre-ville. Pour les classes les plus aisées, un programme de construction de maisons de villes a été lancé. Le plus emblématique est bien sûr celui de Berlin. Mais Dresde, et dans une moindre mesure Chemnitz et Magdebourg, ont mis en œuvre une initiative identique. Le modèle de référence est ici celui des maisons de villes néerlandaises qui parviennent à exploiter chaque mètre carré sur un espace rare. Ces maisons de ville sont mitoyennes mais sont toutes dotées d'un jardin. Un jeu subtil sur les volumes garantit leur intimité. Leur architecture est contemporaine et ambitieuse. Le plus souvent, elle est personnalisée. Les maisons sont en effet construites sur initiative du propriétaire, les bureaux d'urbanisme ou des initiatives privées se contentant de dresser un catalogue des parcelles disponibles pour ce type de construction (www.bauforum-dresden.de). Pour les classes un peu moins aisées, un programme de petits immeubles de villes à l'architecture contemporaine et mêlant duplex et appartements avec terrasses a également été lancé. Cette forme d'habitat remporte un succès certain, notamment à Dresde (immeubles sur la Schützenplatz), car elle offre un logement spacieux et confortable à proximité de toutes les activités du centre-ville et à des prix encore abordables. Pour les familles, le but a été de rapprocher le plus possible du centre-ville l'habitat individuel à loyer modéré. De grandes parcelles sur des friches industrielles ou sur des terrains vagues ont donc fait l'objet d'un plan d'occupation des sols à Dresde. Cette procédure a pour effet de les réserver à la construction d'un pavillonnaire urbain. L'espoir est de parvenir à attirer des jeunes familles qui souhaitent à la fois ne plus être dépendantes de leur voiture et se rapprocher des services urbains, sans toutefois se ruiner ni sacrifier au confort de l'habitat individuel. Notons toutefois qu'en raison de la faible densité que ce type d'occupation de l'espace implique, ces terrains se situent plutôt dans les quartiers péri-centraux (Bramschgelände dans la Friedrichstadt à Dresde). Pour les étudiants enfin, des projets prévoient de confier pour une durée déterminée certaines friches urbaines à des étudiants qui s'engageraient, en échange d'un logement au centre-ville à bas prix, à réhabiliter de façon créative ces anciens bâtiments industriels. Ce programme ambitieux reste cependant à ce jour encore au stade de projet. Ce tournant récent dans la politique d'aménagement des centres-villes de Dresde, Chemnitz et Magdebourg témoigne d'une certaine maturité : après s'être concentrés presque exclusivement sur l'animation de ces espaces de façon à ce qu'ils regagnent en visibilité et fassent à nouveau partie du quotidien de leurs habitants, les planificateurs prennent en considération le fait que le centre-ville ne peut être qu'un espace de divertissement mais qu'il doit aussi être un espace de vie, pour ne pas se réduire à un simple décor.
III. Bilan
La volonté de concurrencer la périphérie, c'est-à-dire d'attirer au centre-ville le public se rendant habituellement en périphérie, a conduit les aménageurs de Dresde, Chemnitz et Magdebourg à aménager l'espace des centres-villes comme un espace dédié davantage à un client qu'à un habitant : espace de passage plus que lieu de vie, décor plus qu'espace d'expérience, la réalité de l'espace qui est en train d'être modelé par les différents projets fait apparaître un centre-ville d'un nouveau type. En effet, la réflexion menée sur la construction du centre-ville s'est concentrée sur son aspect fonctionnel. Si le centre-ville socialiste a été considéré comme un vide à remplir dans les années qui suivirent la Réunification, c'est avant tout parce que les fonctions que celui-ci remplissait (essentiellement politiques et symboliques) étaient devenues obsolètes. La question de l'héritage d'un espace signifiant n'a guère été posée. De la même manière, l'effort de définition de ce que devait être le nouveau centre-ville à Dresde, Chemnitz et Magdebourg a mis en avant les concepts de tourisme, de commerce, de fonction d'importance régionale, de service et de culture, traduisant par là la conception du centre-ville comme lieu où l'on se rend afin d'y faire quelque chose. Conséquence de cette approche fonctionnelle de la construction du centre-ville, il n'a pas été pensé à travers ses espaces publics. Cet « espace creux » que Claude Thiberge (Thiberge, 2003) définit comme un « espace spécifique de mise en relation des personnes, dont la liberté d'accès est garantie au proche comme à l'étranger, au connu comme à l'anonyme » et comme une « scène ouverte » en est réduit à être un espace résiduel entre les bâtiments. Cela ne signifie pour autant pas qu'il n'est pas aménagé. Mais il l'est moins comme espace social dans lequel le jeu social se déroulerait que comme un vide à remplir. Ce remplissage vise avant tout à créer un espace dédié à la mobilité. En effet, le but final des plans pour le centre-ville est qu'il attire en son sein, grâce à ses fonctions originales concentrées comme nulle part ailleurs, les habitants de la ville, des visiteurs ou de nouvelles forces économiques et démographiques (investisseurs, sociétés, commerces, nouveaux habitants...). Il est donc conçu comme un espace ouvert et connecté à plusieurs échelles pour assurer sa plus grande accessibilité. Dans cette perspective, le « visiteur » (Besucher ou bien Gast) tient une place centrale dans la réflexion sur la construction du centre-ville et en vient même à éclipser l'habitant. L'habitant est effectivement le grand absent de ces projets d'aménagement. Si sa présence est certes appréciée voire même aujourd'hui recherchée avec le développement de nouveaux programmes de logement, ses besoins spécifiques ne sont pas pris en compte. Le centre-ville a été conçu comme un espace dédié à un public venu de l'extérieur et non aussi comme un quartier comme les autres. Cette dimension et cette échelle spécifiques de la ville quotidienne ont été négligées. Le centre-ville se démarque donc certes par sa concentration de services et de commerces exceptionnels mais aussi par des carences en commerces de proximité, en infrastructures scolaires ou éducatives et enfin en squares, ces espaces à l'interface entre le public et le privé, l'ici et l'étranger. La conséquence principale de cette négligence de l'échelle de l'habitant est la création d'un lieu de passage bien plus que d'un lieu de vie. En témoignent dans les trois villes, l'absence de bancs comme à Dresde, leur inconfort certain comme à Chemnitz ou à Magdebourg. Il semblerait ainsi que non seulement les espaces publics sont conçus comme des espaces de repos brefs entre deux activités mobiles, sinon comme des espaces de simple circulation, mais qu'ils le sont aussi de manière à éviter des regroupements qui pourraient « gêner » un certain public et à attirer une population solvable qui pourra quant à elle s'asseoir aux terrasses des cafés pour se reposer plus longuement. En cela, une étrange similitude avec le mode de fonctionnement des galeries commerçantes apparaît. Le choix d'aménager l'espace du centre-ville de façon à ce qu'il soit le plus immédiatement séduisant pour un « client » potentiel a pour danger de dénier au centre-ville sa qualité traditionnelle d'espace ouvert à tous et en cela de miroir de la diversité sociale et culturelle de la ville. Le nouveau centre-ville risque de ne devenir plus qu'un espace à consommer et pour consommateurs : le centre-ville n'accueillant plus que des visiteurs venus là dans le but précis de faire quelque chose, qui le plus souvent se monnaye (visiter les centres commerciaux, comme découvrir les monuments historiques), et non plus les flâneurs. Or, ce choix entraîne une tendance au décor puisqu'il s'agit d'offrir une image qui se vend - donc lissée de tout ce qui pourrait déranger. Le risque encouru est donc finalement celui de réduire l'urbanité à une forme urbaine et à une image - celle de la ville densifiée et affairée dont les rues étroites sont animées par la circulation du plus grand nombre. Or, l'urbanité n'est-elle pas davantage un certain mode de vie, une conception du vivre-ensemble basée sur la tolérance et la curiosité, qui admet non seulement la présence de l'étranger au sein de la ville mais aussi la confrontation avec l'altérité (Salin, 1970)? Les centres-villes de Dresde, Chemnitz et Magdebourg sont cependant encore en train d'être construits et sont les fruits d'une politique volontariste désireuse de renverser par ces plans des tendances fortes de l'urbanisation actuelle des trois villes, à savoir la puissance de la périphérie et la dilution urbaine. Après cette première phase, des ajustements sont donc toujours possibles. Le dernier plan pour le centre-ville de Dresde adopté en 2007 le montre partiellement (Landeshauptstadt Dresden Dezernat Für Stadtentwicklung & PP A/S Pesch Partner Architekten, 2007) : il continue certes à être empreint de l'image idéalisée de la ville européenne d'avant 1945 et à miser sur le marketing urbain et le développement « d'adresses de choix » (Top-Adressen), mais, en s'appuyant sur la Charte de Leipzig pour le développement durable, il développe aussi des concepts nouveaux qui peuvent aller dans le sens de la renaissance d'une nouvelle forme d'urbanité qui ne se réduise pas à l'accumulation de formes urbaines vides de sens : la diversification des formes d'habitat, le développement d'une ville des courtes distances ou la requalification des espaces publics. Peut-être qu'ainsi le centre-ville pourrait redevenir moteur d'un projet de société. La construction contemporaine des centres-villes de Dresde, Chemnitz et Magdebourg révèle le processus complexe de transition entre la ville socialiste et la ville capitaliste, mais aussi et surtout, les difficultés actuelles auxquelles sont confrontés les aménageurs pour aménager un centre dans un contexte de mise en concurrence des villes et d'accélération des processus de construction de la ville et non plus de lente sédimentation, de complexification du jeu d'acteurs mêlant acteurs publics et privés, acteurs endogènes et exogènes aux trois villes et de recherche de rentabilité à court terme. Ainsi, bien plus que comme des cas particuliers, il s'agit peut-être de voir en Dresde, Chemnitz, et Magdebourg des miroirs grossissants des tendances actuelles de l'urbanisme.
Notes
Bibliographie
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Ministerium für Aufbau der Deutschen Demokratischen Republik (1950). Der Städtebau in der Deutschen Demokratischen Republik. Schöne Städte für ein schönes Leben. Berlin: Ministerium für Aufbau der DDR.
Rehberg, K.-S. (2002). « Das Canaletto-Syndrom; Dresden, als imaginäre Stadt ». Ausdruck und Gebrauch. Dresdner wissenschaftliche Halbjahresheft. Architektur Wohnen Umwelt 1, 78-88.
Richter, T. (2003). Chemnitz - neue Bauten in der Stadtmitte 1990 - 2003. Ein Werkbericht. Leipzig: Leipzig.
Salin, E. (1970). "Von der Urbanität zur «'Urbanistik'». Kyklos 23, 869-881.
Thiberge, C. (2003). La ville en creux. Paris: Editions du Linteau.
Pour citer cette ressource :
Chloë Voisin, "(Ré-)Aménager un centre-ville. Dresde, Chemnitz et Magdebourg comme miroirs de l’urbanisme contemporain ?", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), octobre 2009. Consulté le 15/10/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/allemand/civilisation/civilisation/la-ville/re-amenager-un-centre-ville-dresde-chemnitz-et-magdebourg-comme-miroirs-de-l-urbanisme-contemporain-