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Les enjeux socio-urbains des nuits festives madrilènes. Fabriquer une citadinité nocturne

Par Florian Guérin : Docteur en urbanisme, Post-doctorant - Université Reims Champagne-Ardenne, IATEUR-CRDT
Publié par Elodie Pietriga le 29/03/2019

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L'article est issu d'une thèse de doctorat en urbanisme, mêlant enquête de terrain ((in situ)) et sociologie pragmatiste de l'École de Chicago. L'analyse du noctambulisme madrilène permet de lire les phénomènes de cohabitation nocturne dans un quartier festif et de comprendre la fabrique d'une citadinité nocturne en situation.

Introduction

Cet article interroge le phénomène du noctambulisme madrilène, à travers ses représentations, son déroulé spatio-temporel et ses formes socio-culturelles. Cela permet de comprendre le phénomène de cohabitation nocturne dans un quartier festif madrilène, d’analyser la fabrique d’une légitimité sociale pour le citadin nocturne. En effet, le moment des réjouissances festives (Nahoum-Grappe, 2010) est caractérisé par des formes de transgression et d’inversion de l’ordre social et moral. Il donne à voir la manière dont se construit la familiarisation à une configuration (temporalité, territorialité, activité, altérité) et ce que cela produit sur les rapports au milieu et aux autres.

L’intérêt porté sur le système festif hispanique n’est pas anodin. En effet, l’Espagne contemporaine est représentée collectivement par sa « culture festive ». Or, il importe de comprendre les particularités de cette festivité. Le quartier d’analyse choisi (Chueca, Madrid) est pertinent par la transformation de son « image », d’un lieu marginalisé à un lieu branché, à travers une forme de « gaytrification » (Giraud, 2010) festive. L’analyse est relative à une enquête de terrain ayant duré quatre mois à Madrid (suite à un découpage saisonnier entre 2013 et 2015) (Guérin, 2017), avec trois approches (voir les documents proposés en annexe). L’approche centrée sur le sujet a consisté en une enquête ethnographique auprès de quatre groupes de sortants pour analyser les manières différentes de sortir, selon les expériences et aspirations, ainsi qu’entrer dans l’intimité des trajectoires biographiques. Celle centrée sur le territoire a également reposé sur l’analyse urbaine de deux polarités festives (Chueca et Malasaña), afin de comprendre le fonctionnement des lieux. Enfin, celle qui concerne l’action publique a consisté en une enquête par entretiens semi-directifs auprès d’associations de riverains, de syndicats professionnels des établissements de loisir nocturne et de représentants institutionnels.

Les configurations urbaines nocturnes permettent de décaler le regard du chercheur habitué des configurations urbaines sous un prisme diurne. La nuit révélerait « d’autres manières d’être ensemble au monde » (Heurgon, 2005 : 52). Ces configurations sont interrogées, dans l’article, à partir de : (1) la formation d’une culture festive madrilène en lien avec les symboliques nocturnes espagnoles,  (2) les cadrages temporels et territoriaux des festivités nocturnes, (3) la formation du pôle festif de Chueca et (4) la fabrique d’une citadinité nocturne.

1- Une socio-histoire des nuits madrilènes, généalogie des festivités débridées

La nuit fait référence aux mystères, au tombeau et à la mort. Dès 1695, les marginalisés madrilènes devaient être enterrés dans l’obscurité. Le mariage nocturne – alors en prolifération en Occident – aurait été une menace pour le salut des âmes selon les autorités religieuses, menant à la fermeture des Églises la nuit. Or, si les sermons se terminent en soirée, seuls les prêtres, bourgeois et femmes dévotes peuvent s’y rendre. Ainsi, les contre-cérémonies du mariage, moments d’indécence clandestins, se sont poursuivis malgré la volonté de les prohiber. Il en a été de même pour les veillées nocturnes rurales, des moments de réunion communautaires pour travailler, causer et se divertir (prières, lectures à haute voix, jeux, etc.). Malgré tout, les mariages aristocratiques, puis ceux de la noblesse de robe, poursuivaient leur conquête du monde nocturne, le décor nocturne permettant une véritable mise en scène par l’utilisation de centaines de cierges. Des festivités nocturnes chrétiennes ont persisté du fait de cette théâtralité qui aurait une valeur pédagogique : mettre en exergue la pénitence où le feu symbolise les Enfers. De même, la magie nocturne s’articule au non-rationnel du religieux, avec la demande de guérisons et de miracles devant s’effectuer de nuit. Il faut cependant attendre le XVIIIe siècle pour que la pédagogie de la peur nocturne s’amenuise.

Dès la seconde moitié du XVIIe siècle, se sont développées les promenades vespérales à Madrid, donnant une coloration ludique aux nuits urbaines. Des gentilshommes se promenaient sur le paseo del Prado : de grands boulevards dessinés en forme de promenades plantées, soit des espaces aménagés pour la flânerie où le mot d’ordre est « voir et être vu ». Ces lieux sont également devenus les symboles des jeux de l’amour et des rendez-vous clandestins ou prohibés, tels les rendez-vous homosexuels. Nuit et transgression des normes, des règles de civilité, voire confusion des places sociales et contestations politiques, ne sont jamais très éloignées, tel que nous le rappelle la Noche triste (la nuit du 30 juin au 1er juillet 1520).

À la fin du XVIIIe siècle, l’investissement des espaces urbains de nuit se vit contraint par les autorités politiques. Un quadrillage policier fut mis en place et l’éclairage nocturne fut développé pour contrôler les couches populaires. D’autres services urbains - chassant l’indésirable - avaient lieu de nuit, tels les balayeurs (précédés de porteurs de torche) qui ratissaient les ordures jusqu’aux égouts. Cette corrélation entre nuit, dommages et nuisances a amené les juristes à s’y intéresser pour interdire le glanage (devenant un délit si nocturne), criminaliser les effractions nocturnes de domiciles, etc. Cette judiciarisation de la nuit remplace, à cette époque, les préceptes religieux pour peupler la nuit d’interdits. Or, les erreurs de perception du fait du caractère nocturne rendent difficile le repérage des fauteurs de troubles. Parallèlement, le fait de « sortir » s’est développé, notamment au sein du monde aristocratique. Le processus de sécularisation a permis le développement du libertinage intellectuel et des salons, tels les tertulias. Ces lieux de la critique littéraire, puis politique, sont le symptôme de la montée de la société bourgeoise intellectuelle, où la ville représente le centre des activités culturelles et politiques. D’autre part, des loisirs imitant les pratiques curiales se sont développés (théâtres, bals privés, etc.) : l’otium est devenu la règle, soit le divertissement au détriment du travail et du sommeil.

Le XIXe siècle prit naissance avec le soulèvement du Dos de Mayo (le 2 mai 1808). Cet événement historique déboucha sur la mise en place d’un État libéral et bourgeois, garantissant les droits individuels des citoyens. Pourtant, la recherche d’égalitarisation des conditions sociales n’était pas remplie : seuls les bourgeois avaient des intérêts privés convergeant vers la défense d’un intérêt commun, celui de la société civile. Les nuits ludiques firent leur chemin, avec notamment les cafés cantantes, lieux de spectacles musicaux où s’épanouit le flamenco. Accessibles à tous, ils permettaient une forme de mixité sociale d’apparence dans le divertissement qui se professionnalisait. Madrid comptait une soixantaine de cafés vers 1847, principalement dans les rues Toledo et Cava Baja, dont le Café del Principe. Un spectacle musical était proposé entre 20 heures et minuit pour les classes populaires, puis les bourgeois et les aristocrates venaient voir des vedettes et afficher leur pouvoir économique, soit un public plutôt masculin dans des lieux à la moralité douteuse et portée sur la sexualisation du corps de la femme. Le flamenquismo, une mode bourgeoise juvénile, se développa alors. De fait, la vie nocturne s’extériorisa et il en fut de même pour la prostitution. L’Espagne interdit l’ouverture des bordels au-delà de minuit lors de la saison chaude (réglementation de 1859) ; la ville se veut, à cette époque, pacifiée pour une nuit festive improductive à domestiquer.

Au début du XXe siècle, des réformes sociales (enseignement public et laïc, divorce, droits des travailleurs) et politiques (autonomie des provinces) sont lancées. L’art nouveau voit le jour (Sociedad de Autores, Ciné Doré) ainsi que des projets éclectiques (palais des Communications) et l’Amérique devient une source d’inspiration (gratte-ciels du Circulo, de Bellas Artes à l’immeuble de la Telefonica). Mais, la victoire du Front populaire aux élections de 1936 cristallise l’opposition antirépublicaine. L’Espagne est marquée par la dictature franquiste de 1939 à 1975. Franco adopte une posture protectionniste et isolationniste ; une censure sévère est de mise. Ce n’est qu’à la sortie de cette période – vécue comme une véritable libération – que les nuits urbaines festives ont pu s’épanouir. À Madrid, Enrique Tierno Galván est élu maire en avril 1979 et la Communauté Autonome de Madrid (CAM) est créée en 1982. La liberté d’expression est progressivement rétablie avec l’abolissement de la censure sur les films en février 1976 et des dispositions restrictives à propos de la presse, l’autonomisation de TVE, etc. Néanmoins, le taux de chômage est monté à 10 %, le taux d’assistance aux corridas est au plus bas, les résultats au football sont médiocres et le terrorisme frappe en 1979 (assassinat de 80 individus). Le « viejo profesor » va œuvrer pour le développement culturel via le mouvement de la Movida ; il va restaurer les fêtes de carnaval, créer les festivals d’été, repoudrer les fêtes de San Isidro et les fêtes de quartier. De nombreux centres culturels et bibliothèques sont ouverts. L’objectif est de redonner espoir, de surprendre artistiquement et de séduire. Les poètes Rafael Albertí, Jorge Guillén, Juan Larrea ; le philosophe María Zambrano ; l’historien Nicolás Sánchez Albornoz rentrent au pays, ainsi que le Guernica de Picasso le 10 septembre 1981.

Un souffle libertaire, de joie et d’insolence, s’empare de Madrid, notamment dans le quartier de Malasaña. La vie culturelle explose avec P. Almodóvar, I. Zulueta, Ouka Lele et García Alix, etc. Ces formes d’expression sont caractérisées par l’éclectisme, le cosmopolitisme, la dérision face au passé du franquisme, la méfiance face aux solutions politiques, l’instinct de fête, le droit à la frivolité et le recours au kitsch ludique. La société approuve des changements radicaux, tel le mariage homosexuel légalisé en 2005. Cependant, rétrospectivement, la Movida est souvent assimilée à la seule revitalisation de la fête nocturne, du rock et de la drogue. Cette vague culturelle va décliner vers 1986, à la mort de Tierno Galván et avec l’institutionnalisation de ses acteurs majeurs. L’élection en 1991 d’Alvarez del Manzano marque la volonté de faire cesser les excès, de ramener silence et bienséance. Bars et clubs de nuit sont réglementés, le botellón est interdit. Le mouvement culturel de la Movida est donc le symbole d’une époque faste, gravée dans la mémoire de la jeunesse mais sous des formes tronquées.

La Movida trouvera son ultime expression dans le pasotismo (« je m’en foutisme ») radical. La radicalisation du processus de modernisation a dû faire face, au XXe siècle, à l’opposition entre le leitmotiv du vivre ensemble et la survivance d’idéologies autoritaristes, faisant osciller les nuits festives occidentales entre le couvre-feu et l’orgiaque. L’éloge de la vitesse et les horreurs de la guerre vont donner à la nuit une toute autre couleur, symbole d’une déshumanisation et d’un chaos urbain. Puis se développeront les modes de consommation de masse et un certain cosmopolitisme, une ère de la fascination, la ville nocturne devenant un spectacle. Pour autant, la ségrégation socio-culturelle laisse entrevoir la misère urbaine et un humain moderne seul et aliéné. Un phénomène prend corps : la jeunesse se réserve l’espace-temps nocturne et se forme en « tribus » musicales, vestimentaires, culturelles, dans un espace urbain qualitatif. En parallèle, les industries de loisir nocturne fleurissent, ainsi qu’un événementiel plus ou moins formel et institutionnel, donnant une coloration de marketing urbain aux nuits festives occidentales.

2- Les cadrages temporels et territoriaux des pratiques festives madrilènes

Les sorties nocturnes oscillent entre convivialité et festivité, s’extériorisant des établissements marchands dédiés, devenant le symptôme d’une jeunesse en train de se faire. Tutenges (2009) note l’universalité du phénomène appelé binge drinking en Grande-Bretagne, bizutage ou biture express en France, botellón en Espagne. En étudiant des articles de la presse espagnole contemporaine (37 articles), le noctambulisme apparaît sous une représentation sociale positive, sauf quand il est entendu comme activité nocturne festive dans la rue. Ce sont les événements festifs institutionnels et les déambulations qui sont plébiscités. Les pratiquants sont également légitimés, notamment quand ils se divertissent dans des établissements de convivialité, mais rendus indésirables s’ils sortent dans la rue la nuit. Il est fait directement référence à la biture express et à ses conséquences.

De fait, les événements festifs organisés de manière institutionnelle ont une puissance émotionnelle collective, mais ils réfrènent les comportements considérés comme inadéquats, pour renforcer le sentiment d’appartenance identitaire à l’échelon administratif qui organise l’événement. Cruces Villalobos (1995) a analysé 700 articles de presse parus entre 1950 et 1977 à propos de l’organisation de trois événements majeurs à Madrid : le carnaval, les fêtes de San Isidro et de Paloma. Il indique qu’au sein des articles, l’action est construite comme un événement (le rédacteur devenant spectateur), avec une description avide de données chiffrées (public, incidents éventuels, etc.) pour comparer un événement à l’autre. La « masse » importerait davantage que le reste. Mais, dans ces descriptions, des invariants apparaissent telle la dimension traditionnelle (revaloriser des rituels pour assurer une continuité), un discours passant du registre descriptif au registre prescriptif pour promouvoir une certaine vision de la tradition, et la naturalisation du comportement festif.

L’éducation espagnole inclut cet esprit festif de soirée et fin de semaine, relatif à ses rythmes de vie spécifiques. En effet, les rythmes sociaux sont culturellement singuliers en Espagne. Le temps de sommeil est, en moyenne, de 8 heures 30 par jour, malgré la potentielle sieste (56,7 % des madrilènes déclarent ne pas faire de sieste selon une étude menée par Asocama). Ils se différencient par les horaires de coucher et de lever : quasiment la moitié des Espagnols s’endorment entre minuit et une heure du matin et 20 % plus tardivement (Withings, 2014), alors que les trois quarts des Français s’endorment avant 23 heures 30. En termes de temps de travail, les actifs espagnols ont un temps de travail hebdomadaire moyen d’environ 36 heures 18 (enquête Empleo del tiempo, 2011), soit 15 minutes de moins par jour qu’en 2003. De manière plus globale, la diminution du temps de travail est historiquement marquée : de 3.000 heures annuellement en 1840 à 1.500 heures, en moyenne en 2010 (Boisard, 2013). Le temps libre hebdomadaire est en moyenne de 34 heures (35 heures en France), mais les actifs disposent de 28 heures 20 en moyenne (27 heures en France), contre 38 heures 30 pour les étudiants. En semaine, le temps libre se déroule principalement entre 16 heures et 21 heures et 23 heures et minuit ; le creux horaire correspond au dîner plutôt tardif par rapport à d’autres cultures occidentales. Du vendredi au dimanche, davantage d’Espagnols déclarent occuper ces plages horaires comme du temps libre. Globalement, les hommes, les plus de 65 ans (puis les 18-24 ans et les 55-64 ans), les habitants de villes de moins de 10.000 habitants, les vieilles classes moyennes et ouvriers qualifiés sont ceux qui disposent de davantage de temps libre.

Le contenu du temps libre est spécifique en Espagne (Kesy et al., Eurostat, 2015). Les Espagnols, en termes de loisirs, déclarent aimer se détendre (57 %), faire ce qu’ils veulent (44 %), puis rencontrer des gens sympathiques (39 %). Il semble que la vision du temps libre en tant qu’otium ait pris le pas sur le negocium, soit un temps libre destiné à des activités passives de divertissement. Le temps dédié à la lecture, à la télévision ou à la radio a augmenté (3 heures par jour) (Empleo del tiempo, 2010). Il semble y avoir eu un report de la baisse du temps accordé à la vie sociale vers l’information et le monde de l’édition. Les Espagnols utilisent leur temps libre pour être avec leur famille (85 % du temps libre) et regarder la télévision (78 %) ; puis se promener (67 %), être avec leurs amis (65 %) et lire (53 %). Aller boire un verre d’alcool (copa) est cité par 33 % des répondants.

Selon l’enquête « Ocio Nocturno en la Comunidad de Madrid » (Dionisio, 2003), les sortants, les fêtards, sont majoritairement des hommes (63 % des répondants sortent au moins une fois par mois dans la CAM), résidant à Madrid et ayant moins de 28 ans (44 % ont moins de 30 ans). En effet, les étudiants et lycéens peuvent prolonger leurs soirées lors des vacances scolaires, du fait d’une disponibilité plus importante que les autres sortants de la même classe d’âge et d’une absence de responsabilités scolaires. Certains vivent jour après jour en fonction des moments festifs : dormir la journée et se réveiller l’après-midi pour débuter une soirée, un phénomène bien mis en lumière par le réalisateur Montxo Armendariz dans le film Historias del Kronen (1995).

De fait, les temporalités des sorties varient selon les catégories sociales, dont principalement le sexe et l’âge. Les jours de sorties sont majoritairement le samedi, puis le vendredi (pour 84 % et 66 % des répondants), face aux autres jours ouvrés peu fréquentés. Les plages horaires de sorties sont délimitées entre un début vers 20-23 heures (pour 62 % des répondants) et une fin de soirée entre 02-05 heures (pour 41 % des répondants). Néanmoins, les femmes déclarent terminer plus tôt leurs soirées que les hommes et, plus les interrogés sont âgés, plus leur soirée commence tôt et la durée de sortie diminue. Parmi les moins de 28 ans, un tiers déclare sortir environ une fois par semaine, et un cinquième plusieurs fois. Cette jeunesse est considérée comme problématique à travers les phénomènes de déviance, de socialisation ou de politisation (Feixa, Porzio, 2004). Mais, la « jeunesse n’est qu’un mot » selon les termes de Bourdieu (1978) : la jeunesse n’est pas qu’un âge biologique, mais une séquence dans une trajectoire de vie. Brito Lemus (1996) montre que la compréhension sociologique de la jeunesse doit passer par la déconstruction de cette catégorie en distinguant la définition biologique et la définition sociale. La jeunesse est un moment intermédiaire aux contours flous. En Espagne, le modèle de passage de la jeunesse à l’âge adulte correspond au fait de « s’installer » : fonder une famille après avoir obtenu un emploi stable, s’être marié et avoir acheté un logement.

Les sorties routinières semblent loin des mouvements collectifs prenant une tournure festive, tel el Día del Orgullo à Madrid (la Marche des fiertés LGBT). De fait, il s’agit d’un mouvement militant pour une visibilité politique et sociale, avec pour objectif d’obtenir une reconnaissance et des droits sociaux et civils. Mais, la dimension festive (prônant la joie, l’amour et la tolérance) prend le pas sur la dimension militante pour rendre attractif l’événement. Ainsi, ce type d’événement devient un support pour les festivités ordinaires des sortants, à la fois rejeté car faisant venir un public ne sachant pas faire la fête selon leurs dires (ne connaissant pas les bonnes manières de faire la fête) et attractif car menant potentiellement à un micro-événement qui fera l’objet d’un souvenir à raconter. La circulation de la drogue et des bouteilles d’alcool achetées au supermarché ou au chino (une épicerie de nuit tenue par des individus d’origine asiatique et dépannant quand les commerces sont fermés) est visible, le tout dans une ambiance de musique techno menant les marcheurs à danser. Donc, la dimension cérémonielle tend à perdre du terrain pour s’orienter vers une liesse populaire, transformant le centre de Madrid en un terrain de jeu pour un botellón légitimé par les autorités publiques, qui vont jusqu’à nettoyer chaque soir les places et rues adjacentes. Par conséquent, les événements urbains officiels sont des moments de rassemblements enjoignant à sortir et légitimés car gérés ou encadrés par les autorités urbaines. Mais, ils s’entremêlent à un cycle routinier de sorties en ville, à des trajectoires festives classiques.

À Madrid, dans la zone intra-périphérique (M-30) comprenant les sept districts centraux, les établissements festifs et de convivialité correspondent aux bars, aux bares de copas (semblables aux bars de nuit français, avec la vente de mixtures d’alcools forts avec des softs et une activité de danse prédominant) et aux discothèques. Les données sur ces établissements sont peu nombreuses et difficilement accessibles. Les pages jaunes espagnoles furent donc une ressource pour quantifier ces établissements. Il y a environ 1.290 bars, 160 bares de copas et 100 discothèques. Or, de 2008 à 2013, entre 60 et 100 discothèques ont fermé à Madrid (ProNoche, 2013). Il y a également environ 2.500 restaurants, bodegas et cafétérias, 240 cinémas, 30 salles de concerts, etc. La répartition des bars est relativement homogène, avec une prééminence du centre de la ville (notamment le quartier universitaire). Néanmoins, la localisation de l’offre festive évolue au cours de la nuit pour se polariser au niveau du Centro, ainsi que des districts de Salamanca, Chamberí et Chamartín. La fermeture tardive des bares de copas (3 heures) et des discothèques (fréquentées dès 2 heures, alors que les bars ferment), permet de noter une forme de concurrence entre ces deux types d’établissements et un renforcement de la centralité.

Cependant, il ne faudrait pas oublier d’autres pôles festifs, non référencés, à l’instar des espaces publics. Les berges du Manzanares ne sont pas investies la nuit, du fait de l’éloignement géographique par rapport au centre de la ville. Mais les places – après la fermeture des bars – font l’objet d’un investissement massif, au niveau des terrasses qui sont ramassées. Il existe un lien entre la géographie de l’offre des établissements festifs et des espaces publics. Face au conditionnement horaire des établissements festifs, les sortants mettent en place des tactiques : sortir du bar avec un verre en plastique pour continuer la soirée dans la rue, déambuler de place en place à la recherche de l’événement, etc. Plus rarement, la soirée continue entre les habitués, une fois le rideau de fer descendu, avec une musique moins forte. Il s’agit de prolonger la soirée au-delà de l’horaire réglementaire, de manière plus intime, faisant de l’établissement un prolongement du chez soi. Les soirées au domicile sont également plus rares à Madrid, du fait de la décohabitation tardive et des sanctions sévères en cas de niveaux de décibels élevés.

3- La constitution d’un pôle festif madrilène par un processus de gaytrification

La vie nocturne madrilène est sectorisée géographiquement par thématiques. Pour illustration, le quartier de Las Letras, notamment la rue Huertas, est réputé pour être un lieu où l’on écoute du jazz, du flamenco ou de la musique pop-rock, fréquenté par des sortants de tout âge dont des étudiants étrangers, touristes et personnalités du théâtre et de la télévision. Le quartier de Malasaña propose plutôt une fête où les airs rock des années 1980 ne sont jamais très loin. Les alentours de la place de Callao trouvent leur public nocturne désirant sortir en discothèque. Le quartier de Chueca est l’un des quartiers les plus festifs de la ville, s’adressant à tout type de générations et plutôt fréquenté par un public homosexuel.

À Chueca, la représentation d’une communauté gay – dans les travaux académiques et dans les mentalités collectives – prend les années 1990 comme point de départ (Boivin, 2013). Or, l’homosexualité était déjà présente dans ce quartier, mais de manière clandestine dans les cabarets travestis, les espaces mixtes (cafés « Gijón » et « Oliver », restaurant « Gades »), les espaces de prostitution masculine et transsexuelle et des espaces publics (cinémas, parcs, pissotières). Puis, le mouvement gay espagnol fonda l’association AGHOIS (Agrupación Homófila para la Igualdad Sexual) en 1972, époque où le projet de loi de « Peligrosidad y Rehabilitación Social » (06/08/1970) était envisagé, en désignant les homosexuels comme dangereux socialement. La dépénalisation de l’homosexualité et la légalisation des associations gays auront lieu en 1980, après la mort de Franco. Les premiers établissements de loisir à destination d’un public gay ont vu le jour dans les années 1980-1990, au moment de l’élection du maire Enrique Tierno Galván. Cependant, il aurait fallu attendre les années 1990 pour que le soutien des voisins et la reconnaissance du lieu soient présents : ouverture du café « Figueroa » en 1981 avec une politique d’ouverture et de tolérance pour sa clientèle, de la discothèque « Black and White » et du bar « Rimmel » dans les années 1990. Durant cette période, le quartier de Chueca était composé de cocaïnomanes, d’errants, de délinquants. D’ailleurs, la devanture du « Rimmel » a conservé son aspect fermé : aucune fenêtre ni vitrine, seule une porte en métal gris permet d’avoir accès au bar, signifié par un néon bleu et un drapeau LGBT, mais englouti dans une rue peu passante.

Cependant, un certain rejet du communautarisme aurait vu le jour ; le « ghetto commercial » – tel que nommé par Boivin – ne permettrait pas l’acceptation de la population LGBT dans la société globale. L’auteur montre que ce n’est qu’avec les « années Sida » que les commerçants ont réussi à s’unir autour de la question sanitaire, le collectif COGAM étant créé en 1986. Des bars, discothèques et saunas gays ont ouvert moins clandestinement. Surtout, les premiers commerces communautaires purent ouvrir de jour, tels que la librairie « Berkana », le café « XXX » ou le restaurant « El Armario ». Les descriptions du quartier Chueca deviennent alors positives, notamment autour de l’ambiance de ce quartier qui est associé à l’homosexualité. En 2015, le quartier de Chueca (une délimitation non-officielle car il fait partie, administrativement, du quartier Justicia) est l’un des plus denses de la ville en population résidente, avec un taux élevé de 30-44 ans à hauts revenus (54 % sont diplômés du supérieur dans le quartier Justicia contre 34 % dans la ville de Madrid). Le prix moyen du foncier au mètre carré est le troisième plus élevé d’entre tous les districts : 3.650 euros par mètre carré, contre 2.726 euros par mètre carré pour l’ensemble de la ville. Il s’agit du district touristique et culturel le plus ancien de la ville. Ainsi, en une décennie, ce quartier est devenu prospère économiquement et « tendance ».

Cependant, le processus de gentrification a homogénéisé le style de vie gay dans un quartier qui permettrait de « bien vivre ». Cette articulation entre l’homosexualité et la gentrification, dans un processus de réhabilitation urbaine, est nommée « gaytrification » par Giraud (2010). Il semble que la transformation de quartiers laissés pour compte et anciens débute par un double phénomène : la reconnaissance sociale, politique et symbolique de l’homosexualité dans les années 1980-1990 et l’implantation de commerces destinés aux homosexuels dans un/des secteur(s) géographiques restreints, formant un « milieu gay ». Puis, la transformation de ces commerces (donc des manières de consommer) aurait permis de rendre ces territoires attractifs pour les gays, mais aussi pour d’autres groupes de « gentrifieurs ». Le phénomène de « gaytrification » a permis l’embourgeoisement des résidents et le renouvellement du discours sur un prétendu vivre-ensemble, soit des formes d’usages policés de l’espace urbain.

Or, cette vision moralisante diurne est mise à mal lorsque la nuit tombe. Devenu un carrefour festif des locaux, banlieusards et touristes, les usages nocturnes à Chueca dépassent le cadre territorial des résidents qui dorment, créant des conflits de légitimité à propos de : l’activité de liesse festive face au désir de sommeil ; une festivité dionysiaque et gratuite face à une festivité conviviale et marchande ; un marquage territorial des fêtards par les tags, bruits, déchets, l’urine… dans la rue. Il s’agit des ambivalences entre un rythme de vie juvénile, masculinisé dans un espace urbain d’homonormativité, face à un espace urbain stérile et policé, un rythme de vie multigénérationnel et homogène, dans un espace urbain d’hétéronormativité. Au fur et à mesure de l’avancée dans la temporalité nocturne, la mixité sociale laisse place à un public jeune et masculin, où drogue et prostitution ont pleinement leur place.

Pour concilier les deux antagonismes entre fête et sommeil, des solutions sont envisagées : les commerces situés aux abords des places voient leurs terrasses s’amplifier pour remplacer les bancs publics et éviter les attroupements festifs (un objectif non réalisé) et des services de police sanctionnent sur place les jeunes s’alcoolisant hors d’un territoire marchand (bien que les revendeurs d’alcool informels encadrent ces territoires au cœur de la nuit). Aujourd’hui, dans la Communauté Autonome de Madrid, la législation interdit toute consommation de boissons alcoolisées sur la voie publique depuis la loi 5/2002 du 27 juin (« Ley sobre Drogodependencias y otro Trastornos adictivos », article 30) et quel que soit l’horaire. Ainsi se pose la question de la légitimité d’investir un espace urbain, en fonction des référentiels territoriaux de ses occupants face à ceux des résidents du quartier. Il s’agit d’une question de synchronisation et de désynchronisation des rythmes sociaux, où chaque partie revendique ses droits à la citadinité nocturne et à la mise en place d’un certain ordre social (un contre-ordre social nocturne face à l’ordre social diurne). Les résidents qui prolongent leur chez eux à leur voisinage immédiat sont en conflit symbolique avec les sortants qui mettent en place leurs propres codes dans ces territoires considérés comme appartenant à tous. De fait, les groupes impliqués luttent pour la reconnaissance légitime de leurs désirs.

Pour autant, la cristallisation autour de ce conflit d’usage de la rue a pour effet une régulation à double vitesse, en fonction de la formalité des événements. Ainsi, l’interdiction et la répression du botellón au quotidien sont levées lors de l’organisation institutionnelle d’événements d’envergure. Ceci est particulièrement visible lors de l’événement de l’Orgullo madrilène, durant une petite semaine au début du mois de juillet. Il est organisé par l’association MADO (MADrid Orgullo) depuis 1996, regroupant les entreprises et associations professionnelles LGBT de la Communauté Autonome de Madrid, ainsi que les associations LGBT via la fédération FELGTB (Federación estatal de lesbianas, gays, transexuales y bisexuales) et le collectif COGAM. Cela nécessite un travail de coordination et de collaboration préalable (avec notamment les associations de riverains), durant plusieurs mois. L’ampleur de l’événement a nécessité une forme de professionnalisation tant au niveau de la logistique que des questions techniques (mise en place du matériel, contrats passés avec les artistes, etc.), les autorités publiques prenant en charge l’aspect sécuritaire et le nettoyage, complétés par les organisateurs du MADO (une équipe de sécurité privée est embauchée). Cette professionnalisation fut rendue également nécessaire par les autorités publiques, afin d’obtenir leur soutien pour l’organisation de l’événement. Durant la manifestation à pied, les avenues principales traversées par des automobiles sont fermées à la circulation, laissant l’espace urbain aux marcheurs. Les retours sur investissement semblent intéressants pour l’image de la ville et les commerçants LGBT, du fait des dizaines de milliers de touristes.

D’un autre côté, l’ordinaire nocturne du quartier de Chueca est marqué par une attractivité résolument LGBT dans son offre commerciale, temporellement cadrée par l’ordonnance 1562 du 23 octobre 1998 (relative aux horaires des locaux de spectacles publics et d’activités récréatives, ainsi que des autres établissements ouverts au public). En fin de semaine et l’été, les horaires d’ouverture sont prolongés d’une demi-heure à une heure. Dans cette réglementation, s’imbriquent d’autres cycles, tels que les happy hours (les heures pendant lesquelles des boissons alcoolisées et non-alcoolisées sont vendues à tarif réduit). La majorité des exploitants ouvrent leur établissement en fin de semaine, du jeudi au dimanche, et la spatialisation des établissements de loisir nocturne homosexuels (sex-clubs gay, bars gay, quelques discothèques homosexuelles, bares de copas gay, bars lesbiens) et des lieux informels de rencontres (prostitution homosexuelle et transsexuelle) est concentrée au sein de quelques rues qui encadrent la plaza de Chueca. Ils participent à la création mentale du quartier de Chueca, au sein du quartier administratif de Justicia.

Cela ne signifie pas qu’il n’y ait que des établissements de convivialité et festifs nocturnes à destination de la population LGBT à Chueca. Cependant, c’est une véritable spécificité (ce sont surtout des saunas et sex-clubs gays qui sont présents dans d’autres quartiers, tels ceux de Malasaña ou Lavapiès). Les discothèques gays sont plutôt situées dans le quartier dédié, aux alentours de la place de Callao : « Revolución », « La Boîte », « El Strong », etc. Des spécificités sont visibles en fonction de la population visée (âge, type de musique diffusé, goûts individuels thématisés). Par exemple, les « bears » trouvent la majorité de leurs établissements autour de la place de Vásquez de la Mella avec des établissements reconnaissables par l’un des symboles de la « communauté bear », une partie de leur nom qui contient le mot « bear », le fait qu’un des membres de la communauté soit le vigile régulant l’entrée de ce lieu.

La production d’une « culture festive » madrilène a donc engendré la mise en place de nouvelles frontières discriminantes, soit des rapports sociaux de sexe, de genre, de classe, racisés et générationnels. Le quartier de Chueca – tel que celui du Marais à Paris – peut être considéré telle une « région morale », avec une répartition auto-ségréguée de la population des homosexuels en fonction de leurs goûts, intérêts et tempéraments. Park (1925), qui a conceptualisé ce terme, note qu’une « région morale » peut être un lieu de rencontres, et pas forcément le lieu de résidence. La différence, ici, avec l’analyse de Park est la concordance entre cette répartition homosexuelle et les intérêts économiques des commerces LGBT. Ainsi, c’est la concentration des potentiels de sorties et des rencontres entre pairs qui permet la formation d’une région morale homosexuelle.

4- Fabriquer sa place sociale : revendiquer une citadinité nocturne

Le motif principal de sortie correspond au fait de se divertir entre amis et de discuter, d’échanger. Les hommes et les plus jeunes déclarent majoritairement également rechercher des relations sexuelles. Il s’agit de pouvoir échanger avec un autre pour permettre l’arrivée de l’événement qui sera le souvenir de la soirée.

En contexte nocturne et festif, il est courant d’observer, dans la rue ou dans les transports en commun, des échanges entre des « étrangers » (au sens de Lofland, 1985). Ces échanges sont brefs (quelques minutes) et peuvent porter sur des éléments très divers : une boutade, un questionnement factuel de repérage (ou par rapport aux événements du soir), un jugement sur un fait, la demande d’un briquet, d’une cigarette, etc. Ces rencontres ont tendance à amoindrir la caractéristique anonyme de l’autre, pouvant mener à la connaissance d’une tranche de sa vie si la conversation se poursuit. La dimension culturelle joue, où ceux qui sont habitués à une « culture de rue » ont tendance à développer ce type de relations de sociabilité informelles. Il en est ainsi par exemple des espaces urbains sous la forme de places, investis la soirée et la nuit durant la saison chaude, moment quotidien plus agréable pour sortir. Plusieurs générations s’y retrouvent : tandis que les enfants jouent dans des parcs aménagés, sur des placettes, les parents peuvent manger et boire un verre en terrasse. En périphérie, les plus jeunes sont assis sur les bancs (voire par terre) ; ils boivent de l’alcool acheté au chino (l’épicerie de nuit) ou au supermarché, vivant ainsi un moment de sociabilité. Les échanges entre groupes sont dynamiques, le silence est prohibé. La prise de substances psychoactives et le contexte festif partagé peuvent engendrer une rupture des conventions de civilité diurne (relevées par Goffman, 1973, 2013), correspondant au droit à la tranquillité et à l’inattention civile.

Dans le contexte madrilène, Farnié (2006) explicite le fait de s’alcooliser dans l’espace public par la tendance occidentale globale à produire des structures auto-élaborées pour s’échapper des infrastructures. Les tarifs élevés dans les établissements de convivialité pour de l’alcool de mauvaise qualité, leurs rythmes et leur clientèle, ainsi que le mouvement de la Movida ne sont pas des raisons suffisantes. L’idée de l’alcoolisation en tant que critique face à l’industrie du loisir ou en tant qu’expression d’un mal-être juvénile n’est pas pertinente. Il s’agit plutôt d’une référence aux bacchanales comme exutoire face aux angoisses nocturnes, à l’ordre politique mis en place et à l’austérité à venir, via un trop-plein de nourriture et boissons, l’exubérance du travestissement, le vacarme, etc. C’est tout un corpus de normes sociales qui est transgressé, permettant de laisser exprimer son désir. Or, ce relâchement n’est pas aisé, il nécessite un long rituel difficile à effectuer seul. Il s’agit d’un processus de désocialisation diurne pour une socialisation nocturne alternative en collectif, pouvant rester inachevé et ne pas aboutir au désordre carnavalesque. La manière de consommer et la forme sont différenciées selon les catégories sociodémographiques. Ainsi, un passage est effectué entre une consommation liée au relâchement extrême et une consommation maîtrisée. Les degrés d’intensité de ces consommations varient également en fonction de la situation sociale et des dynamiques d’attraction festives, remettant en cause une vision exclusivement orientée vers la culture de la défonce.

Ces rencontres restent des relations de sociabilité constituant des « liens faibles ». Le fait d’échanger, quand bien même cet échange puisse être fructueux, ne se transforme que rarement en une relation plus durable. L’écart du système de valeurs, du mode de vie ou de caractéristiques identitaires à partager est trop important, la nécessité de se constituer de nouveaux amis n’est pas forcément ressentie. Pour autant, des inconnus peuvent interagir avec d’autres, par une sorte de cri d’ouverture à la relation, accompagné d’une boutade pour minimiser la rupture de la ritualisation conventionnelle. Cela peut être perçu telle une « offense », notamment si cette ouverture non-ritualisée est produite par un être considéré indésirable en cette situation sociale. L’indésirable est le cas par exemple d’un homme d’âge moyen, alcoolisé, solitaire et manquant de finesse (rappelant la figure de l’ouvrier misérable et alcoolique du XIXe siècle ou du sans-abrisme). Or, le respect de la face présentée collectivement implique que si un membre du groupe interagit sous une tonalité indésirable (du fait d’un excès de substances psychoactives, par exemple), il est raccompagné au domicile ou sommé de se reposer. Dans le milieu homosexuel, une autre figure peut subir ce type de discriminations : l’homme se présentant avec une gestuelle et des vêtements féminins, tout en ayant un gabarit corporel féminin (c’est-à-dire mince), est déprécié par des homosexuels et potentiellement traité de maricón à Madrid. La valeur dépréciative est relative à un détournement de la virilité (pouvant amener des hommes homosexuels à changer de vêtements entre leur lieu de résidence masculinisé et le milieu homosexuel afin d’éviter une agression).

Néanmoins, au-delà des rapports sociaux de sexe et de genre, d’autres critères entrent en jeu dans ce type d’interactions, tels que des rapports sociaux générationnels, de classe ou racisés, dans un motif de séduction érotisée. À Madrid, peut être notée une hyper-sexualisation tournée vers les personnes identifiées comme latino-américaines. Cela relève d’un nouveau type de racisme, engendrant – de la part des dragué(e)s – une perception plus agressive de la drague et un évitement du sentimentalisme (car ces personnes sont identifiées comme populaires et résidant en cité d’habitat social), sauf en cas de désir d’une relation sexuelle (où ils seront parfois traqués).

Ces rapports sociaux diversifiés sont visibles et renforcés par les affiches et flyers vendant les mérites d’une soirée. L’érotisation diffusée par l’image festive semble orientée vers ce qui fait l’objet d’une attirance sexualisée, de fantasmes, tout en reproduisant et contribuant à renforcer ces représentations. J’ai pu collecter un certain nombre de flyers distribués par les racoleurs de boîte de nuit qui donnent une vision tronquée, idéelle, de la clientèle et de l’activité festive. Ces racoleurs sont engagés par une boîte de nuit dans l’objectif de capter les flux piétons et de les attirer à l’intérieur ; ils sont sous un contrat précaire, consistant en un supplément pécuniaire face à un autre emploi. Ils vendent les prestations à l’intérieur de l’établissement par un tarif alléchant des consommations, dans une ambiance qui serait « incroyable » (en termes de musique, de clientèle, etc.). La relation de service est personnalisée en apposant sa signature et accompagnant les clients jusqu’à la boîte de nuit.

Deux éléments sont mis en avant sur les flyers : le nom de l’établissement et le corps (entier ou non) ; la mise en scène globale étant plutôt relative à l’événement qu’à l’établissement en soi. Le corps présente une identité et une attitude exprimées par l’établissement, à l’attention de la clientèle potentielle et ciblée, encourageant à adopter ses propres codes. L’ensemble des corps, dans chaque établissement, est mis en situation (par une mise en scène reflétant l’ambiance désirée) et en posture active, regardant le futur potentiel client droit dans les yeux, afin de personnifier la relation et de lui vendre un fantasme de sexualité. La ressemblance avec la clientèle désirée est basée sur divers types de rapports sociaux : de jeunes adultes (ayant l’âge d’entrer dans ces établissements mais faisant l’objet du fantasme juvénile), représentant une certaine sous-culture par les codes disséminés sur le flyer. Il s’agit d’une véritable invitation à l’érotique et au désordre urbain et festif publicisé.

L’espace public apparaît donc « masculinisé » et « hétéronormatif ». Cependant, des tactiques sont mises en place pour reprendre la main sur ce placement social. La musique et la danse constituent une mise en scène corporelle de ces hiérarchisations, appuyées sur le langage verbal de la présentation de soi stylisée par une forme érotisant les relations, où le choix du partenaire n’incombe pas à l’homme masculin. Pour autant, les agressions verbales constituent des rappels d’un manque de légitimité sociale de l’investissement des espaces urbains la nuit.

Conclusion

Face à ces festivités nocturnes en ville, des associations de riverains se sont structurées et sont présentes et visibles tant en face à face que sur Internet (sites, blogs, réseaux sociaux). Ainsi, la Asociación de Vecinos de Chueca (Madrid, district Centro) est devenue membre du réseau européen « Vivre la Ville ! » pour « le droit de vivre en ville, d’y dormir la nuit et d’y circuler sans entrave sur l’espace public le jour ». L’association des riverains du Centro se plaint plutôt des nuisances sonores dues au trafic routier, alors que l’association de Chueca se plaint des nuisances sonores dues aux sortants. Le point critique leur semble lié aux trajectoires festives, notamment au moment du choix d’un lieu de sortie. Ils indiquent aussi une potentielle perte de valeur foncière de leur bien immobilier.  De son côté, la Asociación de empresarios de ocio nocturno de la Comunidad de Madrid, « Noche Madrid », est le principal collectif de représentation des établissements. Il s’agit de défendre leur cœur de métier relatif aux loisirs et à la festivité nocturne. Ils soulèvent les problématiques de plaintes des résidents, la fuite de professionnels de la nuit et de sortants, l’interdiction de fumer dans les établissements, soit une pression financière, réglementaire et foncière.

L’origine du bruit, donc la question des responsabilités, est au cœur des débats. Il existe une confusion cependant politique entre le bruit lié à une activité sociale de festivité et le bruit lié à des activités économiques de loisirs qui sont concentrées en un espace restreint. Le bruit existe sans les bars, ils n’en sont pas les producteurs, mais des embrayeurs. D’un autre côté, les clients des terrasses produisent du bruit, tout autant que les jeunes dans la rue. Ici, les nuisances sonores – et la saleté – sont directement imputées au botellón, alors que le rapport qualité-prix des établissements et leurs politiques d’attractivité peuvent mener à des formes d’exclusion. La solution proposée est radicale à Madrid avec la mise en place en 2012 d’une Zona de Protección Acústica Especial (ZPAE) dans le district Centro. Cela permettrait d’établir une norme et de légitimer les plaintes des riverains en fonction du non-respect de cette norme acoustique. Mais, la norme vise les exploitants et non les sortants. Les sortants sont considérés comme responsables par les établissements, et vulnérables par le politique face à l’addiction, ainsi que potentiels fauteurs de troubles à l’ordre public. Ils sont donc sanctionnés par l’interdiction de consommer de l’alcool dans la rue, or, aucune voix ne leur est donnée dans la prise de décision politique (alors que les associations de riverains font du lobbying face aux partis politiques).

Il s’agit quelque peu d’une forme d’hypocrisie sociale et médiatisée d’une scandalisation face aux jeunes utilisant des drogues ou buvant de l’alcool, un phénomène non novateur mais ici davantage contrôlé et auto-contrôlé. Or, c’est un phénomène anthropologique, une sorte de rituel de passage intergénérationnel pour l’intégration sociale. Le mouvement culturel de la Movida a laissé des traces encore visibles, à travers une représentation sociale liée à la frénésie développée par la fin d’une longue dictature. Cependant la biture express amène à la responsabilisation des sortants et des industries d’alcooliers ; elle est contrôlée par une politique répressive. Il s’agit, pour les entrepreneurs de morale, de désigner un coupable sans chercher à comprendre la configuration d’un phénomène anthropologique et son historicité. Malgré une décentralisation politique avancée à Madrid, l’action publique en tant que sphère de négociation entre parties prenantes n’y a pas cours, la vie nocturne n’étant pas considérée comme une priorité. De fait, l’efficacité de la politique publique de la nuit dépend de la modernisation de l’action publique vers la mise en confiance, la création de mécanismes de coordination complexes (pour gérer une pluralité d’acteurs), l’innovation en termes d’instruments, la redistribution des pouvoirs et rôles entre les institutions, les opérateurs économiques et les citoyens. C’est surtout un projet politique replaçant l’usager au cœur des politiques publiques.

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Annexe : Matériaux principaux utilisés pour la recherche à Madrid

Entretiens

Nom

Fonction

Date

Lieu

Durée de l’entretien

Enregistrement

E. Benito

Président de la Asociación de Vecinos de Chueca

27/09/2012

Café à Chueca (Madrid)

00h45

Oui

Anonymat

Collectif d’exploitants NocheMadrid

06/08/2015

Cafétéria (Madrid)

00h50

Oui

E. Canosa Zamora

Professeure de géographie humaine à la UAM – Membre du Club de Debates Urbanos

06/07/2015

Café à la Latina (Madrid)

01h00

Non

Anonymat

Journaliste pour le périodique SomosChueca

09/07/2015

Espace de coworking à Malasaña (Madrid)

01h30

Non

J. Merino

Chef de projet au département de la jeunesse – Mairie de Madrid

XX/06/2015

Echanges en ligne

/

Non

Observations participantes en continu

Groupe

Ages

Activité professionnelle

Origine culturelle

Origine sociale

Spécificité

A

22-35 ans

Actifs junior

Espagnols

Classe moyenne

Territoire de sortie local et de centre-ville

B

19-24 ans

Etudiants ou actifs précaires

Amérique latine (2nde génération)

Classe moyenne basse

Déambulations – homosexuels et hétérosexuels

C

30-35 ans

Actifs junior

Espagnols

Classe moyenne haute

Résident en banlieue de Madrid

D

25-30 ans

Actifs

Français

Classe moyenne

Tourisme de court séjour à Madrid

+ des sorties épisodiques selon les rencontres et pour faire varier les profils d’usagers et lieux de sortie

Entretiens informels

Types d’interviewés

Durée

Lieu

Enregistrement

 

Exploitants, serveurs, dealers, clients, prostitués, jeunes dans la rue, gérants d’épiceries, etc.

Ponctuels ou en continu

Quartier de Chueca (Madrid)

Non – retranscription dans un carnet

Diagnostics urbains

Quartiers

Outils

Critères d’analyse

 

Chueca

Vidéo / Photos / Carnet

Ambiances / Mobiliers urbains / Usagers / Mobilités / Commerces

Malasaña

Photos / Carnet

Presse

9 articles

Terme noctambulismo

Analyse des représentations sociales

 

28 articles

Terme noctambulo

             

 

Pour citer cette ressource :

Florian Guérin, Les enjeux socio-urbains des nuits festives madrilènes. Fabriquer une citadinité nocturne, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mars 2019. Consulté le 21/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/civilisation/histoire-espagnole/societe-contemporaine/les-enjeux-socio-urbains-des-nuits-festives-madrilenes-fabriquer-une-citadinite-nocturne