Im Angesicht des Verbrechens (2010)
Une série de dix épisodes de 50 minutes, presque huit heures passées en compagnie des mêmes personnages, de Berlin à l’Ukraine, des bordels aux maisons de vacances, des villas de luxe aux petits appartements miteux. Dominik Graf filme l’éclatement d’une fratrie et nous livre un portrait en demi-teinte de la mafia russe berlinoise.
C’est d’abord l’histoire de deux destins aux trajectoires opposées. Stella le pressent d’entrée de jeu, lorsque dans un baiser elle glisse à l’oreille de son frère Marek: « Tu es devenu policier et j’ai épousé un Russe. Il n’aurait rien pu arriver de pire à notre famille. » (Du bist Polizist geworden und ich habe einen Russen geheiratet. Schlimmer hätte es die Familie nicht treffen können.). Après la mort de son frère Grischa dans un règlement de compte, Marek a choisi de rompre avec son milieu, quitte à se faire traiter de « Musar » (éboueur en russe) par sa famille et sa communauté. Les traits juvéniles de l’acteur Max Riemelt, sa blondeur, font de Marek un héros candide et malgré tout insondable, par son inexpressivité. Il est en permanence traqué par le souvenir de son frère disparu : les miroirs, les regards – chaque reflet le confronte et le renvoie à cet alter ego aussi sombre que lui est lumineux. La scène dans laquelle il tue le mac de Svetlana, l’amie de celle qu’il aime, marque une césure décisive : le corps à corps dans un étang au milieu de la forêt, dans une atmosphère fantastique, le met plus que jamais « face au crime » et à ses démons intérieurs. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si cette séquence a lieu au milieu de nulle part et surtout hors de la juridiction de la police allemande, autrement dit hors territoire et hors fonction. Cette parenthèse aux allures de rite de passage s’achève avec la friction à la vodka que lui prodiguent Lenka et sa grand-mère, chez qui Lenka et Marek font halte après avoir pu – un peu trop miraculeusement – échapper aux hommes à leurs trousses. Le jeune flic parvient cependant à ne pas se laisser happer par sa part d’ombre : sa foi en la justice institutionnelle, malgré ses dysfonctionnements, malgré les flics ripoux, l’emporte finalement sur le désir de venger la mort de son frère. Stella, jouée par la magnifique Marie Bäumer, veut quant à elle faire table rase du passé. Cédant aux attraits d’une vie de luxe, elle a toujours fermé les yeux sur les affaires louches de son mari, Mischa. Son amour pour son frère Marek la met pourtant en conflit avec elle-même. Par ailleurs, elle ne supporte plus le rôle décoratif, conventionnel que lui a assigné Mischa, ni l’affront qu’il lui fait régulièrement subir en invitant sa maîtresse dans leur restaurant, l’Odessa. C’est à tout autre chose qu’aspire la jeune femme : être associée aux activités de son mari, partager avec lui sa part obscure. Elle n’accède à cette place qu’à la mort de son époux, enfin confirmée dans son amour pour lui et assumant ses choix de vie.
La scène originaire de l’assassinat de Grischa, la rencontre surnaturelle de Marek et Lenka dans l’eau, les déhanchements lascifs des danseuses du King George – les événements et les épisodes sont tissés ensemble à coup de réminiscences musicales lancinantes et de leitmotive visuels obsédants. Pris dans des réseaux familiaux, économiques, linguistiques, religieux et même magiques, tous les personnages sont reliés. La narration prend appui sur ces liens et les amplifie. Le spectateur est sans cesse bombardé des mêmes images d’événements passés, présents ou à venir. Graf pratique la prolepse et l’analepse avec une rare maestria : la scène d’amour entre Stella et son mari Mischa joue sur l’anticipation et la remémoration – les images, séparées à l’écran, des personnages, de part et d’autre de la chambre, alternent avec leur étreinte amoureuse sur le lit, entre affrontement et attraction fatale, dans le souvenir heureux et moins heureux de toutes leurs autres étreintes… Le soin apporté au montage, esthétisant, la force des symboles, le caractère onirique et poétique de certaines scènes, contrastent sans cesse avec les images et les couleurs crues, brutales, qui rappellent le style documentaire. Les peaux brillent, les ventres pendent, le sang gicle ; la grisaille domine, le quotidien terne et morose des héros et des commissariats est montré sans fard.
On peut être particulièrement reconnaissant au réalisateur, qui relève le défi de faire parler de bout en bout ses protagonistes en allemand, en russe – ici comme langue véhiculaire, représentante de toutes les langues de l’ancien bloc de l’Est – et en yiddish. La langue est une vraie frontière, ouverture et fermeture : les transitions linguistiques manifestent les passages d’un espace communautaire et social à un autre en même temps qu’elles les délimitent. Marek est né et a grandi en Allemagne, il s’exprime en vrai Berlinois. Il parle yiddish avec ses parents, Juifs originaires de Lettonie, mais allemand avec sa sœur. Sa maîtrise impeccable du russe et de l’allemand le font s’immerger et circuler sans difficultés dans des cercles parfaitement antagonistes, des bureaux de police à ce village reculé d’Ukraine d’où vient Lenka. Tel un immigré reconnaissant qui veut s’assimiler, Andreï, le rival de Mischa, se fait un point d’honneur à parler l’idiome du pays dont il est l’hôte. Il pousse la farce en allant jusqu’à contraindre ses prostituées ukrainiennes à en faire de même. Stella, malgré son fort accent, s’est éloignée de sa langue maternelle. C’est seulement à la fin, au moment où elle choisit d’assurer elle-même la relève de Mischa, que le russe se réimpose à elle avec la clarté d’une évidence. Ce travail approfondi sur les langues, la réflexion sur l’espace qui s’ensuit, permettent à Graf d’esquisser avec une subtilité extrême les logiques identitaires d’intégration, d’acculturation et d’exclusion d’une communauté immigrée qui s’est soudée autour du crime.
Pour citer cette ressource :
Marie-Laure Durand, Im Angesicht des Verbrechens (2010), La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mai 2012. Consulté le 22/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/allemand/arts/cinema/im-angesicht-des-verbrechens-2010-