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Ali Farah, «Madre piccola» (2007)

Par Anna Eberle : Agrégée d'italien, doctorante - Université Paul-Valéry de Montpellier
Publié par Alison Carton-Kozak le 01/09/2022

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Fiche de lecture du roman ((Madre piccola)) d'Ali Farah, publié en 2007 aux éditions Frassinelli.

Cristina Ubax Ali Farah est une écrivaine née à Vérone en 1973 d’un père somalien et d’une mère italienne. À trois ans, elle se rend à Mogadiscio en Somalie où elle vit jusqu’en 1991, année du début de la guerre civile, pour ensuite fuir en Hongrie et arriver en Italie, d’abord à Vérone puis à Rome en 1997.

Le roman Madre piccola sort en 2007 et il est selon Caterina Romeo un des textes les plus significatifs de la littérature postcoloniale italienne : "Incentrato sulla memoria e sulla sua conservazione e trasmissione, questo è il romanzo della diaspora somala per eccellenza" ((C. Romeo, Riscrivere la nazione. La letteratura italiana postcolonialeFlorence, Le Monnier-Mondadori, 2018, p. 37.)). Ce texte polyphonique fait de nombreuses références historiques à la dictature de Siad Barre en Somalie, à sa chute, à la guerre civile et à la diaspora qui s’en est suivie. La narration, toujours à la première personne, suit les récits des deux cousines, Barni (sage-femme ayant immigrée en Italie à l'âge adulte) et Domenica-Axad, ainsi que du mari de la seconde, Taageere, et parle de la vie des communautés somaliennes en diaspora dans différentes parties du monde. Madre piccola raconte le destin de Domenica-Axad, une femme "métisse", fille de mère italienne et de père somalien (comme son autrice). Son déménagement abrupt de Mogadiscio à Rome à l’âge de dix ans l’arrache de la Somalie et de son père, la laissant dans une crise identitaire profonde. Domenica-Axad, révèle dès le début du roman l’intention de son récit : "Sono il filo sottile, così sottile che si infila e si tende, prolungandosi. Così sottile che non si spezza. E il groviglio dei fili si allarga e mostra, chiari e ben stretti, i nodi, pur distanti l’uno dall’altro, che non sciolgono. Sono una traccia in quel groviglio e il mio principio appartiene a quello multiplo" (p. 1).

Les fils sont les destins de tous les personnages qui composent ensemble la diaspora somalienne, autant de voix qu’Ali Farah recueille dans son roman. Les récits sont majoritairement des récits de femmes (il n'y a qu'un seul narrateur masculin) qui racontent leur intimité dans le but d’une transmission : les femmes racontent l’intime à travers des récits de soi qui peuvent prendre la forme de lettres, d'entretiens, d'enregistrements sur des cassettes, qui ont une valeur thérapeutique et salvatrice.

L’exigence de se raconter est souvent le premier pas vers une affirmation de sa propre existence qui passe par une compréhension de soi. Une affirmation qui prend un sens très politique lorsqu’il s’agit de subjectivités silenciées comme les femmes noires immigrées, exclues de l’espace public et médiatique. L’absence du père pour Domenica-Axad, qui a vécu son déménagement en Italie comme un véritable traumatisme, a d’autant plus de conséquences qu’en tant que "métisse", elle se retrouve seule à affronter sa situation de femme somalienne "racisée" en Italie sans son père somalien, sans personne qui puisse continuer à lui parler en somalien, sans plus aucune référence à sa culture d’origine. Le roman se concentre sur la crise identitaire que vit Domenica-Axad qui n’a pas su, seule avec sa mère italienne blanche, continuer de cultiver sa double appartenance.

Domenica-Axad ouvre le roman en racontant son enfance à Mogadiscio à hauteur d’enfant tandis que Barni, désormais adulte et vivant à Rome, se confie dans le cadre d’un entretien avec une journaliste qui fait un reportage sur les Somaliens vivant à Rome. Dans les deux récits, le registre très oral caractérise une narration désordonnée, et le style décousu de l’écriture de Domenica-Axad semble refléter son état d’esprit : "Se ti dicessi quando è tutto iniziato. Quest’aeroporto, in questa città, e Libeen accanto a me. Trauma di guerra, sentieri intrecciati. Se ti avessi incontrata prima. Ma no, era questo il momento. Il principio : follia di smarrimento. Storia che avevo rimosso, di tante separazioni" (p. 97). 

La maternité est un thème central dans ce roman, comme nous en informe le titre Madre piccola. Cette expression évoque une réalité très prégnante pour les Somaliens et les Somaliennes puisqu’il s’agit de la traduction italienne de "tante maternelle", qui fait allusion à la fonction qu’assument en temps de guerre les sœurs, les cousines, les amies de la famille, en prenant en charge les enfants des autres. En effet, la maternité dans ce roman est entendue au sens large et désigne tout autant les liens biologiques que ceux choisis entre deux générations de femmes. Celle qui incarne ce rôle de la "petite mère" est la protagoniste Barni qui, par son métier de sage-femme, est quotidiennement au contact de la maternité.

À la fin du roman, c’est de nouveau l’expérience de la maternité qui provoque les retrouvailles des deux cousines des années plus tard à Rome. Domenica Axad est enceinte de Taageere et cette grossesse lui permet de retisser le lien avec sa cousine Barni qui deviendra sa habaryar ("petite mère"), donnant ainsi suite à la sororité qui les avait liées enfant. Celle qui se définit comme "eccentrica e indefinita" (p. 245), trouve dans la maternité la voie d’une réconciliation entre ses deux moitiés (somalienne et italienne). En effet, pour ne pas continuer à souffrir de son métissage, Domenica-Axad souhaite donner à son fils toutes les clés pour accepter son identité plurielle. Elle retourne vivre en Italie et pour contrebalancer et équilibrer la naissance de son fils en Italie, elle le fait circoncire afin qu’il puisse aussi avoir accès à son identité somalienne et musulmane : "quello che ho deciso è stato per non impedire a mio figlio di appartenere. Io dovevo segnare questa appartenenza sul suo corpo" (p. 258). Un autre choix symbolique est celui du prénom de l’enfant – les noms ayant toujours une symbolique très forte dans ce roman, les deux prénoms Domenica-Axad indiquant les deux identités de la protagoniste – : "Ora che è nato mio figlio ho finalmente riempito il vuoto. Il bambino si chiama Taariikh, come mio padre, perché la storia si rinnovi. Sarà di buon auspicio" (p. 257). 

 

Pour citer cette ressource :

Anna Eberle, "Ali Farah, «Madre piccola» (2007)", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), septembre 2022. Consulté le 26/04/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/litterature/bibliotheque/ali-farah-madre-piccola-2007

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