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Entre requête et chant d’espérance : l’horizon de la prière chez Thomas Becon

Par Christian Jérémie : Maître de conférences - Université Jean Monnet, Saint-Étienne
Publié par Clifford Armion le 08/11/2011

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Thomas Becon, (1512-1567) Réformateur anglais de l'Eglise d'Angleterre, persécuté par Henri VIII, emprisonné puis exilé sous Marie, était réputé à son époque comme prédicateur, catéchète, et auteur de prières. Ses textes recèlent une grande maîtrise rhétorique et un certain art du bien dire, sa prose étant quasi poétique. Il déclare qu'on ne s'adresse pas à Dieu n'importe comment, et qu'il faut user d'un langage choisi. C'est pourquoi ses prières peuvent paraître d'authentiques camées littéraires, témoignant d'une foi inébranlable dans le salut gratuit offert par Dieu à ses élus par les souffrances, la mort, et la résurrection de Jésus Christ.

Cet article est issu du recueil "La Renaissance anglaise : horizons passés, horizons futurs" publié par Michèle Vignaux. Le recueil est constitué de travaux menés dans le cadre de l'Atelier XVIe-XVIIe siècles, organisé de 2008 à 2010 pour les Congrès de la SAES (Société des Anglicistes de l'Enseignement Supérieur) qui se sont tenus à Orléans, Bordeaux et Lille, respectivement sur les thématiques de « La résurgence », « Essai(s) » et « A l'horizon ». 

On pourrait croire que la prière est une activité personnelle, mue par une inspiration personnelle, selon des circonstances personnelles qui ne regardent que soi ou ses proches, à l'horizon de laquelle se dessine une requête personnelle. En réalité, ce n'est pas exactement le cas. La prière, selon sa formulation et son contenu, véhicule une certaine conception de l'Église, du salut, du péché, de la grâce, bref, des grands points de la doctrine chrétienne. La prière met en évidence un consensus, un mode de pensée et de vie partagé par les membres d'une même Église : à ce titre, elle est loin d'être personnelle. La prière est un genre, codifié non pas par des règles d'écriture, mais par des règles ou des considérations qui sont d'ordre idéologique et ecclésiologique, ou doctrinaire.

En tant que genre, la prière présente une requête, en termes choisis, car il s'agit d'être convaincant, et de faire en sorte d'obtenir ce qu'on cherche. La rhétorique se profile ainsi à l'horizon de la prière.

Cependant, si les tentatives de convaincre mettent en jeu des techniques d'argumentation qui sont avérées dans la rhétorique classique, dans la prière, la requête ne se présente pas sur le mode résolument argumentatif, mais sur un mode qu'on peut préférer appeler oratoire. La prière est une oraison. Elle a quelque chose de beau ou de poignant. Elle s'adresse peut-être moins à l'intellect et à la raison qu'au cœur et à la sensibilité. A l'horizon de la rhétorique précative se profilent plutôt les techniques du movere, jouant sur la palette de l'émotion et de la sensibilité. Faut-il dire qu'on cherche dans la prière à ce que le lecteur soit convaincu (de l'opportunité de la requête), ou à ce qu'il y soit sensible ? Certes, ces deux tentatives vont de pair.

Or le destinataire de la prière est censé être Dieu. On voit tout de suite la difficulté. Dieu doit avoir de très bonnes oreilles pour entendre de là-haut ce qu'on lui murmure ici-bas, d'autant plus que bien souvent, la prière se récite du bout des lèvres, ou se fait en silence. Dieu doit chausser de bien bonnes lunettes pour lire un texte qui doit lui paraître si petit du haut de son trône céleste. Car, si la prière est imprimée, c'est pour être lue ; mais lue par qui ? Par Dieu, ou par des lecteurs censés s'imprégner de l'esprit dans lequel la prière a été conçue ?

Quoiqu'il en soit, un début d'analyse de ces deux éléments de la prière que sont la requête et l'appel à Dieu, chant d'espérance, peut révéler la base commune entre le discours oratoire et la prière, ainsi que le caractère spécifique de l'esthétique de la prière. Car un des horizons de la prière, c'est aussi l'art. L'art de convaincre, et l'art de bien dire.

Quatre étapes s'imposent ainsi pour cette étude : d'abord la question de l'identité et de l'appartenance de l'auteur. Qui prie ? Puis les textes : qu'est-ce qu'écrit Becon, et pour qui ? Enfin : quelle est sa théorie, et quelle est sa pratique ?

1. Qui

Qui est donc l'auteur d'une prière ? Est-ce l'autorité d'Église, la personne qui rédige le texte afin que d'autres s'en servent pour s'adresser à Dieu d'une manière appropriée ? Dans ce cas, la personne qui écrit ne s'adresse pas à Dieu : elle ne fait pas une prière mais une page d'écriture. Elle a donc tout intérêt à faire autorité non seulement en matière d'Église, de piété, de doctrine, mais encore, et surtout, à savoir bien écrire. Par conséquent, cet auteur n'est pas en situation d'oraison, mais en situation d'écrivain. Becon s'était lui-même posé la question de savoir dans quelle mesure ce n'est pas Dieu lui-même qui dicterait la prière. Après tout, l'oraison dominicale a bien été transmise par Jésus lui-même, selon les Évangiles.

Il existe une autre situation : celle de l'orant. La relation de l'auteur et de l'orant, lorsqu'il s'agit de deux personnes différentes, n'est pas exactement la même que, sur le plan musical, celle du compositeur et de l'interprète, mais elle lui ressemble. Cette personne, l'orant, s'approprie le texte de la prière, tout comme d'autres peuvent aussi le faire, sans pour autant être accusée de plagiat. Le texte est propriété commune, et figure dans un recueil, dans un livre de prières communes, un Book of Common Prayer. Ces textes ne sont plus dès lors propriété individuelle d'un auteur particulier mais ils se fondent en Église : ils tissent la trame d'une communauté. Ils ont une fonction identitaire de communion, (on parle en effet de la Communion anglicane), ils définissent une appartenance. Avoir recours à ces textes pour prier, c'est aussi s'inscrire dans un mouvement confessionnel, c'est reconnaître son appartenance à une Église, en même temps que s'adresser à Dieu. Mais ne dit-on pas : « Hors de l'Église, point de salut ? » Dans ces conditions, la formulation de la prière ne véhicule-t-elle pas un contenu doctrinal, une forme de propagande, ou de didactique, susceptible de formater, ou de former, les esprits des lecteurs, pas forcément à leur insu, d'ailleurs ?

L'existence même de recueils de prières à usage personnel, le Primer d'Édouard VI par exemple, témoigne du caractère communautaire de la prière pourtant dite privée (private prayer.) Ces recueils en effet rassemblent une communauté de lecteurs autour d'un corpus commun. Ces prières, qu'elles soient issues du Book of Common Prayer ou du Primer, servent en quelque sorte de chant de ralliement, autant que de chant d'espérance. Réciter ces prières, mêmes dites « privées », c'est quand même s'inscrire dans la même pratique, dans le même exercice, et faire usage des mêmes mots que son prochain. C'est pourquoi une prière personnelle soude les références d'une communauté de manière très efficace. Le Primer, pour autant qu'il s'insinue dans la vie privée, dans la cellule domestique, est peut-être encore plus insidieux, ou efficace, que le Book of Common Prayer pour unifier l'Église autour de valeurs ou de pratiques communes.

De ce côté obscur de la prière, son potentiel didactique inavoué, autre horizon insoupçonné au départ, les auteurs des prières eux-mêmes en sont-ils conscients ? Jusqu'à quel point d'ailleurs, non plus la lecture, mais l'écriture d'une prière n'est-elle pas de l'auto-persuasion ? Il reste tout de même que, si la prière est censée s'adresser à Dieu, elle est d'abord écrite par un homme, puis ensuite lue par un lecteur qui n'est, lui aussi, qu'un homme. Ou une femme : les recueils de prière de Catherine Parr en témoignent. Les dédicaces des prières de Becon en témoignent également.

2. Pour qui

Certains textes de Thomas Becon sont disponibles sur Internet gratuitement. Les premières éditions peuvent être consultées sur EEBO. Les éditions les plus récentes datent des années 1960 et sont des reprints de l'édition des œuvres complètes de Becon réalisée par l'illustre Parker Society au XIXe siècle. Le corpus qui a servi à cette étude est indiqué en bibliographie, référencé en corps de texte. Deux des recueils de Becon sont dédiés à des dames de la famille Seymour, l'un à la mère, l'autre à la fille.

À la mère, la Duchesse Anne de Somerset, est dédié The Flower of Godly Prayers, very necessary to be used of the faythfull Chrystians in these our dayes for the safegarde, health and comfort of all degrees and estates, composé en 1550. Le titre est suggestif de l'intérêt caractéristique chez Becon pour l'universalité sociale, ce qu'il appelle « degrees and estates ». L'emprise de la morale de la Danse Macabre sur les esprits de l'époque n'est pas loin.

À la fille, Jeanne, est dédié un recueil de 1538 intitulé : The gouernaunce of Vertue, teachinge all faithfull Christians, how they ought daily to leade their life, and frutefully to spend theyr tyme, unto the Glory of God, and the healthe of theyr own soules. L'intitulé là encore est très instructif : il dément l'opinion selon laquelle il aurait fallu attendre le XIXe siècle, avec Wesley et le méthodisme, pour déclarer que la santé de l'âme passe par l'exercice (« frutefully to spend theyr tyme ») de bonnes œuvres ; ou, plus simplement, selon laquelle le protestantisme réfuterait la nécessité des bonnes œuvres. Les opinions simplistes cachent des vérités indicibles. On sait que Jeanne Seymour était la troisième femme du roi Henri VIII. Elle supplanta Anne Bolein, dont elle était dame d'honneur, en 1536. Elle est morte deux jours après avoir donné naissance à son fils Édouard, en 1537. Son frère, Thomas, Lord Dudley, fut nommé régent par Henri VIII pendant la minorité d'Édouard. Ses maladresses l'envoyèrent à la Tour, où il fut décapité par ordre d'Édouard VI en 1549. Il avait aspiré à la main d'Élisabeth. Il avait épousé Catherine Parr, veuve d'Henri VIII. La relation de Becon avec cette famille n'est pas anodine.

Le Pathway unto Prayer, originellement composé en 1542, fut dédié par la suite à une Lady Anne Grey. Il peut s'agir de la tante de Lady Jane Grey, si cette Anne était bien la troisième fille de Thomas Grey, Deuxième Marquis de Dorset, un des lords qui signèrent la lettre adressée à Clément VII par Henri VIII sur la question de son divorce, ainsi que la condamnation de Wolsey. Le fils de Thomas Grey, Henry Grey, lui succéda en 1530. Il fut exécuté sous Marie en 1554 parce qu'il avait pris part à la rébellion de Wyatt, et non pas parce qu'il avait soutenu le droit de sa fille Jane au trône d'Angleterre : en effet, il désavoua ce projet et la reine Marie lui offrit le pardon. La « reine de neuf jours », Jane Grey, née en 1537, était la fille aînée de Henry Grey, d'abord Troisième Marquis de Dorset puis Duc de Suffolk en 1551. Henry Grey avait épousé la fille de Charles Brandon et de Marie, sœur cadette d'Henri VIII. Jane Grey était donc la petite-fille de Marie, et l'arrière-petite-fille d'Henri VII. Elle fut décapitée par la reine Marie Tudor, fille d'Henri VIII, en 1554. La sœur d'Henri Grey, cette Anne Grey, était en réalité sa demi-sœur, car elle était issue du mariage de son père Thomas Grey avec sa deuxième femme, Margaret Wotton. Donc cette Anne Grey-là était la tante de Lady Jane Grey.

Il est aussi possible que la personne à qui Becon dédie son traité fût la fille du Premier Marquis de Dorset, prénommé Thomas lui aussi, et donc la sœur du père d'Henry Grey, et donc non pas la tante mais la grand-tante de Lady Jane Grey.

Le quatrième recueil de Becon s'intitule le Pomander of Prayer. Composé avant 1553, cet ouvrage quatre fois réédité fut dédié par Becon à la Princesse de Clèves. La dédicace apparaît dans l'édition folio de 1564. Anne de Clèves est morte en 1557. Il n'y a pas trace aujourd'hui de l'édition contenant la dédicace primitive.

Les choix que fait Becon de ses dédicataires parmi les grandes familles de son époque est l'indice de l'intérêt que ces traités présentent à ses yeux bien sûr, mais aussi de la reconnaissance publique de leur qualité intrinsèque : on ne dédie pas un traité quelconque à un personnage important. L'Église ne s'y est d'ailleurs pas trompée en reconnaissant le talent de Becon à rédiger des prières, au point d'en faire figurer un bon nombre, (dix prises dans le Flower et trente-deux dans le Pomander,) dans un recueil officiel, le Primer d'Édouard VI de 1553.

Toutes ont en commun de refléter une vision de l'ordre social et domestique. Les dix prières du Flower portent sur les degrés de la hiérarchie sociale : For the King. For the King's Council. For Judges. For Bishops, spiritual Pastors, and Ministers of God's word. For Gentle men. For Landlords. For Merchants. For Lawyers. For Labourers and men of occupations. For Rich Men. For poor people.

Du Pomander proviennent les trente-deux prières suivantes, qui ont un caractère plus domestique, portant sur les éléments de la famille au sens restreint ou au sens large de la maisonnée : The prayer of a true subject. For Fathers and Mothers. Of Children. Of Masters. Of Servants. Of Maids. Of Single Men. Of Husbands. Of Wives. Of Householders. Of all Christians. For the grace and favour of God. For the gift of the Holy Ghost. For the knowledge of ourselves. For a pure and clean Heart. For a quiet Conscience. For Faith. For Charity. For Patience. For Humility. For Mercifulness. For true Godliness. For the understanding of God's word. For a life agreeable to our knowledge. For the health of the Body. For a good name. For a competent [c'est-à-dire, « qui ne manque rien du nécessaire »] living. For a patient and thankful heart in sickness. For strength against the devil, the world, and the flesh. For the help of God's holy angels. For the glory of heaven. A Thanksgiving unto God for all his benefits.

Ces prières du Pomander portent sur les états de la société et non plus sur les degrés de la hiérarchie sociale. Par exemple, elles prennent en charge les paroles que telle ou telle personne devrait prononcer selon sa situation personnelle dans le monde, et indépendamment de sa responsabilité ou de sa place dans la hiérarchie, comme les jeunes filles, ou les jeunes gens, les époux ou les épouses, et leur servent de modèle. Elles ont aussi une portée plus individuelle, qui justifie leur place dans un recueil officiel de Private Prayers. Par exemple, For the knowledge of ourselves. For a pure and clean Heart. For a quiet Conscience. For the health of the Body. For a good name. &c.

Ordre social, place dans le monde, qualités morales : ces prières déclinent une éthique chrétienne, ce que Becon appelle la vocation. L'ordre social et la place qu'on y occupe ont quelque chose de sacré parce qu'ils reflètent une volonté divine. L'état de la société n'est pas indifférent à Dieu. Une théologie du commonwealth se lit en filigrane. Ce thème récurrent dans la pensée de Becon apparaît aussi dans ses écrits théoriques sur la prière.

Ainsi, le Pathway unto Prayer expose les objets de la prière, sa nature, et les circonstances attenantes. Que faut-il demander quand on prie, qu'est-ce qu'une prière, dans quel état d'esprit faut-il prier, existe-t-il des lieux ou des moments requis pour prier, et quelle est la bonne manière de prier ?

I have therefore in this my treatise following declared what prayer is, wherefore it serveth, and unto what end we should use it. I have also declared of what virtue and strength the true and christian prayer is, and how we should prepare ourselves to prayer, that we may pray aright and according to God's pleasure. And forasmuch as some men are of so scrupulous, I had almost said, superstitious conscience, that they think no prayer to be heard but that only which is prayed in the church or some other sacred place, as they call it, I have declared both by scriptures and ancient doctors in what place it is useful to pray. Again, I have shewed after what manner men should pray, that God may accept their prayer, and for what things they should pray, yea, and at what time. (Parker I, 1843, 128)

3. Théorie

Que Becon consacre une bonne partie de ses exposés sur les objets adéquats de la prière s'inscrit dans une démarche de lutte contre la superstition et la magie. La prière en effet ne se confond pas avec l'invocation, elle n'est pas une pratique magique. Il ne s'agit pas d'invoquer les forces occultes ou divines pour obtenir satisfaction de nos désirs en utilisant des formules verbales appropriées. La prière est au contraire une manière de se placer sous l'autorité et la bienveillance de Dieu, car il s'agit de ne rien demander pour soi-même ou pour le compte d'autrui qu'autant que cela entre dans le cadre de la volonté de Dieu.

Becon écrit dans le Pathway :

That petition therefore is not lawful nor righteous, which hath a respect more to private advantage than to public utility: as if a physician should pray that many might fall sick, or they that are sick might so continue long, that he might have the more advantage; or if an heir did pray that his parents might die shortly, that the heritage might quickly chance unto him; or if a wicked soldier did desire that many temples might be spoiled, and divers honest men robbed, that he might come home loaden with preys and robberies. (Parker I, 1843, 167)

Souhaiter obtenir satisfaction des désirs de la chair procède d'une nature charnelle et ne procède pas de l'esprit. De tels objets de prière témoignent d'un aveuglement, d'une incompréhension grave de l'homme qui n'est pas inscrit dans le dessein de Dieu. Becon ne le dit pas explicitement, mais formuler une telle prière est un indice de damnation. L'élu, quant à lui, sait au contraire qu'il ne convient pas toujours que notre prière elle-même soit exaucée. Becon va jusqu'au bout de cette réflexion : il n'est pas de notre intérêt qu'il ne nous arrive que du bien.

For it is not always convenient that we should obtain whatsoever we ask of God. He knoweth much better what we have need of than we ourselves do. It is many times more expedient for us to have scarceness than abundance, to be vexed with wars and persecutions than to enjoy carnal security and fleshly quietness, to be sick than to be whole, to be tempted than to be without temptation. (Parker I, 1843, 168)

Dans l'adversité, la maladie, et autres afflictions, la prière reste un acte de soumission confiante. De même, l'intérêt du prochain n'est pas nécessairement le nôtre, et il convient donc que seule la volonté de Dieu s'exerce, même contre nous, si c'est pour le bien au bout du compte, car le bien s'exerce aussi pour notre compte :

Let us therefore ask nothing but that maketh to the glory of God, the avancement of his most holy word, the increase of virtue, the destruction of vice, the health of our souls, the conservation of the public weal, and the profit of our neighbour. (Parker I, 1843, 167)

On pourrait croire qu'il est inutile d'adresser à Dieu nos prières puisque de toute façon, sa volonté sera faite et que nous n'y pouvons rien. Au contraire, la prière justement s'impose parce que, à travers les objets de sa requête qui ne sont en réalité que des prétextes, elle exprime le désir de l'homme de ne vouloir obtenir que ce qui plaît à Dieu. D'une certaine manière, l'homme offre ainsi à Dieu un sacrifice de paroles, sa requête lui servant seulement d'occasion. L'élu, en d'autres termes, ne prie pas essentiellement afin que sa requête soit satisfaite. Un autre horizon s'est déjà ouvert à lui avant même que sa prière ait débuté. Si Becon avait été mystique, il aurait pu interpréter la prière en termes de chant d'amour.

La prière est utile aussi parce qu'elle sert de protection : elle est une manière de lutter contre la tentation car elle fait taire les désirs personnels, égoïstes, voire méchants, afin que l'homme témoigne en toute certitude de la bienveillance du Créateur. À ce titre, la prière est un exercice que, là encore, seuls les élus, pénétrés d'une foi inébranlable en la providence divine, peuvent faire correctement.

Il ne s'agit pas non plus de moralisme servile, mais plutôt d'une interprétation et d'une mise en pratique de la notion d'obéissance chrétienne. Obéissance aux autorités, civiles et domestiques, fruit d'une obéissance plus essentielle, celle qui est due à Dieu. Confiance et persévérance dans l'adversité, espérance inentamée - l'obéissance chrétienne dans le monde civil par amour de Dieu et soumission joyeuse à Sa volonté, est une expression de la certitude de l'élu dans l'amour que Dieu a pour lui, une certitude de salut. En même temps qu'elle est chant d'espérance, la prière apaise, parce que, autant qu'elle l'exprime, elle témoigne d'une certitude réjouissante et libératoire.

L'idéologie qui sous-tend la compréhension de la nature d'une requête formulée dans la prière dont Becon se fait porte-parole peut certes donner lieu à bien des commentaires et à bien des critiques. Par exemple, il n'est pas interdit de penser que sa conception de la requête dans la prière procède chez lui d'un esprit étroitement conservateur. La dernière citation est explicite là-dessus : il s'agit bien de prier « pour la conservation du bien public ». Prier ainsi, d'autre part, conduit à l'auto conviction de la nécessité d'accepter et de se soumettre, sous couvert de s'affranchir des soucis et des ennuis de ce monde. Si la volonté de Dieu est toute tendue vers notre bien, quoi qu'il arrive est dès lors destiné à notre profit pour autant que cela procède d'une volonté qui nous est par essence favorable. La constance dans l'adversité, en vertu de cette espérance, peut se comprendre comme une forme de stoïcisme, mais de stoïcisme chrétien, qui se fait défense de la paix et de l'ordre dans une société, un commonwealth, régie selon le dessein divin ; philosophie de la constance, qui est aussi susceptible de recevoir une écoute très favorable de la part des autorités et des dirigeants politiques. C'est tout le problème, ou la vertu, d'une Institution d'État, d'une Église conformiste et établie.

Dans ses écrits théoriques, Becon précise que cette requête, ce qu'il appelle petition, n'est qu'un des deux aspects de la prière, l'autre étant l'action de grâces, thanksgiving. Il écrit dans le Pathway :

And forasmuch as this word prayer doth contain in it not only petition, but also thanksgiving for the benefit that is received, therefore have I also declared my mind concerning giving of thanks to God the Father through Jesus Christ. (Parker I, 1843, 128)

Becon innove-t-il en cela ? À l'en croire, ce serait le cas. Il écrit dans la préface du Pathway :

I was the gladder to take it in hand, because no man hath as yet perfectly entreated of this matter, neither in the Greek, Latin, nor English tongue, that ever I could see. (Parker I, 1843,128)

Il cite pourtant, ou traduit lui-même, la 59e homélie de Chrysostome, le De Oratione :

Therefore says Chrysostom: Though thou dost not bow thy knees, nor knock thy breast, nor stretch out thy hands unto heaven, yet if thou only shew forth a fervent mind, thou shalt make a perfect prayer. (Parker I, 1843, 131)

Il a recours à bien d'autres autorités encore, Cyprien, Ambroise, Grégoire, Augustin, Jérôme, Origène, Bernard, Bède, Érasme, et même Ovide, dont il cite le De Arte Amandi, Livre I, v. 442, en l'appliquant à son sujet grâce à une traduction plutôt libre :

Be God never so angry with us, prayer appeaseth his wrath, as the poet saith: Flectitur iratus voce rogante Deus. Et Dominum mundi flectere vota valent. (Parker I, 1843, 144)

L'idée qui se fait entendre dans tous ces propos, c'est que la prière ne procède pas des lèvres mais du cœur. « Dum cor non orat, in vanum lingua laborat », comme dit Becon au même endroit. Ce n'est pas parce que la prière est un exercice verbal qu'il suffit de marmonner quelques mots, même en les accompagnant de gestes aussi nombreux soient-ils, pour qu'elle soit authentique. On perçoit la pointe ironique de Becon critiquant un adversaire bien reconnaissable :

What kind of praying is this to babble with our lips, to roar out with our throats, piteously to shake our head, to sit bareheaded, to kneel on the bare ground, to knock our breasts, and yet to have our mind troubled and occupied anout filthy and unclean things! (Parker I, 1843, 163)

On mesure à quel point les Réformateurs en Angleterre, comme Becon, ressentaient la nécessité d'enfoncer le clou de la controverse anti-papiste afin d'assurer les acquis encore fragiles de la Réforme, aussi bien auprès des dirigeants que dans les esprits de tout le peuple. Il s'agit ici pour Becon d'inciter ses lecteurs à rompre avec des habitudes héritées des pratiques catholiques, la récitation mécanique du chapelet. Ailleurs, à propos des circonstances de lieu et de temps, Becon montre qu'il n'existe ni lieu ni moment spécifique pour prier. Implicitement, il ne faut donc pas investir le bâtiment d'une église d'une aura sacrée comme si, visité par la présence de Dieu, il était le seul endroit où l'on puisse dignement présenter une prière ; ni se rendre en pèlerinage, dans des lieux dits saints parce qu'ils contiennent des reliques, en espérant que notre prière y sera mieux entendue.

Il écrit dans le Pathway à propos du temple de Salomon, que ses lecteurs pourraient confondre avec le modèle catholique de toute église :

Neither did God so institute that temple to be a house of prayer, as though it should only be there lawful to call on his divine name; but that by that means he should keep the gross Jews in an order, which else would have invented new kinds of worshipping God after their own fantasy, and resorted to such places where idols were worshipped, and by this means be provoked unto idolatry. (Parker I, 1843, 156)

L'idée que la tendance idolâtre des Juifs a été reprise par l'Église de Rome n'a bien sûr rien de nouveau sous sa plume, mais Becon fait feu de tout bois.

Il n'est pas non plus de moment meilleur qu'un autre pour prier. La Messe, le moment de la célébration de l'office, n'est pas un moment meilleur qu'un autre où la prière sera entendue. C'est valable aussi pour l'eucharistie. La prière est un exercice constant. Les Grâces, prières du matin au lever, puis au moment de se mettre au travail, de se mettre à table, de se lever de table, de se préparer au coucher, puis au moment de s'endormir, ponctuent la journée du chrétien comme les heures. Elles sont l'expression parfaite de ce deuxième aspect de la prière qui est l'action de grâces. C'est tout juste si Becon ne souhaiterait pas qu'on prie en dormant, car la chair et le monde, eux, veillent sans cesse à nous piéger. Il écrit à cette intention dans le Pathway :

The world also with his vain pleasures is ready at every hour to seduce and lead us away from our profession, if we take not heed. Again, the flesh is so domestical and nigh enemy unto us, that we can never be without it. It ever assaileth us. It alway fighteth and lusteth contrary to the Spirit. (Parker I, 1843, 168)

Il cite bien sûr, à cette occasion, l'exhortation du Christ à la prière et à la veille, dans Matt. 26 : « Watch and pray, that ye fall not into temptation. »

Selon la théorie de Becon, ni lieu ni temps n'est plus propice qu'un autre à l'exercice de la prière. Celle-ci comporte, d'autre part, deux éléments essentiels, l'action de grâce et la requête. L'objet de cette requête reflète la soumission joyeuse à la volonté de Dieu, joyeuse parce qu'elle est témoignage et chant d'espérance. Or, avec Becon, cette espérance ne doit pas s'exprimer n'importe comment, et son chant doit être juste.

4. Pratique

Dans le cas du micro discours que présente une prière, son caractère court et condensé laisse apparaître une structure qui lui confère une unité, une cohérence, une sorte d'autonomie de sens qui le rend complet en lui-même. Ce texte appartient-il plutôt au registre oral, ou plutôt au registre écrit ? On peut bien sûr improviser une prière oralement, mais on avait tout intérêt, dans l'esprit du XVIe siècle, à savoir comment procéder afin d'éviter tout désordre. D'autre part, l'intérêt que ce siècle portait à la rhétorique est tout à fait notable. Les Réformateurs ne sont pas en reste pour redécouvrir les procédés rhétoriques et stylistiques des auteurs antiques. L'œuvre de Becon elle-même abonde de citations d'Hésiode, de Ménandre, de Claudien, de Juvénal, d'Ovide, de Martial, de Tibulle, de Virgile, d'Horace, de Caton, de Démosthène, d'Isocrate, et de Cicéron.

Il semble que ce soit Hugues de Saint Victor, dans son De modo orandi, qui tente le premier, au XIIe siècle, de théoriser sur les genres ou espèces de la prière. Ses successeurs et disciples, comme Guillaume d'Auvergne dans sa Rhetorica divina de 1250, fondent leurs artes orandi sur la structure oratoire du beau discours exposée dans le De Inventione de Cicéron, ainsi que dans le De Ratione Dicendi ad C. Herennium (Jaye, 1992, 75-118). Il faut tout de même rappeler que Cicéron se faisait le théoricien du discours oral. La prière relève-t-elle de l'oralité exclusivement ? Quoiqu'il en soit, une structure est nécessaire.

Du proème, ou exorde, visant à se concilier les bonnes grâces du public, directement ou indirectement, par la captatio benevolentiae ou l'insinuatio, en passant ensuite au récit des faits, la narratio, puis à l'énoncé des points à débattre, la divisio ou partitio, suivi de l'exposé de la thèse à défendre, la confirmatio, et de la réfutation des arguments adverses, la refutatio, le discours savant s'achèverait par un résumé, unitio, et une exhortation, la conclusio. Or, cette structure est perceptible, même si elle condensée à l'extrême, dans les courtes prières de Becon.

Celles-ci ont tendance à suivre une structure ternaire. Le proème, de longueur variable, visant à camper le sujet dans la thématique appropriée, s'accompagne systématiquement de la narratio par laquelle on rappelle des faits qui serviront plus loin à justifier la requête. Pourquoi proème et narratio sont-ils nécessairement liés ? En principe, le proème est une invocation directe à Dieu sous forme d'apostrophe. Par exemple, une « Prière pour le Roi », c'est-à-dire, une prière d'intercession d'un sujet pour le roi Édouard VI, dans le Flower of Godly Prayers, (Parker, III) et reproduite dans le Primer, (Parker Society, Two Liturgies, p. 454-455) attribue à Dieu la royauté suprême, Roi des rois et Seigneur des seigneurs, de manière pertinente dans l'apostrophe. Ceci est le propre de l'asseveratio, figure par laquelle on attribue à une personne les qualités requises : « O Almighty God, King of kings, and Lord of lords [...] »

Après quoi on passe à la narratio, exposé des faits qui serviront ensuite dans le discours. L'articulation syntaxique entre l'apostrophe et la narratio s'opère en principe au moyen d'une proposition relative, qui n'est pas si innocente qu'on peut le penser parce qu'elle contient tacitement un élément de causalité : le « toi qui » cache un « puisque tu » :

Which by thy divine ordinance hast appointed temporal rulers to govern thy people , according to equity and justice, and to live among them as a loving father among his natural children, for the advancement of the good, and punishment of the evil, [...] (Parker III, 1844, 19)

Cette narratio reprend et amplifie, dans le sens voulu, les termes-clé de l'asseveratio « king » et « lord ». On comprend quelle est la relation qui unit proème et narratio : c'est la présence de l'asseveratio dans le proème qui justifie leur articulation. Il s'agit en effet dans les deux cas de mettre en avant les qualités et les actions de la personne à qui l'on s'adresse, en l'occurrence Dieu, afin qu'elles servent en quelque sorte de précédent, et justifient la requête. Dans cet exemple, l'ordre proème-narratio est canonique, pour ainsi dire.

Après quoi, on passe à l'énoncé de la requête. Cette étape du discours précatif, par quoi on essaie de convaincre Dieu de l'opportunité de la prière, rappelle la structure de la suite du discours oratoire en trois temps : divisio-confirmatio-refutatio. Il ne peut y avoir d'équivalence stricte, car l'espace textuel d'une prière n'a pas l'extension d'un discours judiciaire par exemple. Néanmoins, le principe d'une structure ternaire demeure.

Ainsi, la divisio se fait propositio, c'est-à-dire, formulation explicite et simple de la requête :

We most humbly beseech thee favourably to behold Edward the Sixth thy servant, our king and governor [...] (Parker III, 1844, 19)

Puis confirmatio et  refutatio se condensent en une amplification de la propositio qui conserve un souvenir de balancement antithétique entre exposé de la thèse et réfutation d'objections, sous des formes qui peuvent être variées. Dans la prière pour le roi, l'articulation des deux parties s'opère par le passage de l'énoncé des réussites du roi à celui de l'échec de ses ennemis, la gloire de Dieu contre l'idolâtrie, la superstition, et l'hypocrisie :

[...] and to breathe into his heart, through thy holy Spirit, the wisdom that is ever about the throne of thy majesty, whereby he may be provoked to seek thy glory [...] to banish idolatry, superstition, and hypocrisy out of this realm [...] (Parker III, 1844, 19)

Les deux opposés sont bien sûr la vraie et la fausse Églises. Incidemment, cette prière soi-disant pour le roi, est bien encore un brûlot anti-papiste, le règne d'Édouard ayant vu s'installer le protestantisme en Angleterre.

À titre comparatif, mais dans un ordre d'idées étranger à toute polémique, une prière d'actions de grâce, « A thanksgiving after dinner. » parmi d'autres, offre le même appareil antithétique. On énonce d'abord la requête : « desiring thee to feed our souls likewise », qu'on fait suivre d'une antithèse syntaxique, par la conjonction « but », articulée autour de l'opposition entre ce qui est périssable et ce qui ne l'est pas : « with that meat which perisheth not, but abideth into everlasting life ». La prière s'achève par l'équivalent de l'unitio, le résumé, pour se terminer par une exhortation à s'élever au domaine du sacré suivie d'une doxologie :

For this thy bountiful goodness in feeding us at this time, we heartily thank thee, most merciful Father, desiring thee to feed our souls likewise with that meat which perisheth not, but abideth into everlasting life; that we, being fed both body and soul at thy merciful hand, may do that alway which is pleasant in thy godly sight, through Jesus Christ our Lord. Amen. (Parker III, 1844, 19)

Dans la très grande majorité des cas, voire dans leur totalité, cette dernière partie de la structure précative s'exprime syntaxiquement par une proposition finale, exprimant un but à atteindre, donnant un tour éminemment logique et cohérent à l'ensemble, aussi bien dans la prière d'intercession que dans l'action de grâces, comme on trouve dans la prière pour le Roi précédemment citée :

that we his subjects, living under his dominion in all godliness, peace, and wealth, may pass the time of this our pilgrimage in thy fear and service

Puis vient la doxologie :

unto the glory of thy blessed name, which alone is worthy all honour for ever and ever. Amen.

De même, dans l'action de grâces précédente, la finale :

that we, being fed both body and soul at thy merciful hand, may do that alway which is pleasant in thy godly sight,

suivie de la doxologie :

through Jesus Christ our Lord. Amen. (Parker III, 1844, 10-11)

Que la récurrence d'une structure oratoire soit perceptible dans les prières de Becon, parmi d'autres Réformateurs disciples des orateurs antiques, n'est pas vraiment surprenant et suggère que la prière déjà à cette époque, tout comme l'essai plus tard, atteint la dignité d'un genre littéraire. Ce caractère littéraire ou esthétique de la prière n'est d'ailleurs pas perceptible uniquement dans sa structure. Sous la plume de Becon, la nature du phrasé donne à ses textes de prière une qualité quasi mélodique, ou prosodique, qui les apparente à une sorte de poème en prose.

La combinaison de la syntaxe et du rythme offre en effet elle aussi une structure très reconnaissable, un cadre qui peut sans doute faciliter la mémorisation, mais qui témoigne de la part du Becon d'un certain goût du phrasé ou du bien dire. Il est vrai qu'il s'était essayé à la versification. Il avait même composé un catéchisme en vers aujourd'hui perdu.

En effet, dans ces prières, une structure en cascade se déroule en trois mouvements qui peuvent chacun recevoir une amplification plus ou moins grande. Après l'apostrophe initiale, contenant une relative explicative, une proposition infinitive exprime la requête, dépendant de verbes comme « we beseech thee », « it may please thee », ou autres semblables. Elle est parfois relayée par une tournure impérative. L'unitio est introduite par une proposition de but, « afin que », dans laquelle une proposition participiale vient s'insérer avant la doxologie finale.

Cette combinaison en cascade produit un effet de rythme mis en valeur tout particulièrement dans le dernier mouvement, où Becon soigne ses périodes et leur confère un effet de pause, d'attente, comme si l'on devait retenir sa respiration et reprendre souffle pour, calmé et apaisé, se lancer avec confiance et certitude dans le largo final de la doxologie à caractère parfois iambique ou anapestique, comme par exemple dans la prière pour le pardon des péchés, du Pomander :

that, mine old sins being wiped away in thy precious blood, I may walk from virtue to virtue, unto the glory and praise of his blessed name. (Parker III, 1844, 75)

Cadence et effets de sonorités donnent à l'écriture précative de Becon une qualité orale proche de la psalmodie qui fait de ce chant d'espérance qu'est la prière chez Becon un genre littéraire combinant structure oratoire et ressources poétiques du rythme et de la prosodie. L'horizon de la prière, c'est aussi l'art du bien dire.

[...] enarm our souls against the crafty assaults of subtile Satan, against the vain pleasures of the wicked world, and against the lewd lusts of filthy flesh, that we, being replenished with thy holy breath, may do that only which is acceptable in thy godly sight. Amen. (Parker III, 1844, 76)

Les allitérations de cette prière au Saint Esprit, du Pomander, renforcent l'appositum, l'emploi d'un adjectif approprié au nom qu'il qualifie, (Satan est subtil, les plaisirs sont pervers, le monde est méchant, etc.) et font bien apparaître le principe répétitif et le parallélisme des éléments syntaxiques, les groupes prépositionnels contenant ces allitérations étant tous introduits par le même mot « against ». Chacun de ces groupes est bâti sur le même mode, celui d'un diptyque dont la charnière est la préposition « of », et chacun des deuxièmes volets étant lui-même formé de deux éléments simples mais frappant par la simplicité même de leur rythme, souvent porteurs de l'allitération : « of subtile Satan », « of the wicked world », « of filthy flesh ». La structure se termine élégamment, le dernier de ces diptyques offrant un parallélisme parfait, où chaque volet est allitératif sur le même mode rythmique de deux éléments, « lewd lusts » et « filthy flesh ». De tels textes ne sont pas rédigés sans art, et témoignent d'une composition élaborée dans ces moindres détails par un homme sensible au beau langage et au devoir de bien dire.

La prière est bien une tentative d'obtenir de Dieu qu'il nous accorde une requête, mais l'horizon qui s'ouvre à elle est chargé de promesses encore bien plus réjouissantes. La certitude qu'a l'élu d'être entendu justifie le recours à une période oratoire, en conclusion de la prière, tout empreinte de sérénité à l'approche de la doxologie. Cette sensibilité quasi poétique mise en œuvre par une appropriation des techniques oratoires, combinant l'argumentation presque digne d'un essai avec la suavité du bien dire, a rendu les prières de Becon dignes de figurer dans le Primer, aussi bien que d'entrer dans le genre littéraire de l'oraison.

La prière toutefois, à l'âge de Becon et de la Réforme qui lutte pour s'établir en Angleterre, aurait deux horizons : l'un devant, l'espérance d'être reçue, et la requête comblée, un horizon théologique de salut ; et l'autre derrière, celui des configurations doctrinales qui l'autorisent et lui donnent une forme appropriée, celle d'un chant d'Église, celle de la déclaration d'une orthodoxie, d'un modèle du bien penser, en même temps que du bien dire. Aux yeux du lecteur d'aujourd'hui, il ne fait guère de doute quel est de ces deux horizons celui qui a le plus de valeur.

Bibliographie

Les œuvres de Thomas Becon furent éditées pour la Parker Society en trois volumes par le Rev. John Ayre, M. A.. Ont servi à cette étude essentiellement les deux volumes suivants dans les reprints de Johnson Reprint Corporation/Company Ltd, New York/Londres, 1960 :

The Early Works of Thomas Becon, Cambridge, Parker Society, Cambridge University Press, 1843 (Parker I).

Prayers and Other Pieces of Thomas Becon, Cambridge, Parker Society, Cambridge University Press, 1844 (Parker III).

Ketley, Rev. Joseph, M. A., (éd.), Two Liturgies in the Reign of King Edward VI, Cambridge, Parker Society, Cambridge University Press, 1844, Johnson Reprint Corporation/Company Ltd, New York/Londres, 1960.

[Matthew T. Bliss, Annemiek Jansen, David E. Orton (trad.),] Lausberg, Heinrich,  Handbook of Literary Rhetoric, Leiden, Boston, Köln, BRILL, 1998.

Jaye, Barbara H., « Les artes orandi », Typologie des sources du Moyen-Âge occidental, vol. 61, Brepols, 1992.

Pour aller plus loin

La bibliographie de l'Angleterre des Tudors et celle de la Réforme sont immenses. On peut néanmoins consulter avec profit par exemple les sites suivants : umr5037.ens-lyon.fr icl.univ-st-etienne.fr

Ainsi que : RRR Journal of the Society for Reformation Studies: Equinox Publishing Ltd, ISSN 1743-1727

 

Pour citer cette ressource :

Christian Jérémie, Entre requête et chant d’espérance : l’horizon de la prière chez Thomas Becon, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), novembre 2011. Consulté le 21/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/litterature/litterature-britannique/entre-requete-et-chant-d-esperance-l-horizon-de-la-priere-chez-thomas-becon