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La difficile résurgence de la figure de la reine-consort dans les chroniques écossaises (1371-1655)

Par Armel Dubois-Nayt : Maîtresse de Conférences - Université de Versailles-Saint-Quentin
Publié par Clifford Armion le 05/09/2011

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Cet article étudie en deux temps l'émergence de la figure de l'épouse royale dans l'historiographie écossaise de la fin du Moyen-âge au début de la période moderne. La première partie consacrée aux reines écossaises du VIIe au XIVe siècle met en relief le peu d'originalité de ces figures féminines qui déclinent la royauté au féminin presque exclusivement sur le mode de la criminalité (qu'elles soient meurtrières ou victimes) et de la sainteté. Elle fait parallèlement état de la lente reconnaissance du maillon féminin dans la chaine successorale jusqu'à la première tentative de régence féminine en Écosse par Jeanne Beaufort. La seconde partie est entièrement dévolue à cette dernière et s'intéresse au traitement du rôle politique de l'épouse de Jacques Ier au travers de quatre événements majeurs pour établir l'anxiété masculine à l'idée qu'une femme puisse exercer le magistère suprême, ne serait-ce que de manière transitoire.

Cet article est issu du recueil "La Renaissance anglaise : horizons passés, horizons futurs" publié par Michèle Vignaux. Le recueil est constitué de travaux menés dans le cadre de l'Atelier XVIe-XVIIe siècles, organisé de 2008 à 2010 pour les Congrès de la SAES (Société des Anglicistes de l'Enseignement Supérieur) qui se sont tenus à Orléans, Bordeaux et Lille, respectivement sur les thématiques de « La résurgence », « Essai(s) » et « A l'horizon ». 

Introduction

Le domaine des études féminines est peut-être plus qu'aucun autre sous-tendu par l'idée de progrès chronologique. Nous voudrions ici renverser cette idée reçue en introduisant la notion de résurgence, qui est au cœur de la démarche de l'histoire des femmes, des études féministes et des études de genre puisque leur projet commun est d'œuvrer à l'exhumation des femmes ayant sombré dans les oubliettes de l'histoire. Ce travail de réintroduction des femmes dans la narration historique n'est cependant pas une invention des seules quatre dernières décennies mais le prolongement d'entreprises antérieures ayant elle-même contribué à faire sortir les femmes du ghetto. Le xixe siècle a ainsi largement ouvert la voie aux féministes post-modernes que nous sommes en apportant souvent les pierres angulaires de nos travaux. Pour ne citer que quelques unes de ces recherches fondatrices, on peut mentionner le Dictionnaire historique des Françaises de Fortunée Briquet qui paraît en 1804, Les femmes dans l'histoire d'Henriette Guizot de Witt qui paraît en 1889 ou encore pour la période qui nous concerne l'ouvrage de René de Maulde de la Clavière, Vers le bonheur ! Les femmes de la Renaissance, qui paraît en 1898 avant d'être traduit et publié en anglais deux ans plus tard sous le titre The Women of the Renaissance, a Study in Feminism.

Les recherches actuelles en études genre s'inscrivent donc dans une lignée pour laquelle la résurgence est autant un mot d'ordre que son contraire, le déni, est une menace. Il serait néanmoins faux de penser que la résurgence des figures historiques féminines est la seule prérogative des partisans et partisanes des femmes et de leur histoire. Si ces femmes nous sont connues, c'est aussi, dans une large mesure, par le biais du travail historique au masculin, un travail historique qui en la matière ne s'est cependant pas fait de manière linéaire et qui s'est ponctué au fil des siècles de périodes d'oubli auxquelles succédèrent des périodes de résurgence. Ces regains d'intérêt, allant et venant, pour des personnages historiques féminins n'étaient cependant pas nécessairement bienveillants. Colette Beaune (2001) a ainsi montré dans le cas de la France qu'après une longue absence des récits historiques, Frédégonde réapparait dans les histoires des XIVe et XVe siècles dans un contexte très particulier de remise en cause du pouvoir au féminin.

Mon propos ici est d'amorcer une étude de ces résurgences de figures féminines du pouvoir dans les chroniques écossaises de la fin du moyen-âge et du début de la période moderne, notamment la Chronica Gentis Scottorum (1371-1387) de Jean de Fordun, la Scotichronicon (1441-1447) de Walter Bower, The Chronicles of Scotland (1527) d'Hector Boece, The History of Greater Britain (1521) de John Mair, The History of Scotland (1582) de George Buchanan et enfin The History of Scotland from the year 1423, until the year 1542 (1655) de William Drummond.

Jean de Fordun (1363-) s'était lancé dans son projet historiographique pour pallier l'absence de chroniques et d'archives écossaises qu'il déplorait et imputait aux invasions d'Édouard Ier d'Angleterre. Comme l'abbé Bower (1385-1449), qui reprit le flambeau de l'histoire nationale en étoffant son récit jusqu'au milieu du XVe siècle, il fut un partisan de l'indépendance écossaise. Bower, qui siégeait au conseil privé et au Parlement, fut cependant plus influencé que son prédécesseur par l'histoire immédiate et notamment par l'assassinat de Jacques Ier et les intrigues pour se saisir du pouvoir pendant la minorité de Jacques II. Hector Boece (1465-1536) retrace lui aussi l'histoire du peuple écossais jusqu'à la mort de Jacques Ier et à l'arrestation de ses meurtriers en 1436 mais cet ami d'Erasme livre un récit historique dans la veine humaniste des miroirs du Prince. Le texte suivant, celui du scolastique John Mair (1467-1550), est parfois présenté comme une réponse à l'Histoire de Boece dont il attaque notamment l'utilisation du mythe des origines distinctes de l'Angleterre et de l'Écosse dans une logique d'affirmation de la souveraineté nationale. Mair, lui, est partisan de l'union des deux couronnes contrairement à son élève, George Buchanan (1506-1582), qui avait un objectif double en rédigeant sa somme historique. Il souhaitait, d'une part, débarrasser l'histoire d'Écosse des mensonges anglais et des vanités écossaises et, d'autre part, illustrer la théorie politique selon laquelle la source du pouvoir en Écosse étant le peuple, ce dernier avait le pouvoir d'imposer des limites à l'autorité royale et de punir la tyrannie comme il le fit en déposant la reine Marie Stuart en 1567. Ce point de vue révoltait à l'inverse le royaliste William Drummond qui fut un soutien actif de Charles Ier en Écosse.

À travers ces différentes sources, j'essaierai dans un premier temps de rendre compte du très lent processus de résurgence historique de la figure de l'épouse royale sous la plume des chroniqueurs qui avaient initialement pour seule préoccupation d'évoquer « les femmes exceptionnelles en beauté, en vertu et en méchanceté », de « faire le panégyrique des femmes illustres » et de « dénoncer les excès du caractère féminin » selon les termes de Françoise Thébaud (1998, 34), sans leur permettre pour autant de faire de l'ombre à leurs augustes époux.

Puis dans un second temps, je montrerai comment la résurgence de ces épouses royales à la fin du Moyen-âge et au début de la période moderne, suite au développement de l'institution monarchique et à l'élargissement des prérogatives de la reine-consort, ne s'est pas faite dans la quiétude pour les chroniqueurs du temps. Je m'intéresserai exclusivement au traitement par les historiens de Jeanne Beaufort, l'épouse de Jacques Ier d'Écosse (1406-1437) mais l'étude mériterait d'être poursuivie pour Marie de Gueldres (-1463) et Margaret Tudor (1489-1541) qui se rapprochèrent du pouvoir pendant la minorité de leurs fils avant que Marie de Guise ne s'en saisisse à pleines mains au milieu du xvie siècle. Mon objet dans cette seconde partie sera de montrer comment la résurgence de la figure de Jeanne Beaufort ou, au contraire, son occultation sont le signe du syndrome que Mark Breitenberg a mis en relief chez les Anglais de la période élisabéthaine et jacobéenne, à savoir cette anxiété masculine (Breitenberg, 1991, 1) qui résulte des présupposés patriarcaux sur le pouvoir, les privilèges, le désir sexuel et le corps.

1. Les premières figures

Jusqu'au premier quart du XVIe siècle qui vit l'impression de l'histoire d'Hector Boece et The History of Greater Britain de John Mair, les historiens s'étaient en effet transmis la fâcheuse habitude d'évacuer de leurs narrations historiques les femmes, à commencer par les plus visibles d'entre elles, les reines. Sur les 105 ((Il s'agit à la fois des rois historiques et des rois légendaires.)) rois d'Écosse jusqu'à Jacques VI (1567-1625) dont ils retracent les règnes, seules 14 de leurs épouses sont parvenues à ne pas sombrer pour toujours dans les oubliettes de l'histoire. La centaine d'autres a disparu des annales et cette disparition crée l'encombrante illusion qu'aucune des femmes réelles qui partagèrent le destin de ces rois semi-légendaires n'occupa la fonction de reine-consort, de reine mère ou même, peut-être, de régente.

Du reste, celles qui les premières ont su retenir l'attention des chroniqueurs ne se sont pas illustrées dans leur existence politique auprès du roi et du peuple écossais mais par un destin pathétique qui s'inscrivait dans les voies traditionnelles conduisant les femmes à la postérité depuis l'antiquité : le meurtre, la mort violente et l'abnégation qui se mua, avec le christianisme, en sainteté.

La première, la femme du roi Malduinus (664-684), et la troisième reine, Ethiola, (l'épouse de Fergus III (764-767)) par ordre d'apparition dans les chroniques sont en effet deux régicides dont la vengeance privée - puisqu'elles se croyaient, la première à tort, la seconde à raison, victimes d'adultère - bouleversa la vie publique. Selon les chroniqueurs, le geste de la femme du roi Malduinus fut dommageable au royaume car Malduinus était un souverain dévot qui avait su ramener la paix entre les Pictes et les Scots tandis que la seconde reine assassine était mariée à un ivrogne infidèle et glouton (Boece, 1938-1941, I, 415). Mais les chroniqueurs, qui n'ont de cesse à d'autres endroits dans leurs textes d'entériner le tyrannicide comme un usage écossais légitime, s'obstinent à présenter le meurtre de Fergus III comme un acte privé, irrationnel, apolitique et typiquement féminin. Le plus explicite d'entre eux en la matière, Hector Boece, fait ainsi s'accuser le personnage de la reine dans les termes suivants : « I am scho that slew him with my handis this last nycht, movitt be impulsion of ire and impatience of lust, quhilkis ar twa maist sorowfull broddis amang wemen » (1938-1941, I, 417).

Entre ces deux reines meurtrières, une mention se glisse dans les chroniques de la reine Spontana, fille de Ganard roi des Pictes et épouse d'Eugène VIII (761-764), qui fut assassinée, enceinte, dans son lit. Il est probable que les chroniqueurs ont retenu cet incident parce qu'il mettait en évidence que le ventre de la reine fut, dès les balbutiements de l'état monarchique écossais, ce qui lui conférait le plus d'importance aux yeux du monde. Certes il n'était pas encore « l'enjeu stratégique de la succession tranquille » (Cottret, 1996, 115)  qu'il devint avec la succession héréditaire, mais il était déjà le talon d'Achille d'un roi et surtout de sa reine comme l'apprit Spontana à ses dépens. On observera du reste ultérieurement une mention plus régulière et plus détaillée de la généalogie de la reine d'Écosse après le passage du système successoral connu sous le nom de tanistry ((Dans ce système successoral, qui prévalut jusqu'au règne de Kenneth III (997-1005), la couronne d'Écosse se transmettait à un neveu ou à un cousin plutôt qu'à un fils en bas âge.)) à la succession de pères en fils.

Vient ensuite dans le palmarès des mauvaises femmes ayant, des siècles durant, préfiguré la royauté écossaise au féminin la figure de Lady Macbeth, que l'on s'attendrait à voir longuement vilipendée dans les annales. En définitive, il n'en est rien puisque son portrait à charge est brossé de manière laconique. Nos auteurs passent sous silence jusqu'à son nom, Gruoch, comme si en se mariant elle avait perdu son identité propre pour ne plus exister que par son lien conjugal. Son rôle dans la tragédie du roi Duncan (1034-1040) va d'ailleurs en décroissant au fil des chroniques. Pour Hector Boece, impatiente et avide d'honneur, elle pousse son mari au régicide en piquant son honneur viril (1938-1941, II, 151). Cinquante ans plus tard, Buchanan est plus succinct, il n'évoque plus que les importunités quotidiennes de son épouse qui participait à toutes ses décisions et estime que Macbeth avait, à lui seul, un cœur suffisamment féroce pour commettre un régicide (Buchanan, 1690, 210).

Selon l'usage des récits historiques du Moyen-âge, qui enregistrent aussi bien la cruauté des reines que leur sainteté, les chroniques écossaises font un peu plus loin une place de choix à l'épouse de Malcolm III (1058-1093), Sainte Marguerite. La figure de la reine sainte est, en effet, un topos de la littérature médiévale, car la sainteté a toujours été accessible aux femmes dans l'Église misogyne héritée des saints Pères (Vauchez, 1988, p. 187-197). Certaines nations se sont néanmoins pourvues de plus de saintes que d'autres. L'hagiographie écossaise ne s'est pas surchargée en la matière et là où l'histoire de France compte au moins quatre reines saintes pour le haut Moyen-âge, Clotilde, Radegonde, Gertrude et Balthilde, il n'y a que Marguerite en Écosse. Rien d'étonnant en conséquence à ce qu'elle soit une synthèse des principales modalités de la sainteté au féminin.

Les chroniqueurs font en effet d'elle une apologète qui conduit d'une main de maître l'évangélisation du royaume, à commencer par celle de son illettré de mari (Bower, 1987-1998, 71), et permit la fondation d'abbayes et de monastères tout en menant sur le plan personnel une vie d'ascèse et de dévouement. Les récits répétés de la ferveur avec laquelle elle nourrissait quotidiennement neuf nourrissons orphelins aux premières heures du jour, puis vingt quatre ((John Mair (1892, 130) parle de 300 nécessiteux.)) pauvres dans la soirée tout comme elle nettoyait les pieds de six pauvres pendant les périodes du carême et de l'avent, sont là pour attester des pratiques de piété et d'humilité qui étaient les siennes. Ils sont également le symbole de la purification du paganisme barbare qui avait survécu en Écosse ainsi que d'un maternage par ses soins de la nouvelle Église.

À première lecture, on serait donc tenté de croire que les chroniqueurs voient en elle l'élément du couple qui consacra sa royauté à l'Église et glorifia par ce geste les deux pouvoirs en même temps. Bower, qui est le plus bavard en la matière, insiste par exemple sur les espaces distincts dans lesquels le roi et la reine évoluaient : « The king would devote careful attention to temporal matters and the business of his kingdom, while the queen would go into the church, and there offer herself wholeheartedly as a sacrifice to God with prolonged prayers and tearful sobs » (Bower, 1987-1998, 73). Il indique un peu avant que Malcolm se livrait assidument à ses exercices d'humilité à moins d'être retenu par des affaires terrestres de première importance (Bower, 1987-1998, 71) et ne cache pas la primauté dans le temps de la religiosité de Marguerite. Cette « reine sainte et bénie » a ainsi contribué à faire de son époux un roi « illustre » et « munificent» en lui apprenant à aimer les œuvres pies et à renoncer à Satan et à ses pompes (Bower, 1987-1998, 53, 71). Bower précise ainsi que Malcolm III réforma son mode de vie pour se montrer digne de son épouse ((L'idée est reprise par John Mair (130) et Hector Boece (II, 171).)) : « he was afraid to offend in any way the queen herself, whose manner of life was so much revered, since he had observed that Christ dwelt in her heart, or rather he was eager to obey her requests and wise counsels promptly in all respects. What she rejected, he also rejected ; and what she loved, he loved from love of her love » (Bower, 1987-1998, 71).

Pourtant en y regardant de plus près, il est manifeste que les chroniqueurs dans leur ensemble rechignent à faire de la glorification de la monarchie par le religieux la prérogative de la seule Marguerite. Bower parle d'ailleurs des « œuvres pies de Saint Malcolm et de Sainte Marguerite » (Bower, 1987-1998, 71) comme s'il y avait une impossibilité dans son esprit à ce que la sainteté royale puisse s'incarner en Écosse exclusivement en une femme et un peu plus loin, il précise : « the king and queen were both equal in works of charity, both outstanding in the pursuit of holiness » (Bower, 1987-1998, 73). Les omissions des chroniqueurs sont aussi lourdes de sens. Lorsqu'ils évoquent la fondation de l'église de Durham par Malcolm, dont les travaux débutèrent le 11 aôut 1093, en ne soufflant pas mot de la fondation du prieuré de moines bénédictins à Dumfermline par Marguerite ((John Mair (1892, 130) en attribute le mérite à Malcolm: « He richly endowed too the church of Dunfermline ».)), ils portent au crédit de son seul mari la rénovation matérielle de l'Église d'Écosse. De manière générale, on observe dans les chroniques des XVe et XVIe siècles une narration de plus en plus fusionnelle et succincte de la partie commune de leur vie, circonscrite dans la sphère du religieux, et un renvoi somme toute désinvolte à Turgot, l'hagiographe de la reine d'Écosse, pour de plus amples informations sur sa personne (Boece, 1938-1941, II, 173). Or, Turgot avait exprimé son admiration pour cette dernière en mettant en relief sa capacité à rester pleine de dévotion tout en participant aux affaires du royaume notamment en siégeant à des procès en justice. À partir de Fordun, les chroniques œuvrent donc à la minoration du personnage de la reine sainte, d'une part en minimisant son rôle dans les affaires religieuses et politiques du royaume et d'autre part en majorant la contribution du roi dans les actes de charité (Downie, 2006, 27). Plutôt que de résurgence, il est donc davantage question ici d'occultation.

Deux autres reines d'Écosse doivent à l'amour que leur porta leur royal époux le privilège d'avoir marqué les mémoires. Il s'agit de Maud, l'épouse du roi David Ier (1124-1153) qui disparut dans ses  tendres et fraîches années  en laissant derrière elle un mari inconsolable qui prit le parti d'honorer son souvenir par un célibat ininterrompu jusqu'à sa mort. La seconde reine que les chroniqueurs nous disent tendrement pleurée par le roi d'Écosse lorsqu'elle s'éteignit, la reine Jeanne épouse d'Alexandre II (1214-1249), ne suscita cependant pas pareille vocation à l'abstinence des rapports amoureux. Soucieux, au contraire, racontent les chroniques de s'assurer une descendance, Alexandre épousa en secondes noces une autre Anglaise, Marie de Coucy.

Progressivement, les chroniques ont ainsi fait une place modeste à celles qui influèrent sur la succession parfois en la compliquant. Il en va ainsi d'Eufamie et d'Elisabeth Muir qui épousèrent successivement le même roi, Robert II (1371-1390), sans attendre pour la seconde, qu'il soit veuf de la première avant de lui donner une progéniture. Les commentaires laconiques des chroniqueurs à son propos suffisent à nous faire comprendre que son principal attrait résidait d'ailleurs dans ses enfants puisque c'est par affection pour eux et non pour elle que Robert II l'épousa. C'est à eux aussi sans doute qu'elle doit de s'être maintenue de la sorte dans la mémoire.

Avec le développement de l'institution monarchique et des célébrations rituelles qui lui font pendant (sacre, mariage, enterrement), les récits de ces moments solennels où s'incarnait et se désincarnait la royauté firent une place supplémentaire à la femme du roi dès lors qu'elle partagea avec lui les honneurs. On sait ainsi qu'Alexandre III (1249-1286) épousa Marguerite d'Angleterre en grande pompe à Londres (Boece, 1938-1941 II, 231) et que Jeanne Beaufort fut la première reine d'Écosse à être couronnée (Boece, 1938-1941 II, 382). La conservation des récits de ces moments forts du règne a au moins permis que ces épouses royales soient connues nominalement des chroniqueurs mais une certaine désinvolture semble avoir demeuré en la matière comme en atteste l'étourderie d'Hector Boece qui rebaptisa Marie de Gueldres, Margaret.

Pour ce qui est de la reconnaissance d'un quelconque pouvoir politique au sein de la nation écossaise à des femmes de la famille royale, il faut une lecture à la loupe des sources narratives pour en trouver des résurgences. Il y a bien celles qui ont exercé une influence, bonne ou mauvaise, sur leur entourage masculin, fils ou mari mais on note une difficulté manifeste à leur reconnaître une autorité au sens d'ascendant induisant un rapport hiérarchique dans lequel l'homme serait assujetti à la femme. Nous avons déjà eu l'occasion de l'évoquer dans le cas du traitement de sainte Marguerite, l'épouse de Malcolm III ou de la femme de Macbeth. On peut ici rajouter deux noms, celui d'Annabella Drummond (Boece, 1938-1941 II, 361) la femme de Robert III (1390-1406) et celui de Margaret Drummond, l'épouse de David II (1329-1371). La première est en effet créditée d'une influence positive sur son fils et par conséquent sur le royaume car elle sut, de son vivant, maintenir la dignité de la cour en contenant les débordements de son fils qui sombra dans la dépravation après sa mort. La seconde, à l'inverse, est une figure funeste de la royauté au féminin qui usa de ses charmes ((Bower rapporte que le roi l'avait épousée non pas pour l'excellence de sa réputation mais pour le plaisir que lui procurait son physique séduisant.)) pour convaincre le roi de faire arrêter son héritier avant de semer la discorde dans le royaume en partant faire appel de son divorce en Avignon (Bower, 1987-1998, 333-359). En d'autres termes, les chroniques n'ignorent pas complètement le pouvoir de l'épouse royale, mais quand elles le mettent en valeur, elles le limitent à l'exercice d'une influence morale qui vient compléter les fonctions traditionnelles d'hôtesse, d'intercesseur et de pacificatrice de la reine-consort en Écosse comme partout dans l'Occident médiéval et renaissant.

Tout cela, en revanche, reste bien éloigné de la capacité de ces femmes de roi à contrôler le territoire écossais ainsi que les sujets et les richesses dont il se composait, à les représenter, à arbitrer au nom de leur bien commun, à user de la force dans leur intérêt, autant d'aspects du pouvoir politique qui n'ont pas besoin de s'incarner dans un magistère ou une titulature pour exister. Ce pouvoir-là, le plus honorifique aux yeux de la gent masculine, on a tout lieu de croire que trois reines écossaises s'en approchèrent à la fin du Moyen-âge et au début de la période moderne. La première d'entre elles, Jeanne Beaufort joua un rôle incontestable dans la vie politique du royaume pendant la minorité de son fils entre 1437 et 1445. Il s'agira donc pour nous de déterminer dans quelle mesure les historiographes œuvrèrent à la résurgence de cette figure du pouvoir au féminin ou, au contraire, à son éclipse.

2. La première figure de régente écossaise : Jeanne Beaufort

En premier lieu, il convient de souligner que les chroniques du XVIe siècle font état du rôle politique de Jeanne Beaufort alors que Jacques Ier était encore vivant. Celui-ci l'avait rencontrée au cours des dix-huit années qu'il passa en captivité en Angleterre et l'avait épousée avant de rentrer en Écosse en 1424. Le jeune couple, uni par des sentiments amoureux sincères, qui inspirèrent, dit-on, au roi-poète le poème The Kingis Quair, fut confronté dès son retour en Écosse à une situation politique complexe, fruit de son absence involontaire et prolongée qui avait eu pour effet de décupler les pouvoirs des grands féodaux. L'essentiel de la politique de Jacques Ier consista donc à réaffirmer son autorité sur les grands nobles et les clans insoumis. Cela le contraignit à reprendre les affaires du royaume d'une main de fer quitte à se rendre impopulaire en emprisonnant et exécutant les seigneurs réfractaires dont il confisquait parallèlement les domaines. Dans cet environnement hostile, qui allait s'avérer fatal au premier Stuart, la reine était une alliée de confiance comme en témoignent les serments d'allégeance que Jacques Ier fit prêter à la reine en 1428 et 1435. Ces serments d'allégeance la désignaient comme régente présomptive.

Les chroniques consultées ne font pas état de ces serments d'allégeance mais en revanche elles mentionnent volontiers le rôle d'intercesseur que la reine joua pour tempérer la lutte acharnée du roi contre une noblesse trop indépendante. Tous rapportent ainsi que la reine et le conseil plaidèrent en la faveur d'Alexandre des Iles, un potentat de terres-hautes qui avait pris les armes contre le roi. Les plus sobres d'entre eux, à commencer par John Mair, indiquent succinctement : « In his parliament at Perth, at the insistence of the Queen and some of the nobility, he gave Earl Douglas his freedom (1892, 361). Le récit de Buchanan est plus étoffé et met plus explicitement en relief l'équilibre des pouvoirs au sein du couple royal dans les mentalités du temps. Ainsi, selon l'humaniste écossais, le roi avait initialement jugé qu'il n'était pas prudent « de remettre en liberté sans aucun châtiment un potentat si perfide et séditieux » mais il consentit à lui laisser la vie « pour accéder à la requête de la reine » (Buchanan, 1690, 342). Si Buchanan souligne le différent des positions initiales du roi et de la reine, il montre le souverain d'Écosse ralliant le point de vue de son épouse car il pouvait s'avérer judicieux : « by this means he might gain an opinion of clemency and also prevent his opportunity to do further mischief ; provide for the security of the common people ; and withal terrify others by his example » (1690, 342). L'humaniste écossais ne porte pas de jugement négatif sur cette intercession, preuve qu'il estime qu'elle permet à chacun des membres du couple royal de rester dans son rôle et dans ses prérogatives de sexe. En Écosse comme ailleurs en Europe, les cérémonies d'intercession faisaient alors partie des fonctions officielles de l'épouse royale. Elles lui conféraient un pouvoir mais celui-ci était limité par le pouvoir du roi et ne pouvait se passer de sa sanction.

Cette quiétude face à l'activité politique de la reine se dissipe en revanche à la mort du roi et elle laisse place à cette anxiété que Mark Breitenberg pense intrinsèquement corrélée à la masculinité « pour la raison évidente que tout système social dont le fondement est l'inégale distribution du pouvoir et de l'autorité ne peut se maintenir qu'en défendant constamment les privilèges de certains de ses membres et en exerçant des coercitions sur certains autres » (1991, 3). Empruntant à Freud sa définition de l'anxiété dans Au-delà du principe de plaisir, Mark Breitenberg décrit ce phénomène mental comme un état d'anticipation du danger, perçu de manière plus ou moins diffuse, et il invite à une analyse des discours que cette anticipation génère ainsi que des stratégies compensatoires mobilisées pour consolider les fondements idéologiques du système patriarcal qui menace, du moins dans la fantasmagorie collective, de s'effondrer. Les récits historiques autour de la régence soi-disant avortée de Jeanne Beaufort sont l'occasion de jauger comment les fonctions étendues de la reine-mère à la fin du Moyen-âge furent perçues sinon à l'époque du moins aux XVIe et XVIIe siècles.

Jusqu'au XIIIe siècle, la coutume avait été de confier le gouvernement du royaume d'Écosse à un conseil pendant les minorités et les interrègnes. Cette tendance s'infléchit au XIVe siècle lorsque Robert Ier (1306-1329) nomma Thomas Randolph, Comte de Moray, custos ou gardien du jeune David II pendant sa minorité. La tendance devint ensuite de confier la régence au premier héritier mâle dans la succession tandis que la garde de l'enfant-roi était remise à une personne différente, le plus souvent la mère. Cette bipolarité de l'autorité intérimaire conféra, en étendant progressivement ses prérogatives, un statut plus riche et plus complexe à la reine-mère qui siégeait désormais au sein du gouvernement. Jeanne Beaufort fut la première à expérimenter ces nouvelles fonctions pendant la minorité de Jacques II.

Les récits historiques que j'ai parcourus se concentrent en réalité autour de quatre interventions majeures de la reine-mère sur la période 1437-1439 et c'est à eux que j'appliquerai la grille de lecture suggérée par Mark Breitenberg ((A savoir l'étude des discours exprimant une anxiété masculine devant la perte potentielle de prérogatives de sexe ainsi que des constructions intellectuelles palliatives que cette anxiété déclenche.)). Ces événements sont dans l'ordre chronologique :

  • L'interruption du siège de Roxburgh par Jeanne Beaufort en 1437 qui vint prévenir son royal époux du complot qui se fomentait contre lui en son absence.
  • Son intervention pendant l'assassinat de son époux au monastère bénédictin de Perth le 20 février 1437.
  • Le kidnapping du jeune Jacques II en 1439 dont elle avait perdu le contrôle physique au bénéfice du Chancelier William Crichton qui se disputait avec le Régent Alexander Livingston l'autorité sur le Royaume.
  • Enfin son remariage avec James Stewart de Lorne, un membre du puissant clan Douglas en 1439.

Autour de ces moments charnières dans l'interrègne se cristallisent en effet des mécanismes de défense, somme toute triviaux, pour apaiser ces bouffées de gynophobie récurrentes à chaque fois qu'une femme s'approche du pouvoir (Lebras-Chopard, 2004, chapitre 5). Le premier et le plus radical d'entre eux, le déni de réalité, est magistralement mis en œuvre par John Mair qui scotomise la visite de la reine à Roxburgh pour travestir le départ impromptu de Jacques Ier, à des fins d'auto-préservation évidentes, en un échec militaire (Mair, 1892, 364). Plus loin, lorsqu'il raconte le meurtre du roi d'Écosse au couvent des Frères noirs par la petite troupe d'hommes armés menés par Robert Graham, il évite scrupuleusement de faire état de la présence de la reine qui jouait pourtant aux échecs avec le roi en écoutant de la musique, tout comme il fera l'ellipse dans son récit du kidnapping du jeune Jacques II (1437-1460) par Jeanne Beaufort pour recouvrer la garde de son fils ainsi que la position d'autorité dans laquelle celle-ci la plaçait. Le seul événement de l'interrègne relatif à la reine-consort qui a su retenir l'attention de John Mair est, en toute logique misogyne, ce par quoi elle fut déchue de son rôle de gardienne du roi, à savoir son remariage avec James Stewart. John Mair, partisan convaincu de l'union de l'Angleterre et de l'Écosse, fait du reste de ce remariage une coutume bienséante chez les Grands-Bretons car elle évitait à la reine de franchir les portes du vice que lui avait ré-ouvertes le veuvage (1892, 370) : « Among the Britons it is not held to be improper for queens to enter a second time on the married state, nor is it in point of fact improper; for, according to the apostle, it is better to marry than to burn! ».

En revanche, il lui reproche son choix de mari qui était, selon l'érudit, en deçà de sa condition puisque le second époux de Jeanne Beaufort était issue de la gentry et non de la grande noblesse comme il eût fallu. John Mair avait décidément bien du mal à porter au crédit d'une femme une action méritoire ou un choix judicieux.

La deuxième réaction défensive des chroniqueurs pour stopper l'irrésistible ascension de la reine-mère vers le pouvoir consiste à ridiculiser le genre supposé dominant, c'est-à-dire les hommes, dès les premiers signes d'une inversion de la hiérarchie des sexes. Il me semble en effet que lorsqu'ils insistent sur l'emprise qu'exerça à trois occasions la reine consort sur son entourage masculin, ils ne témoignent en réalité pas de plus de bienveillance à son égard et à celui de son sexe que ne le fit John Mair par son mutisme. Leur association systématique de l'ascendant décisionnel ou physique de la reine-consort à une dévirilisation des hommes de pouvoir conduisant inéluctablement à une catastrophe est en effet un stratagème à peine voilé pour conjurer l'anomalie que constitue l'autorité d'une femme en faisant naître la peur en général, mais plus particulièrement celle du ridicule, chez leurs lecteurs en majorité masculins.

Buchanan est le premier ((William Drummond ira plus loin encore puisqu'il superposera à l'idée de cette interruption incongrue du combat vaillant entre le roi d'Écosse et Sir Ralph Grey - qui s'apprêtait à perdre le château de Marchmond - l'hypothèse que la reine d'Écosse était un agent de l'Angleterre infiltré auprès du roi. Elle aurait, selon lui, fait mine d'avoir vent d'informations alors qu'en réalité, elle ignorait tout du complot qui se préparait. [(1749, 41). «Whether she had any inckling of the conspiracy indeed, or contrived this to divert his forces from the Assault, and further harm of the English her Friends and countreymen, it is uncertain ».])) à user de la méthode dans son récit de l'intervention de la reine à Roxburgh pour pimenter la version neutre d'Hector Boece qui s'était contenté d'indiquer : « The Qwene came at the post to the army, schawand how sindry grete princes of the realme war conspiritt aganis him » (1938-1941, II, 398). Chez Buchanan, en revanche on sent poindre la fierté virile qui se raille du roi par la bouche du vulgaire lorsqu'il raconte : « The King, being dismayed at this sudden news, disbanded his army and return'd home, but was very ill spoken of amongst the vulgar because, just upon the point of surrender, at the beck of a woman he retir'd after the kingdom had been at so much charge and trouble, so that he seem'd to have fought for nothing by his arms but disgrace » (1690, 355).

Hector Boece avait cependant lui aussi cédé à la tentation de l'inversion du genre en mettant en relief le courage d'une virago dans la scène du meurtre du roi. Il est en effet le premier à avoir enrichi le récit qui circulait jusqu'au début du XVIe siècle de l'épisode Catherine Douglas, une jeune servante connue chez les historiens sous le surnom de la fille « de la barre » ((« the bar-lass »)) (Connolly, 1992, 46) car elle aurait tenté d'empêcher l'irruption des assaillants dans la pièce où se trouvait le roi en plaçant son bras dans la glissière qui servait à barrer la porte. Son acte de bravoure fut cependant de peu d'effet : « because scho was bot young, hir arme was sone brokkin all in schoyndre, and the dure dongin vp be force, throw quhilk thai enteritt (Boece, 1938-1941, II, 399).

Dans le courant du XVIe siècle, c'est le rôle de la reine qui s'étoffe pour grossir les rangs des viragos qui entourèrent le roi au moment de sa mort. Elle est présentée à partir de cette date  comme un bouclier humain s'interposant de son propre chef entre le roi et ses meurtriers. Buchanan raconte ainsi : « The Queen threw herself upon his body to defend him, and when he was thrown down she spread herself over him, and after she had receiv'd two wounds, she would hardly be pluckt off » (1690, 356). La version altérée par Boece puis par Buchanan, pour ne citer qu'eux, n'est cependant pas la seule à s'être transmise d'une génération d'historiographes à une autre. Il existe au moins une seconde tradition en la matière qui s'est construite autour de la traduction d'une source latine par John Shirley (c.1366-1456) sous le titre The Dethe of the Kinge of Scotis. Or, dans cette version, les représentations de Jeanne Beaufort et de Jacques Ier sont beaucoup plus conformes aux attentes de la société patriarcale du début de la période moderne. Le roi en effet n'y est pas présenté comme le protégé d'un bataillon de femmes mais bien à la tête de ce régiment puisque c'est lui qui, dès qu'il entend le raffut des hommes de Robert Graham, les charge de garder la porte du mieux qu'elles peuvent (Connolly, 1992, 58) pendant qu'il cherche un moyen d'échapper à ses ennemis. Après avoir tenté en vain de desceller les fenêtres et s'être caché dans un tunnel, il est toujours maître du jeu et ordonne qu'elles lui lancent des draps et l'aident à remonter (Connolly, 1992, 60). Enfin, lorsque ses ennemis le retrouvent et se glissent à leur tour dans le tunnel, il se bat seul et vaillamment contre eux. Il repousse un temps leurs assauts à mains nues - « for the King was of his statur and parsoone a man right manly and stronge » (Connolly, 1992, 61) - avant de tomber sous les couteaux car la lutte était inégale. Dans ce récit, donc, l'honneur royal et sa masculinité sont saufs au même titre que la reine incarne à la perfection la fragilité du sexe féminin telle qu'elle se concevait dans les mentalités renaissantes. Shirley décrit en effet Jeanne Beaufort pétrifiée par la peur et incapable de se défendre elle-même, ce qui lui vaut les deux blessures que tous les chroniqueurs évoquent. Par ailleurs, elle ne doit sa survie qu'à l'intervention d'un fils de Robert Graham qui couvrit son assaillant de honte en lui lançant : « what wolle yee do for schame of youreselfe to the queene ? Sche is but a womman, lett us goo seche the King » (Connolly, 1992, 59).

Comment donc interpréter le choix opéré par les chroniqueurs du XVIe siècle entre ces deux versions du meurtre de Jacques Ier ? Et dans quelle mesure ce choix peut-il être perçu comme l'expression d'une masculinité menacée dans ses privilèges et ses attributs ?

Si l'on ne peut instrumentaliser à des fins argumentatives la réalité historique qui veut que le roi se soit retrouvé exclusivement en compagnie de femmes au moment de son meurtre et ce, en raison des pratiques de la cour d'Écosse, on peut légitimement s'interroger sur le sens de la surenchère progressive dans les récits en matière de courage et d'initiative féminine. Une lecture possible consiste à y lire l'expression de cette peur plus générale à la Renaissance de voir le monde se pervertir en s'inversant en signe de la colère et du châtiment divin. L'inversion des hiérarchies était un des pivots conventionnels sur lesquels s'articulaient les discours culpabilisateurs des moralistes et des prédicateurs par exemple. C'est ainsi, du reste, que les protestants anglais et écossais présentèrent l'accès au pouvoir successivement de Marie et Elisabeth Tudor en Angleterre ou de Marie de Guise et Marie Stuart en Écosse. La gynécocratie devint ainsi synonyme de punition, une punition qui sanctionnait toutes les erreurs spirituelles ou politiques, du régicide à l'incapacité à rétablir la paix civile en passant par le mauvais gouvernement. Dans le cadre des récits de la mort de Jacques I, la présence de viragos en nombre croissant peut partant être lue comme une mise en garde subliminale pour calmer les velléités séditieuses de la noblesse écossaise et inviter la dynastie Stuart à plus de méfiance à son égard.

Cette lecture de l'ascendant féminin comme relevant d'une stratégie rhétorique est confirmée par la fonction pragmatique du personnage de la reine-consort dans le dernier passage des chroniques qu'il me reste à évoquer, à savoir le kidnapping du roi aux mains du chancelier. La supériorité de Jeanne Beaufort sur Crichton y est, en effet, de nouveau présentée comme une sanction. Les chroniqueurs racontent, non sans une certaine jubilation, comment  le chancelier, qu'ils considèrent comme un tyran, s'est fait duper par la reine qui parvint à ramener le roi avec elle en le cachant dans un coffre. Pour ne citer qu'un exemple, celui de Buchanan, il écrit à ce propos: « The Queen had no less valiantly than happily freed the King out of prison and so deliver'd others from the Chancellor's tyranny » (1690, 361). La défaite du Chancelier est d'autant plus humiliante pour lui qu'elle lui est imposée par une femme. Pour s'en convaincre on peut citer Drummond qui commence son récit de l'épisode par: « Transported by divers motions she at last resolveth to change the Game of State, and by a womanish conceit befool Masculine Policy » (1749, 55), ou Buchanan qui conclut: « The craft of the Queen was commended by all, and the old opinion of wisdom which the chancellor had obtained became now to be ridicule even to the vulgar » (1690, 361). Ces commentaires confirment que jusqu'à Jeanne Beaufort, mais cela est aussi vrai pour Marie de Gueldres, Margaret Tudor, Marie de Guise et Marie Stuart, la supériorité des femmes n'est jamais évoquée dans les chroniques étudiées de manière positive pour le genre féminin. Elle demeure un de ces impossibilia amusants qu'on ne tolère que transitoirement pour rappeler aux hommes leurs devoirs tout en ne manquant pas de répéter, pour conjurer le sort, le peu d'appétence du beau sexe pour la chose politique. Ainsi, dans le passage qu'il consacre au rapt du jeune roi dans The History of Scotland, Buchanan fait dire à Jeanne Beaufort qui réclame qu'on lui rende son enfant : « As for other parts of the government, let them take it who thought themselves fit to manage and undergo so great a burden » (1690, 360).

La réalité était pourtant bien différente, comme l'a établi l'historienne Fiona Downie qui démontre de manière convaincante que le remariage de Jeanne Beaufort à un membre du clan Douglas était une manière de s'extirper de l'étau dans lequel elle était prise entre le Chancelier et le Régent et d'exercer, en s'appuyant sur un troisième homme qui pouvait lui garantir sa sécurité physique, l'autorité qu'elle estimait lui revenir (Downie, 2006, 138-155). Une telle preuve de curiosité pour le pouvoir et d'audace, puisque Jeanne Beaufort savait qu'elle jouait quitte ou double en contractant une union qui risquait de lui faire perdre toute légitimité en tant que gardienne du roi son fils, ne lui fut cependant pas reconnue par les chroniqueurs du XVIe et duXVIIe siècle. Dans les dernières lignes qu'ils lui consacrèrent, ils la portraiturèrent au contraire comme l'instrument des ambitions de son second époux. Drummond écrit ainsi: « James Stewart Son to the Lord of Lorne [...] marryed the Queen Dowager, not so much out of love of her person or Dowry as of Ambition, by her means intending to reach the government of the State, and get into his custody the person of the King » (Drummond, 1749, 57). Il apparait donc qu'au moment de conclure sur son rôle dans l'histoire du Royaume et après l'avoir instrumentalisée à des fins pédagogiques, ils la renvoyaient à la passivité qui seyait, selon eux, à son sexe et retardaient par la même occasion la résurgence de la figure de la femme de pouvoir dans l'histoire d'Écosse. Ils réserveront le même sort à Marie de Gueldres et à Margaret Tudor pour construire in fine « le mythe de la première fois » ((Par « mythe de la première fois », j'entends l'illusion créée à chaque fois qu'une femme accède au pouvoir que c'est la première fois que la disposition de la coutume en matière successorale se trouve renversée de la sorte.)) qui leur sera si utile pour affaiblir l'autorité de la Régente Marie de Guise et celle de sa fille Marie Stuart, reine d'Écosse.

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Pour citer cette ressource :

Armel Dubois-nayt, La difficile résurgence de la figure de la reine-consort dans les chroniques écossaises (1371-1655), La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), septembre 2011. Consulté le 19/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/civilisation/domaine-britannique/irlande-et-ecosse/la-difficile-resurgence-de-la-figure-de-la-reine-consort-dans-les-chroniques-ecossaises-1371-1655-