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La représentation du "torbido ingegno" de Caravage dans la littérature artistique italienne du Seicento

Par Ismène Cotensin : Maître de Conférences - Université Jean Moulin-Lyon3
Publié par Damien Prévost le 16/03/2012

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Michelangelo Merisi, dit Le Caravage, est sans doute l’un des peintres italiens les plus célèbres du XVIIe siècle. Sa peinture en clair-obscur, sa représentation jugée triviale de certaines scènes religieuses ont choqué nombre de ses contemporains. Son art, mais aussi sa personnalité ont été au cœur de polémiques animées, notamment dans les biographies qui lui ont été consacrées durant le XVIIe siècle. Cet article propose un parcours littéraire, dont le fil conducteur est la représentation du « torbido ingegno » de Caravage, au sein des ouvrages de Vies d’artistes.

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Cet article est la version écrite de la conférence donnée par Ismène Cotensin à l'ENS de Lyon le 1er mars 2012 dans le cadre du "Séminaire d'études italiennes" organisé par l'Université Lyon3 et l'ENS de Lyon.

Introduction

Évoquer le caractère turbulent, pour ne pas dire belliqueux et violent d'une des plus grandes figures de la peinture italienne relève du lieu commun. En effet, au nom de Caravage sont couramment associées des dénominations péjoratives. Stendhal le qualifiait d'infâme tandis que le peintre et critique d'art britannique Roger Fry voyait en lui le premier artiste « à défier la tradition et l'autorité ».

Ce qui m'a intéressée, au cours de mes recherches, c'est de constater que les biographes contemporains de cet artiste ont bien véhiculé cette image controversée, mais qu'ils l'ont également mise au service de leur critique du style révolutionnaire du peintre.

C'est pourquoi je vous propose un parcours littéraire au sein des ouvrages de Vies d'artistes qui ont été écrits au XVIIe siècle par des auteurs qui sont des artistes eux-mêmes ou bien des érudits amateurs d'art, et qui ont donc écrit une Vie de Caravage.

Le point de départ est l'expression que j'ai utilisée dans le titre de mon intervention : « torbido ingegno », occurrence que l'on trouve répétée comme un leitmotiv par l'un des biographes les plus importants du peintre, Giovanni Pietro Bellori, et sur lequel je reviendrai plus tard. Dans cette expression, c'est l'épithète « torbido » qui confère une connotation négative, puisque, si l'on se réfère à sa définition dans le dictionnaire, il qualifie quelqu'un de « non puro, non innocente; poco onesto ». « Torbido » est associé à « ingegno », qui peut s'entendre de deux façons, selon moi : d'une part l'intelligence créative et d'autre part l'ensemble des qualités dont est doté, par nature, un individu. Or ce double-sens permet de lier les deux pôles que sont le tempérament de l'artiste et son œuvre. C'est dans ce rapport indissociable, du moins au XVIIe siècle, de la vie et de l'œuvre que se situe le nœud du problème : les biographes n'ont eu de cesse d'expliquer le style novateur de Caravage par son comportement violent et passionné.

I. Portrait moral de Caravage

Voyons donc comment les biographes présentent le peintre lombard, dans la séquence de la Vie traditionnellement consacrée au portrait moral de l'artiste, et qui se situe après le catalogue raisonné, le récit de la vie et de la mort de ce dernier.

Le premier auteur à avoir écrit sur Caravage n'est pas italien, mais flamand. En effet, c'est dans le Schilderboek (Le livre des peintres), que le peintre Karel Van Mander publie en 1604, que l'on trouve quelques lignes consacrées au Lombard. Ce livre revêt une importance capitale dans l'histoire de la littérature artistique européenne car c'est l'équivalent des Vite de Vasari pour les peintres du Nord (Pays-Bas et Allemagne). Van Mander a d'ailleurs rencontré Vasari à Florence dans les années 1570. Le Schilderboek réunit en fait six textes différents, dont trois principaux à teneur historique : les Principes du très noble art de la peinture qui contiennent des considérations esthétiques ; la Vie des peintres célèbres de l'antiquité (compilation de textes de Pline l'Ancien) ; la Vie des peintres italiens modernes, est en réalité une traduction de plusieurs Vies vasariennes, mais avec des additions personnelles sur les artistes contemporains que l'auteur avait rencontré lors de son séjour à Rome.

C'est dans ces notes personnelles que l'on trouve mentionnée la personnalité de Caravage : « Ora egli è un misto di grano e di pula[1] ; infatti non si consacra di continuo allo studio, ma quando ha lavorato un paio di settimane, se ne va a spasso per un mese o due con lo spadone al fianco e un servo di dietro, e gira da un gioco di palla all'altro, molto incline a duellare e a far baruffe, cosicché è raro che lo si possa frequentare ». Un homme peu fréquentable, donc, car peu persévérant dans le travail et surtout enclin à chercher des noises.

La propension de Michelangelo Merisi à se quereller avec n'importe qui revient dans toutes les biographies.

  • Dans ses Considerazioni sulla pittura (1614-1621), Giulio Mancini évoque « la bestialità » du peintre, la « stravaganza » de ses mœurs.
  • Quant à Giovanni Pietro Bellori, ses propos rappellent ceux de Van Mander : « dopo ch'egli haveva dipinto alcune hore del giorno, compariva per la Città con la spada al fianco, e faceva professione d'armi, mostrando di attendere ad ogn'altra cosa fuori che alla pittura ». Le récit apparemment anecdotique de Bellori est en réalité perfide : il insinue en effet que Caravage est un vulgaire fanfaron qui n'a que faire de la peinture. Plus loin, Bellori rapporte une série d'anecdotes démontrant l'excentricité de Caravage qui revêtait de beaux vêtements mais les portait jusqu'à ce qu'ils tombent en lambeaux, ne se lavait pratiquement pas, ou encore se servait de la toile d'un tableau en guise de nappe.
  • Giovanni Baglione, qui fut un peintre à succès à la même époque que Caravage, consacre dans ses Vite un long paragraphe à la description du caractère violent du peintre et à la vie de débauche à laquelle, selon lui, il s'est livré. Il écrit : « Fu Michelangelo, per soverchio ardimento di spiriti, un poco discolo, e tal'hora cercava occasione di staccarsi il collo, o, di mettere a sbaraglio l'altrui vita ».
  • Même Passeri, auteur méconnu d'un recueil de biographies d'artistes se présentant comme la suite des Vite de Baglione, évoque le tempétueux Passeri relate un épisode où Caravage apparaît comme un homme violent et colérique. Pour peindre la Vierge dans la Madone des pèlerins, Caravage a pris pour modèle la fille d'une de ses voisines. Apprenant cela, le fiancé de la jeune fille croit que celle-ci le trompe avec un « pittoraccio », un vulgaire peintre. La mère raconte cette méprise à Caravage, lequel entre dans une colère noire et va violemment agresser le jeune homme. Les termes employés n'ont rien de surprenant : le peintre apparaît sous les traits d'une bête féroce, incontrôlable et dangereuse (« quella fiera indemoniata », la « bestiale risoluzione »).
  • À la fin du XVIIe siècle, le florentin Filippo Baldinucci relaie l'opinion de ses prédécesseurs dans ses Notizie de' professori del disegno. Il insiste lui aussi sur le caractère fougueux et la promptitude à la bagarre de l'artiste : « un cervello stravagante, poco inclinato al rispetto, e fusse di risse e contese amico assai. »

Un événement capital de la vie de Michelangelo Merisi devient l'ultime représentation de la nature belliqueuse de l'artiste : le meurtre, lors d'un duel organisé le 28 mai 1606, d'un dénommé Ranuccio Tomassoni, à la suite duquel Caravage a dû fuir Rome et se réfugier à Naples, puis à Malte et en Sicile. Baglione et Bellori font un récit assez semblable de la scène. Baglione écrit :

[...] affrontatosi con Ranuccio Tomassoni giovane di molto garbo, per certa differenza di giuoco di palla a corda, sfidaronsi, e venuti all'armi, caduto a terra Ranuccio, Michelagnolo gli tirò d'una punta, e nel pesce della coscia feritolo il diede a morte.

Bellori raconte :

Venuto però a rissa nel giuoco di palla a corda con un giovine suo amico, battutisi con le racchette, e prese armi, uccise il giovine, restando anch'egli ferito.

Les deux biographes s'accordent à dire que la rixe a commencé sur un terrain de jeu de paume, et que Merisi a mortellement blessé son adversaire, sûrement à l'arme blanche. Baglione sous-entend même que le premier aurait profité d'un moment de faiblesse du second, alors que celui-ci était à terre, soulignant ainsi la cruauté du meurtrier. D'après les historiens qui ont tenté de reconstituer les circonstances de ce drame, la scène se serait déroulée dans le quartier du Champ de Mars à Rome (aujourd'hui un quartier central de Rome, qui s'étend de la piazza di Spagna à la piazza del Popolo, en passant par le Mausolée d'Auguste ). Il semble qu'à l'origine du conflit il y ait eu de mystérieuses dettes de jeu non soldées par Caravage. Gravement blessé à la tête, Caravage trouve refuge dans la campagne romaine, grâce à l'aide de la famille Colonna ; sa fuite lui vaut une condamnation à mort par contumace. Durant les quatre années qui lui restent à vivre, le peintre s'obstinera à faire commuer cette peine, voire à obtenir l'amnistie de la part du pape Paul V.

Curiosité à noter : Giovanni Baglione accorde, dans ses Vite, une place de choix à cet événement qui fit de Caravage un assassin en fuite. En revanche, il ne mentionne nullement le procès qui l'opposa personnellement à l'artiste, en 1603[2]. Cette absence est d'autant plus étonnante que, le procès s'étant conclu par la condamnation du Lombard, cet événement aurait pu constituer un élément de poids dans la critique de la vie du peintre. Deux hypothèses s'offrent à nous : soit Baglione considère que son ouvrage n'a pas à être le lieu de règlements de compte personnels, soit, les années ayant passé, et son adversaire étant décédé, son animosité s'était peut-être apaisée. Aucune indication, dans le texte, ne nous permet de privilégier une interprétation plutôt qu'une autre. Pourtant, dans la mesure où Baglione n'a pas non plus évoqué son différend avec une autre peintre, Gaspare Celio, on peut penser qu'il a volontairement exclu de son recueil de Vies d'artistes toute allusion à sa vie personnelle.

Les minutes du procès qui ont été conservées nous informent du climat délétère dans lequel se déroula l'audition des deux parties. Le contenu obscène du poème, puis la critique cinglante, de la part de Caravage, du style de Baglione pendant le procès, expliquent peut-être pourquoi le Chevalier a préféré passer sous silence cet événement. En effet, relater ce procès, quand bien même celui-ci s'est-il achevé par la condamnation de l'accusé, aurait nécessité de mentionner ses causes, du moins dans ses grandes lignes. Or, Baglione était un homme orgueilleux et soucieux de sa réputation. Il a donc probablement fait le choix de taire cet événement en raison de son caractère profondément insultant, et a mis en relief d'autres épisodes de la vie de Merisi, auxquels il n'était pas mêlé et qui démontraient tout autant la nature belliqueuse du peintre.

La violence de Caravage devient ainsi un véritable topos dans la littérature artistique italienne du Seicento. Les qualificatifs employés pour décrire sa personnalité se répètent quasiment à l'identique d'un recueil à un autre, et c'est cette répétition qui fait accéder ce « torbido ingegno », cette « bestialità » à l'état de topos littéraire. Ces traits de personnalité figés du peintre lombard sont, dans un second temps, instrumentalisés par les auteurs qui n'apprécient pas ses tableaux. Les mœurs de l'artiste sont donc un élément biographique qui permet de renforcer la critique artistique du naturalisme.

II. Critique du naturalisme

Diane et Actéon, Chevalier D'Arpin
Source : Wikimedia, Creative Commons (CC)
La fuite d'Énée, Federico Barocci
Source : Wikimedia, Creative Commons (CC)
La pietà degli angeli, Federico Zuccari
Source : Wikimedia, Creative Commons (CC)
La résurrection de Lazare, Girolamo Muziano
Source : Wikimedia, Creative Commons (CC)

À la fin du XVIe siècle, quatre styles dominent la peinture à Rome (voir les 4 illustrations ci-dessus) : celui des maniéristes toscans, celui de Federico Zuccari, qui mêlait des éléments maniéristes à des couleurs empruntées aux peintres vénitiens. Girolamo Muziano, originaire de Brescia, proposait quant à lui une peinture d'inspiration vénitienne et avait un penchant prononcé pour les paysages. Enfin, on trouvait un dernier style, inspiré de celui du Corrège et incarné par Federico Barocci. Dans l'ensemble, ces quatre styles représentaient une « ultima maniera » académique : pas complètement anti-maniériste ni révolutionnaire dans la perspective d'un Caravage ou d'un Carrache, mais qui s'éloignait tout de même des complexités maniéristes. La véritable rupture advient dans la dernière décennie du XVIe siècle avec l'irruption sur la scène artistique romaine de deux peintres originaires du Nord de l'Italie : le Lombard Caravage et le Bolonais Annibal Carrache.

Les similitudes entre ces deux artistes s'arrêtent à cette proximité géographique. En effet, Annibal, en compagnie de son frère Augustin et de leur cousin Ludovic, était largement influencé par l'art vénitien et par Le Corrège.

Galerie du palais Farnèse, Annibale Carracci
Source : Wikimedia, Creative Commons (CC)
Le triomphe de Bacchus et Ariane, Annibale Carracci
Source : Wikimedia, Creative Commons (CC)

À peine arrivé à Rome en 1595, invité par le Cardinal Odoardo Farnèse, il tombe sous l'emprise du génie de Raphaël. Sa peinture célèbre le culte de la beauté classique. Là où les peintres maniéristes s'éloignaient le plus possible de la nature, Annibal prône au contraire l'imitation parfaite de la nature. La décoration à fresque du Camerino et de la Galerie du Palais Farnèse constitue une pièce essentielle de l'apport d'Annibal à la peinture romaine. La Galerie, complètement achevée en 1608, peut être considérée comme le décor fondateur du Seicento ; elle a servi de point de repère à tous les artistes des générations suivantes (voir les 2 illustrations ci-dessus).

Quant à Michelangelo Merisi, natif de la bourgade lombarde de Caravaggio, il voulait avant tout représenter la vérité telle qu'il la voyait et n'était pas attiré par les modèles classiques. À une peinture certes inspirée par la nature, mais rehaussée par une conception noble d'Annibal Carrache, Caravage oppose donc une peinture plus vivante, proche de la réalité, même la plus vile, une peinture que les spécialistes ont qualifié plus tard de naturaliste.

Les biographes de Caravage critiquent tous sa manière de peindre. A cet égard, Baglione et Bellori sont les auteurs les plus virulents.

1. Baglione

Madone de Lorette, Giovanni Baglione
Source : Wikimedia, Creative Commons (CC)

Baglione condamne fermement la représentation triviale que l'artiste fait de certains personnages dans des scènes pieuses. Ainsi, dans le tableau intitulé Madone de Lorette - ou Madone des pèlerins (Rome, église Saint-Augustin - illustration ci-dessus) - les deux pèlerins qui sont agenouillés devant la Vierge, les pieds nus et sales visibles au premier plan, choquent le biographe : « [...] fece una Madonna di Loreto ritratta dal naturale con due pellegrini, uno co' piedi fangosi, e l'altra con una cuffia sdrucita, e sudicia ; e per queste leggierezze in riguardo delle parti, che una gran pittura haver dee, da popolani ne fu fatto estremo chiamazzo. »

Les pieds noirs et caleux des deux hommes sont devenus, par la suite, l'un des symboles de l'esthétique caravagesque. Bien plus, le Chevalier dénonce la mauvaise influence que le Lombard exerce sur les jeunes artistes : ceux-ci concentrent leur attention sur la couleur et l'imitation de la nature. La conséquence est simple : « non studiano ne' fondamenti del disegno, e della profondità dell'arte [...], non sanno mettere due figure insieme, né tessere historia veruna... » Baglione accuse Caravage de détruire la peinture par son mépris du dessin, et, en corollaire, de transmettre un patrimoine artistique corrompu à ses disciples.

C'est assez paradoxal quand on sait que le peintre Baglione a eu une période caravagesque au début de sa carrière. Au tournant du XVIIe siècle, Baglione s'affranchit soudainement de la tradition maniériste incarnée par le Chevalier d'Arpin et se tourne vers le réalisme de Caravage.

C'est très probablement par l'intermédiaire du Cardinal Benedetto Giustiniani que Baglione voit pour la première fois les œuvres de Caravage ; son frère Vincenzo Giustiniani était en effet l'un des principaux mécènes du Lombard et possédait dans sa collection de nombreuses toiles de ce dernier. Baglione retient dans un premier temps de la peinture de Caravage le jeu de clair-obscur et la représentation des personnages en grandeur nature.

En 1601-1602, au moment où Caravage triomphe à Saint-Louis-des-Français, Giovanni Baglione devient l'un de ses principaux rivaux. La ressemblance stylistique entre les œuvres des deux peintres a d'ailleurs été à l'origine de nombreuses erreurs quant à l'attribution de tableaux (voir les 2 illustrations ci-dessous : Amour victorieux Caravage, Amour profane et amour sacré Baglione).

Amour victorieux, Caravage
Source : Wikimedia, Creative Commons (CC)
Amour profane et amour sacré, Giovanni Baglione
Source : Wikimedia, Creative Commons (CC)

Toutefois, la période caravagesque de Baglione prend fin assez rapidement, en 1602-1603 :le peintre romain poursuit ses recherches naturalistes, mais dans une tout autre direction, en suivant la manière d'Annibal Carrache (voir les 2 illustrations ci-dessous sur le thème d'Hercule). Une interprétation intéressante semble expliquer ce revirement : Baglione aurait pris conscience du danger que pouvait représenter une pleine adhésion à l'art de Caravage et se serait tourné vers un style moins provocateur, plus consensuel, et en plein essor à Rome. Baglione aurait trouvé dans l'œuvre des Carrache une iconographie exprimant justement la foi chrétienne, conforme à ses aspirations personnelles.

Hercule au carrefour, Giovanni Baglione
Source : Wikimedia, Creative Commons (CC)
Hercule , Annibale Carracci
Source : Wikimedia, Creative Commons (CC)

2. Bellori

Le recueil de Vies de Bellori repose sur un socle théorique, incarnée par la doctrine classiciste de l'Idée. C'est un idéalisme empirique qui repose sur le principe de la sélection, dans la nature, des meilleurs éléments et leur combinaison pour créer une œuvre parfaite. Bellori juge les styles, et donc les œuvres des artistes, à l'aune de leur rapport à l'Idée. Le naturalisme de Caravage est critiqué parce qu'il imite la nature sans la sublimer par l'Idée. L'art d'Annibal Carrache correspond, pour Bellori, à la renaissance de la peinture dans les premières années du XVIIe siècle. Par l'étude des plus grands maîtres du Cinquecento, en particulier Raphaël, Annibal est parvenu à une synthèse de l'Idée et de la nature. Dans le texte introductif, intitulé L'Idea, Bellori explique les raisons pour lesquelles les peintres naturalistes se trompent, et, par conséquent, nuisent à la noblesse de la peinture : « [...] quelli, che si gloriano del nome di naturalisti, non si propongono nella mente idea alcuna ; copiano i difetti de' corpi, e si assuefanno alla bruttezza ed a gli errori giurando anch'essi nel modello come loro precettore ». Le terme « idée » se trouve confronté à tous ses antonymes : « difetti », « bruttezza » et « errori ». Ce que Bellori reproche fondamentalement à Caravage, c'est de s'être contenté d'imiter la nature, en restant tributaire du sens de la vue, sans procéder à la fameuse sélection puis à la combinaison des plus belles formes naturelles.

Le recueil de Bellori a la particularité de posséder, comme la seconde édition des Vite de Vasari d'ailleurs (1568), des portraits des artistes. Bellori a inséré un portrait et une allégorie, agrémentée d'une devise, en guise d'introduction à chaque Vie.

Plus précisément, on trouve d'abord sur une pleine page un portrait gravé, à l'eau-forte, de l'artiste, puis placée juste au-dessus de l'incipit de la biographie, une seconde gravure de plus petite taille représentant une allégorie et sa devise écrite en latin. La devise choisie comme emblème de la Vie de Caravage est significative : Praxis (voir illustration ci-dessous). Ce terme est à entendre, non pas comme l'aisance pratique à réaliser des tableaux, mais plutôt comme la technique qui consiste à créer une œuvre d'après nature, sans avoir forgé d'Idée au préalable.

praxis
Praxis, Michelangelo Da Caravaggio

La gravure montre une vieille femme assise qui tient un compas de la main gauche, et un fil lesté d'un poids de la main droite. Elle représente très probablement l'expérience, et surtout la « pratique », qui s'oppose à l'Idée prisée par l'auteur. Selon Bellori, ses méthodes de travail n'ont rien d'innovant, bien au contraire : elles reposent sur d'anciennes techniques, qui ont été dépassées par l'approche intellectuelle et idéalisante d'Annibal Carrache puis de ses successeurs.

À trois reprises, l'expression « torbido ingegno » est employée par Bellori. Plus précisément, une fois telle quelle et une seconde fois avec l'adjonction d'un autre épithète « ingegno torbido e contenzioso ». Le terme « contenzioso » permet à Bellori de mettre l'accent sur la propension de l'artiste à provoquer querelles et conflits. Ce qui est remarquable, au niveau de la construction de la biographie, c'est que cette occurrence apparaît à chaque fois à un moment charnière de la narration : le « torbido ingegno » est en effet l'élément perturbateur qui fait basculer la situation : alors que le peintre jouit d'une position favorable, une crise survient brusquement (épisode où Caravage manifeste sa violence), qui entraîne ensuite la fuite de l'artiste.

  • première exemple : à ses débuts, lorsqu'il est en apprentissage à Milan et qu'il progresse en réalisant des portraits, il est déjà victime de sa nature : « Si avanzò per quattro o cinque anni facendo ritratti, e dopo, essendo egli d'ingegno torbido e contenzioso, per alcune discordie fuggitosene da Milano giunse in Venezia, ove si compiacque tanto nel colorito di Giorgione che se lo propose per iscorta nell'imitazione ».
  • deuxième exemple : à Malte, alors qu'il jouit des faveurs du Grand Maître de l'Ordre de Malte et qu'il a été fait Chevalier de ce même ordre, son tempérament bagarreur reprend le dessus et le mène en prison d'où il s'échappe pour fuir de nouveau, en Sicile cette fois-ci : « Ma in un subito il suo torbido ingegno lo fece cadere da quel prospero stato e dalla benevolenza del Gran Maestro, poiché venuto egli importunamente a contesa con un  cavaliere nobilissimo, fu ristretto in carcere e ridotto a mal termine di strappazzo e di timore ».
  • troisième exemple : même lorsqu'il juge le style du peintre, Bellori fait intervenir sa nature bagarreuse pour expliquer le basculement du côté du naturalisme. Ce qu'il nomme la « première manière » du peintre, celle de ses débuts, est appréciée : elle est douce car influencée par la peinture dite lombarde (il faut comprendre plus généralement l'Italie septentrionnale, qui inclut la Vénétie). Mais Caravage bascule ensuite du côté du clair-obscur, entraîné, écrit le biographe, par son tempérament, « come ne' costumi ancora era torbido e contenzioso ».

On voit donc très clairement comment Bellori lie méthodiquement, systématiquement, la vie et l'œuvre de l'artiste : les mœurs ont forcément une influence sur la création picturale, bien plus elles sont la cause d'un tel choix artistique. Bellori pousse même plus loin son raisonnement puisqu'il établit un parallèle entre d'une part le teint et la couleur des cheveux du peintre et d'autre part le clair-obscur qu'il pratique.

« Tali modi del Caravaggio acconsentivano alla sua fisionomia ed aspetto : era egli di color fosco ed aveva foschi gli occhi, nere le ciglia e i capelli ; e tale riuscì ancora naturalmente nel suo dipingere ».

III. Reconnaissance de la dimension novatrice de l'art de Caravage

Parmi tous ces commentaires critiques à l'égard, et de la personnalité de Caravage, et de son art, un aspect positif est cependant mis en valeur par deux biographes, Passeri et Bellori. Il s'agit de la reconnaissance de la réforme picturale de Caravage, qui a ainsi permis la rupture avec le Maniérisme, unanimement décrié par les auteurs du XVIIe siècle.

1. Giovanni Battista Passeri

Il considère Caravage comme le premier artiste à avoir sauvé la peinture de la déchéance dans laquelle elle était plongée à la fin du XVIe siècle. Il explique : « fece prender fiato al gusto buono, et al naturale, il quale allora era bandito [...] ; aperse una fenestra per la quale fece rivedere la Verità, che si era già smarrita. »

Passeri accorde au peintre lombard le privilège d'avoir été celui qui a redonné vie à la peinture. La référence au souffle vital est significative de l'état dans lequel se trouvait, selon le biographe, cet art. Perdue dans les excès de l'artifice, moribonde, la peinture s'était trop éloignée du naturel, justement remis à l'honneur par Caravage.

C'est une réflexion étonnante de la part d'un partisan du classicisme. Passeri envisage l'art de Merisi avec du recul, il met en perspective les éléments de l'histoire de la peinture entre la fin du XVIe et le début du XVIIe siècle.

2. Bellori

Bellori aussi reconnaît le rôle historique joué par le peintre, et replace le travail de Caravage dans le contexte artistique de la fin du XVIe siècle :

« Giovò senza dubbio il Caravaggio alla pittura, venuto in tempo che, non essendo molto in uso il naturale, si fingevano le figure di pratica e di maniera, e sodisfacevasi più al senso della vaghezza che della verità. Laonde costui, togliendo ogni belletto e vanità al colore, rinvigorì le tinte e restituì ad esse il sangue e l'incarnazione, ricordando a' pittori l'imitazione ».

Bellori attribue des qualités indéniables au Caravage, comme l'indique le verbe qui ouvre la phrase : « giovò ». Elles reposent sur deux pratiques artistiques relancées par le peintre : le recours à l'imitation de la nature et l'emploi de couleurs vives et non plus délavées, que les artistes maniéristes avaient coutume d'utiliser. En intégrant à sa sélection de douze artistes un peintre aussi controversé que Merisi, et dont il ne partage pas les positions artistiques, Bellori rend malgré tout hommage au peintre qui a permis à la peinture de s'éloigner du maniérisme. Ce faisant, Bellori révèle un nouveau point commun avec Vasari. Dans la troisième partie des Vite, le Toscan avait en effet inséré les biographies de peintres qui, par leurs choix artistiques, n'entraient pas dans le cadre du processus d'évolution idéal décrit par l'auteur, mais qui étaient reconnus comme de grands noms de la scène artistique florentine du Cinquecento. Je pense par exemple au Rosso Fiorentino ou à Pontormo[3].

Finalement, le jugement de Bellori sur l'œuvre picturale de Caravage reste très mitigé :

« Sì come dunque alcune erbe producono medicamenti salutiferi e veleni perniciosissimi, così il Caravaggio, se bene giovò in parte, fu nondimeno molto dannoso e mise sottosopra ogni ornamento e buon costume della pittura. »

Toute l'ambiguïté de l'art du peintre lombard est contenue dans ce parallèle établi avec une plante susceptible de produire à la fois un remède curatif et un poison mortel.

Conclusion

Le Caravage a donc fasciné les biographes contemporains qui ont relaté sa vie tumultueuse. Même les plus critiques ont reconnu le caractère novateur, pour ne pas dire révolutionnaire, de son style pictural.

Malgré cette destinée violente et délictueuse, le peintre n'a jamais manqué de mécènes illustres et puissants. Grands collectionneurs, aristocrates et hommes d'église l'ont sans cesse soutenu, comme le Cardinal del Monte à ses débuts romains, puis Maffeo Barberini (futur Urbain VIII), ou encore le cardinal Scipione Borghese, qui tenta d'obtenir la grâce pontificale pour le peintre. La famille Colonna quant à elle favorisa la fuite du peintre après le meurtre de Tomassoni.

Caravage eut également un grand nombre d'imitateurs et successeurs, couramment regroupés sous l'appellation de « caravagistes » ou « naturalistes ».

Ce succès n'a pas échappé aux biographes, en particulier à celui qui nourrissait une haine particulière à son égard, Giovanni Baglione. Il conclut la Vie du peintre sur ces mots : « Nondimeno acquistò gran credito, e più si pagavano le sue teste, che l'altrui historie, tanto importa l'aura popolare, che non giudica con gli occhi, ma guarda con l'orecchie ».

Notes

[1] La balle : Pellicule qui enveloppe les grains des Graminées (blé, avoine, maïs, etc.) utilisée notamment pour l'alimentation animale.

[2] Le 28 août 1603 Caravage et son ami architecte Onorio Longhi sont convoqués devant le tribunal de Rome, avec les peintres Orazio Gentileschi et Filippo Trisegni. Ils sont accusés d'avoir diffamé Baglione dans un sonnet contenant de graves insultes à l'encontre du peintre. Le poème est en effet truffé d'allusions obscènes, voire scatologiques. Les auteurs ont affublé Giovanni Baglione d'un autre nom de famille, « Coglione », jouant sur la proximité phonique des deux noms, et ridiculisant ainsi leur victime. Au terme du procès, Caravage est condamné à une peine d'emprisonnement, qu'il purge à Tor di Nona entre le 11 et le 25 septembre 1603, date à laquelle il est libéré grâce à l'intervention de l'ambassadeur de France - preuve du soutien dont jouissait le peintre auprès du milieu français à Rome.

[3] Vasari critique ces trois peintres car ils se sont écartés du droit chemin, c'est-à-dire de l'axe académique de référence requis, en les taxant d'excentriques et en les diabolisant. Il raille par exemple Rosso Fiorentino qui partage sa vie avec un singe, lequel tombe un jour amoureux de l'un des apprentis du maître. Voir Véronique MÉRIEUX, « La Terza età des Vies de Vasari : dynamiques fondamentales et étayages », in Chroniques italiennes, numéro 1 série Web, spécial concours 2001-2002, Université de la Sorbonne Nouvelle-Paris III, p. 10-13.

 

Pour citer cette ressource :

Ismène Cotensin, La représentation du "torbido ingegno" de Caravage dans la littérature artistique italienne du Seicento, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mars 2012. Consulté le 17/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/litterature/renaissance/la-representation-du-torbido-ingegno-de-caravage-dans-la-litterature-artistique-italienne-du-seicento