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L'Après-guerre à Milan

Par Michel Feuillet : Professeur des Universités, Directeur du Département d’Italien - Université Jean Moulin LYON3
Publié par Damien Prévost le 12/10/2009

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Aussitôt après la violence de la guerre, les pertes de vies humaines, les destructions, les bombardements, les combats de rue, les actions héroïques, mais aussi les bassesses qui ont marqué la Libération, la ville de Milan, comme bien d'autres cités européennes, se réveille comme après un cauchemar et ouvre les yeux sur un matin encore incertain. Les quelques années, que l'on définit indirectement avec l'expression « Après-guerre», n'ont pas encore d'existence propre: elles succèdent à la cessation de la guerre, elles font suite plus largement au ventennio fasciste, mais restent - même pour l'observateur du XXIe siècle - une période transitoire et hésitante avant l'explosion, à la fin des années Cinquante, de ce que l'on appellera positivement le «Miracle», «Miracle italien» mais aussi plus précisément «Miracle milanais».

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Le florilège de tableaux sélectionné pour cette exposition, dans son foisonnement à la fois cohérent et varié, rend compte de l'esprit qui régnait alors à Milan. Les peintures, au même titre que les articles de presse ou les données sociologiques et économiques, mais selon un mode tout autre, font revivre la qualità dei tempi de l'Après-guerre et des prémices du « Miracle» à Milan. Dans ce sens, sont significatives les sculptures de Leone Lodi,  qui envahissent la ville décorant de nombreux édifices représentatifs de la réalité économique et culturelle de l'époque, comme le Teatro Manzoni ou l'immeuble des Assicurazioni Generali: son bas-relief La sauvegarde de l'épargne  rappelle indirectement la peur de la pauvreté vécue par beaucoup au cours de ces années de privations. Même si les styles diffèrent, les œuvres relèvent toutes d'une démarche figurative, comme si le réel s'imposait telle une nécessité.

Le choc de la guerre a été si violent que l'attention au monde est la seule voie qui s'ouvre aux artistes qui, à des degrés divers, se sentent engagés: la démarche de l'abstraction ou du symbolisme, relevant de l'imaginaire et du conceptuel, emmène nécessairement vers un monde intérieur ou vers un au-delà métaphysique. Au milieu des ruines, parmi ses concitoyens qui recherchent le minimum vital, l'artiste prend ses pinceaux pour dire la réalité. Cette réalité peut être une simple nature morte: Guttuso jette pêle-mêle des objets prosaïques pour peindre avec rudesse un hymne à la vérité la plus simple et la plus authentique, loin de tout propos esthétisant et mensonger; Gajoni peint une mansarde onirique, mais parfaitement «bohème».

Si la monumentalité de Milan est suggérée par telle ou telle toile, elle passe au second plan derrière une volonté de traduire la vie urbaine dans ce qu'elle a de plus authentique et de plus choral. La veduta offerte par Alfredo di Romagna intègre le célèbre théâtre de la Scala dans une perspective brumeuse, où s'élancent automobiles et tramways et où se presse la foule des piétons: sa touche nerveuse et riche rend compte de cette fébrilité mécanique et humaine. Avec Luigi Bracchi, la place de la Scala, vue depuis une fenêtre, apparaît en plongée selon un cadrage qui privilégie le mouvement des Milanais qui semblent tourner autour du monument central. Giovanni Lentini donne une vision semblable, celle d'une ville dynamique, vue de haut, qui se construit selon ses axes de circulation, même si la vision est rendue silencieuse et fantastique par le manteau de neige qui recouvre le vaste carrefour. Les grands espaces de la périphérie ont inspiré les peintres de l'Après-guerre. Ce n'est pas seulement dans le centre monumental que se développe la vie, mais aussi dans ces banlieues, où tout change si rapidement au cours de ces années-là: Milan, restant fidèle à son appellation antique - Mediolanum «la ville du centre» -, se développe en tache d'huile, au milieu de cette plaine où rien n'arrête sa croissance. Carlo Zocchi fait se détacher, sur l'immensité du ciel bleu, des pylônes, des câbles tendus, alors qu'à l'horizon, au-delà d'un vaste terrain vague, s'alignent des bâtiments industriels. Avec le même titre, Periferia, Ernesto Treccani laisse crier la couleur de la banlieue laborieuse.

C'est une approche plus intimiste que nous offre Francesco De Rocchi avec son Naviglio Martesana, un bord de canal où le peintre s'est représenté lui-même avec son chevalet, seul dans ce havre de paix ouaté. La Strada di città, vide de tout passant, peinte par Alfredo Beltrame, est pareillement modeste, même si la matière plus grasse et la vigoureuse superposition des plans donnent de la consistance à cette avenue anonyme. Une conception sociale, pour ne pas dire socialiste, préside à la réalisation de plusieurs tableaux où le travail est mis en scène dans sa réalité humaine - et inhumaine.

Avec Carlo Zocchi, des manœuvres s'affairent à remettre en état des voies ferrées, certainement endommagées par la guerre: la touche est vigoureuse, concrète, pour dire l'effort, la sueur... Giovanni Lentini, pour représenter un atelier (Fabbrica di spazzole), a recours a des tons terreux, froids; il ménage une distance entre le spectateur et les ouvrières en blouses bleues, le dos courbé sur leurs machines aux poulies infernales. Les Case popolari de Carlo Zocchi donnent l'idée de la choralité vécue avec ferveur dans les «coree» où s'entassent les familles des immigrés venus du Mezzogiorno: tous sont au balcon et s'interpellent, chacun dans son dialecte ; la fenêtre ouverte au premier plan laisse monter la rumeur de la vie collective.

La guerre semblerait déjà oubliée, si Aldo Brizzi ne venait pas témoigner avec sa toile pathétique, glorifiant le sacrifice des résistants pour la liberté: Il partigiano e la morte, où les lignes se brisent et les couleurs vives contrastent avec le blanc livide de la mort. Mais c'est bien l'oubli de la guerre qui domine, avec comme impératif « vivre». Cesare Monti avec ses belles élégantes brosse un hymne à la féminité - féminité qui assume une valeur symbolique avec le nu monumental de Carlo Bellesia qui se détache sur un paysage urbain; on pense au personnage de Nadia (Annie Girardot) dans Rocco et ses frères de Luchino Visconti, métaphore de cette Milan charmante et corruptrice.

La société de consommation se profile à l'horizon, même si pour beaucoup les futurs besoins sont encore des envies. Giuseppe Flangini magnifie la publicité de rue (Pubblicità a Milano). La joie de vivre caractérise bientôt ces années euphoriques, où les couples partent pour des escapades motorisées (Sulla Vespa d'Ernesto Treccani) jusqu'à un lungolago à la mode (Riflessi sul lago d'Alfredo Chighine). Les plus fortunés vont au spectacle: Alla Scala de Gina Zandavalli ainsi que les deux projets de costumes pour de Calderon de la Barca, Schisme d'Angleterre, peints avec brio par Pietro Reina, nous rappellent les années bénies de la lirica milanaise, où Maria Callas faisait ses débuts et où Arturo Toscanini était à la baguette. Carlo Prada évoque des loisirs plus populaires: sa Partita a biliardo rappelle l'atmosphère du Ponte della Ghisolfa écrit par Giovanni Testori.

Le noir du fascisme étant déjà oublié, la couleur s'impose, comme dans le nu solaire de Giuseppe Ajmone. Mais aussi le charme au quotidien (Discesa dal tram, vita milanese d'Alessandro Gallotti). Se met en place peu à peu l'image d'une Milan laborieuse, inventive et élégante. Ce sont là les traits positifs que l'on retient, encore aujourd'hui, de l'autre capitale de l'Italie.

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Article tiré du catalogue de l'exposition "L'Après-guerre à Milan - Industrie communication art et mode" qui s'est tenue à l'Université Jean Moulin du 6 au 21 mars 2008. Cette reproduction n'aurait pas pu être possible sans l'aimable autorisation du Professeur Michel Feuillet, commissaire de l'exposition.

 

Pour citer cette ressource :

Michel Feuillet, "L'Après-guerre à Milan", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), octobre 2009. Consulté le 02/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/arts/arts-visuels/l-apres-guerre-a-milan