Vous êtes ici : Accueil / Civilisation / XXe - XXIe / Fascisme et seconde guerre mondiale / La notion de déporté en Italie, de 1945 à nos jours - Droit, politiques de la mémoire et mémoires concurrentes

La notion de déporté en Italie, de 1945 à nos jours - Droit, politiques de la mémoire et mémoires concurrentes

Par Paola Bertilotti : Agrégée d'italien, doctorante - Sciences Po Paris
Publié par Damien Prévost le 21/10/2009

Activer le mode zen PDF

La version de cet article est dépourvue de notes de bas de page. La version "complète" est disponible dans l'ouvrage où cet article est publié.

img_1262256712658.jpg

La version de cet article est dépourvue de notes de bas de page.
La version "complète" est disponible dans l'ouvrage où cet article est publié.

De 1943 à 1945, près de Italiens furent transférés de force dans les territoires sous le contrôle du IIIe Reich par l'occupant nazi en accord et en étroite collaboration avec la République de Salo. Parmi eux, l'on dénombre, au regard des catégories nazies, environ 650000 internés militaires (Italienische Militärinternierten) détenus tout d'abord dans des Oflager ou Stammlager, puis à partir de l'automne 1944 dans des Arbeiterlager ; 100000 travailleurs requis destinés à être regroupés dans des Arbeiterlager ; entre 30 et 35 000 opposants politiques, criminels de droit commun ou individus arrêtés par mesure de représailles, tous dirigés vers des Konzentrationslager ; enfin quelques 10000 juifs raflés dans le cadre de la « Solution finale » et envoyés pour l'immense majorité d'entre eux à Auschwitz-Birkenau - à la fois centre de mise à mort et Konzentrationslager - et pour une très petite minorité, vers les Konzentrationslager de Bergen Belsen, Buchenwald, Ravensbrück ou Flossenbürg.

La quasi-totalité des travailleurs requis et 90 % des internés militaires survécurent et rentrèrent en Italie au lendemain de la guerre. Il n'y eut en revanche qu'un millier environ de survivants juifs, soit environ 10 %. À ce jour, l'on ne dispose pas de statistiques fiables concernant les opposants politiques, les détenus de droit commun et les victimes de rafles perpétrées au hasard. D'après leurs associations, l'on ne compterait qu'environ 3400 survivants, soit également 10 % de rescapés, un chiffre fort peu vraisemblable au regard des données dont l'on dispose pour les autres pays européens.

Comment ces différentes catégories furent-elles perçues et nommées dans l'Italie de l'après-guerre? Le terme de « déportation » (deportazione), qui signifiait à l'origine en italien le « transfert, sous la contrainte, d'un condamné dans un lieu de rétention lointain », s'imposa peu à peu pour désigner, spécifiquement, le transfert de prisonniers vers les Konzentrationslager et les centres de mise à mort et, par métonymie, la détention en camp de concentration. Pour quelles raisons ? Avec quelles implications et quelles conséquences ? Nous le verrons, les questions de nomination sont révélatrices d'enjeux à la fois mémoriels et politiques, et la coloration donnée au terme de « déportation » a varié en fonction du contexte national et international.

Nous nous pencherons tout d'abord sur les années de l'immédiat après-guerre (1945-1947), au cours desquelles le terme de « déportation » est employé, mais revêtu de significations très vagues. La terminologie se précise au cours des années 1950, dans un contexte de très forte politisation de la société italienne et de structuration des associations d'anciens déportés. Une confusion subsiste toutefois entre déportation et internement militaire. Une série de textes de lois adoptés au début des années 1960 contribue à clarifier les contours de la notion - seuls les déportés politiques et les déportés juifs ayant désormais droit au titre de déporté. La mise en place de cette catégorie unitaire tend toutefois à faire passer inaperçue la spécificité du génocide juif. Suivant une évolution en cours dans les autres pays d'Europe occidentale, cette unité se fissure peu à peu après la guerre des Six Jours pour voler définitivement en éclats à la fin des années.

I) LA DÉPORTATION, UN IMPENSÉ DANS LA SOCIÉTÉ ITALIENNE DE L'IMMÉDIAT APRÈS-GUERRE (1945-1947) ?

L'État italien, la déportation et les enjeux de la paix

Dès l'été 1944, avant même la fin des hostilités, alors que seuls le Sud et le Centre de la Péninsule sont libérés, le gouvernement du Royaume du Sud (c'est-à-dire des zones du Sud et du Centre de l'Italie libérées par les Alliés) s'emploie, par l'intermédiaire de son ministère des Affaires étrangères, à obtenir des nouvelles de ses ressortissants transférés à partir du 8 septembre 1943 hors du territoire national. À cette date, la terminologie du personnel politique et administratif du Royaume du Sud est assez claire. Les militaires prisonniers des Allemands sont des « internés » (internati), tandis que les civils transférés de force sur le territoire du Reich sont des « déportés » (deportati).

La République sociale italienne (RSI), quant à elle, seconde, à la même période, l'occupant nazi dans les arrestations d'opposants politiques et de juifs. Les ordres d'arrestation émanant des autorités italiennes se gardent en  général de parler de «déportation» et de mentionner la destination finale des individus arrêtés. Le terme « déportation » est en revanche utilisé dans la correspondance entre administrations et dans les négociations avec l'occupant nazi. Il est appliqué au transfert dans les territoires du Reich des juifs et des opposants politiques (ou des individus raflés dans des actions de représailles).

De la même manière, l'expression « camp de concentration » (campo di concentramento), apparue dès les années trente dans le vocabulaire colonial du fascisme, avait fait dans un premier temps l'objet d'un usage circonspect. Elle était réservée à la correspondance interne de l'administration et de l'armée, qui désignaient sous cette appellation les camps d'internement mis en place à partir de 1930 en Cyrénaïque  et de 1935-1936 en Ethiopie, Mussolini ayant recommandé d'en éviter l'emploi dans les communiqués officiels pour ne pas alarmer la presse internationale. Cet interdit tombera avec l'entrée en guerre de l'Italie. Signe de son alignement lexical sur son allié allemand, le fascisme appellera désormais « camps de concentration » tous les centres destinés à l'internement de civils (opposants politiques, Juifs étrangers, civils raflés) ouverts à partir de 1940 dans la Péninsule et dans les zones occupées par l'Italie. C'est ce même terme qui désignera, après septembre 1943, dans le vocabulaire du fascisme républicain, non seulement les camps d'internement et de transit situés sur le sol italien mais les Konzentrationslager et les centres de mise à mort dans les territoires du Reich.

La situation devient beaucoup plus confuse avec la fin des hostilités. L'administration de l'Italie libérée utilise le terme de « déporté » pour désigner les catégories les plus diverses d'individus transférés de force hors du territoire national. Et le ministère des Affaires étrangères en vient à appeler « camps de concentration à l'étranger » indifféremment les camps allemands et les camps de prisonniers alliés.

Par ailleurs, s'il apparaît dans les textes législatifs promulgués en Italie à partir de mai 1945, le terme de « déporté » n'est jamais défini. Contrairement à la France, l'Italie n'adopte pas, dans les années de l'immédiat après-guerre, de statuts des déportés. Dans le cas italien, le « déporté » se fond dans une catégorie plus large : il fait partie des reduci. Le substantif de reduce, qui désignait en italien, jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, les « vétérans » d'une guerre, finit par englober dans l'immédiat après-guerre - sans être d'ailleurs jamais non plus véritablement défini - l'ensemble des vétérans, des rescapés et des survivants de la guerre. L'imprécision de la catégorie de reduce finit ainsi par rejaillir sur l'ensemble des sous-catégories.

À ce vide juridique s'ajoute un vide statistique. Les gouvernements italiens successifs ne procèdent pas, dans l'immédiat après-guerre, au décompte des déportés. Ou plutôt : le ministère de l'Assistance de l'après-guerre (Ministero dell'Assistenza Postbellica) aurait, d'après des témoignages concordants, tenté d'identifier et de dénombrer les morts et les disparus de la guerre. Mais ces travaux n'ont jamais été rendus publics (ni peut-être achevés) et il n'existe aujourd'hui plus de trace de ces premières estimations.

En outre, contrairement à ce qui se produit en France à la même période, les instances gouvernementales italiennes ne décident pas de la création de commissions d'histoire de la déportation. Et les appels répétés de l'ambassadeur italien en Pologne, invitant, dès févier 1946, le gouvernement italien à rassembler une documentation sur l'internement militaire et « sur les Italiens massacrés dans les tristement célèbres camps d'extermination polonais »,  restent lettre morte.

Comment expliquer ce flou et cette absence de données ? Au sortir de la guerre, le pays est sinistré, l'administration est débordée et l'Italie ne dispose d'aucune indépendance en matière de politique étrangère du fait des conditions d'armistice. La plus grande confusion règne. Au point que, lorsque le ministère de l'Assistance de l'après-guerre, crée en juin 1945 pour prendre notamment en charge les reduci, est dissout en 1947, ses archives sont dispersées et son travail de recherche est perdu. L'État peine dans ce contexte à rassembler des données.

La catégorie de « déportés » - quelle que soit la définition que l'on donne à ce terme - manque par ailleurs de visibilité numérique au regard des quelque 1200000 prisonniers de guerre. Et ce, d'autant plus que les anciens combattants, toutes catégories confondues, ne sont pas sans préoccuper le pouvoir politique. Peut-être faut-il voir dans le choix d'une notion aussi floue que celle de reduce la volonté, de la part des autorités gouvernementales, d'éviter que les vétérans de la guerre ne constituent une catégorie clairement identifiable, porteuse de revendications fortes et susceptible de faire vaciller l'équilibre politique italien, à l'instar des mouvements d'anciens combattants au lendemain de la Grande Guerre. De fait, lorsque le ministère de l'Intérieur apprend, à l'été 1945, qu'une Association nationale des anciens internés entend mettre sur pied des sections dans toutes les provinces italiennes, il donne l'ordre à ses services « de ne pas favoriser des initiatives de ce type ». En revanche, la question de la « déportation » tend à passer inaperçue.

Si les « déportés » ne sont pas définis juridiquement en tant que catégorie ni comptabilisés, c'est également qu'ils ne sont pas à l'honneur dans l'Italie de l'immédiat après-guerre. C'est le combat les armes à la main qui est valorisé et récompensé. La « déportation » n'ouvrant le droit à aucune forme de reconnaissance honorifique spécifique, elle n'est pas définie. La catégorie de « déporté » n'apparaît ainsi que de manière incidente, dans des textes de lois consacrés aux combattants de la guerre de libération.

Mais au-delà, en 1945-1947, la principale préoccupation des autorités italiennes est d'obtenir de bonnes conditions de paix. Dans la perspective de la signature des traités, l'Italie entend se présenter comme un pays victime du fascisme et du nazisme, entraîné malgré lui dans la guerre. La catégorie de reduce est sans doute assez vaste pour entretenir le mythe d'un pays tout entier résistant. À l'inverse, les instances gouvernementales entendent dédouaner l'Italie de toute forme de responsabilité dans les déportations, notamment dans la déportation des juifs. Elles demandent ainsi, dès 1945, au corps préfectoral de rédiger des rapports visant à attribuer aux Allemands l'entière responsabilité des persécutions antisémites dans le pays. L'administration italienne, épargnée par l'épuration et marquée par une forte continuité par rapport à la période fasciste, tend d'ailleurs à vouloir se couvrir. De là, à l'évidence une méconnaissance de la « déportation », qui aura par la suite de lourdes conséquences sur les politiques d'assistance - généralement défaillantes - mises en place par l'État italien.

« Les naufragés et les rescapés » : deux catégories spécifiques

Afin de pallier les carences de l'État et de défendre leurs intérêts, les différentes catégories de reduci et les familles des victimes s'organisent dans l'immédiat après-guerre et donnent naissance à des associations dont un certain nombre se réclament de  la  « déportation ».  Dans  Turin  encore  occupé,  une  « association  d'anciens  internés » (associazione nazionale ex-internati) naît dès mars 1945, dans la clandestinité. Elle entend regrouper internés civils et militaires et publie un bulletin d'information intitulé Deportazione (Déportation).

À cette époque, il s'avère cependant difficile de distinguer entre les différentes situations, et la terminologie utilisée par les reduci et leurs associations reste vague. Les mots « déporté » et « interné » tendent ainsi à être employés l'un pour l'autre. Il en va de même pour les expressions de « camp d'internement », «camp de prisonniers », « camp de concentration » et « camp d'extermination » - les rescapés dans leurs témoignages parlent également de Lager. La plupart des associations s'adressent ainsi à un public très large: c'est le cas, par exemple de l'association nationale des persécutés politiques antifascistes (l'ANPPIA).

Deux  catégories  semblent toutefois  vouloir d'emblée affirmer  leur  spécificité : les « déportés  politiques » et  les  « déportés juifs ».  Ainsi,  en  septembre  1945, une « associazione nazionale ex deportati politici in Germania ex zebrati dei campi nazisti di eliminazione » (association nationale ex-déportés politiques en Allemagne ex-zébrés des camps nazis d'élimination) est-elle créée à Turin. L'association entend « réunir tous ceux qui en luttant pour la liberté et la justice contre le nazi-fascisme, furent déportés par les nazi-fascistes dans les camps d'élimination en Allemagne et les familles de tous  ceux  qui  sont  tombés  dans cette  lutte », dans  la  conviction  que  les « déportés politiques » sont porteurs d'un message fondamental pour l'ensemble du pays et dotés d'une « force morale » et d'une « dignité citoyenne » particulières.

De son côté, l'Union des Communautés Juives italiennes (UCII) crée, dès septembre 1944, peu après la libération de Rome, un « comité de recherche des déportés juifs » (CRDE). Non qu'elle distingue exactement ce qui différencie le sort des juifs de celui des non-juifs envoyés dans des camps de concentration . Elle est toutefois consciente de la spécificité des persécutions dont les juifs ont fait l'objet en Italie: victimes de mesures discriminatoires et exclus de la société par le fascisme dès 1938, les juifs italiens ont été traqués par la République sociale italienne et l'occupant allemand à partir de septembre 1943. Des informations parviennent en outre en Italie dès l'été 1944 sur la situation des juifs en Europe. La presse communautaire publie, dès cette date, des bilans faisant état de millions de morts et parle explicitement de tentatives d'extermination. Toutefois, si l'Union crée un comité spécialement chargé de rechercher les déportés juifs, elle se montre réticente à célébrer explicitement leur souvenir. Dans les commémorations, ses dirigeants ne parlent jamais de « déportés » morts en « déportation », mais du « sacrifice » de « martyrs » « tombés au champ d'honneur ». Ils tendent par-là même, comme c'est le cas en France à la même période , à « résistentialiser » les victimes juives. Ce faisant, l'Union des communautés semble se conformer au souhait de ses membres. Giacomo Debenedetti, intellectuel antifasciste de renom, n'avait-il pas pris dès 1944 la plume pour revendiquer, en tant que juif et au nom du judaïsme italien, que les victimes juives soient considérées comme « des soldats parmi les autres soldats  » ? De fait, se fondre dans la mémoire résistante et guerrière permet aux juifs de retrouver leur place dans la société italienne dont ils ont été exclus depuis plus de sept ans. C'est également une façon de conférer une dignité à un statut de victime essentiellement perçu comme une humiliation.

Un climat d'indifférence et d'incompréhension ?

L'époque est en effet à l'exaltation de la résistance, généralement perçue comme le soulèvement de l'ensemble du peuple italien contre le fascisme et unanimement comparée à un « second Risorgimento ». Dans l'euphorie de la Libération, les Italiens se montrent globalement désireux de « tourner la page » du fascisme et de la guerre. Les anciens déportés - juifs et « politiques » confondus - ont souvent évoqué l'accueil glacial qui leur a été réservé à leur retour en Italie. D'autant que la presse, comme l'a montré Marie-Anne Matard-Bonucci, ne contribue pas à renseigner l'opinion sur leur situation : les journaux italiens ne commenceront à donner des informations sur le système concentrationnaire que très tardivement - c'est-à-dire au moment de l'ouverture du procès de Nuremberg. Quant aux maisons d'édition, elles rechignent à publier les témoignages des rescapés, d'autant que ce type d'ouvrages se vend très mal. Vingt-sept récits de témoignage sont néanmoins publiés entre 1944 et 1947. Mais ils paraissent tous chez de petits éditeurs et à un faible tirage  L'ignorance nourrit une forme de méfiance à l'égard des rescapés, notamment des femmes. Pour le commun des Italiens, déportation féminine rime avec prostitution. Comme c'est le cas en France à la même période, l'expérience des rescapés est moins « indicible » qu'« inaudible ». Plus inaudible cependant en Italie qu'en France, où L'Univers concentrationnaire de David Rousset, paru en 1946, reçoit le prix Renaudot.

Seule exception, l'attention que prête à la question de la déportation un petit milieu intellectuel issu des rangs de l'antifascisme. Si les témoignages des déportés ont une diffusion extrêmement limitée, ils sont donc reçus dans un cercle restreint, qui tente de comprendre quelle réalité se cache derrière le mot « déportation ».

Au-delà, toutefois, la spécificité des différentes catégories de déportés et d'internés tend à passer inaperçue dans la presse comme dans l'opinion, et ce, d'autant plus facilement qu'elles apparaissent « peu » nombreuses. Il n'y a notamment qu'un millier de rescapés juifs et la communauté juive italienne, avec ses quelques 27 000 membres,   compte,   en   1945,   parmi   les   plus   petites d'Europe.  La   notion  de  « déportation» comme celle de « camp d'extermination » fait écran à la compréhension du génocide juif. L'un des seuls à s'interroger, en Italie, sur le destin du peuple juif après la guerre est le célèbre philosophe Benedetto Croce... Mais c'est pour fustiger l'« inutile martyr» des juifs et appeler, plus ou moins explicitement, à leur conversion au catholicisme.

II) LA STRUCTURATION PROGRESSIVE DE LA CATÉGORIE DE «DÉPORTÉ» DANS UN CONTEXTE DE « GUERRE DE LA MÉMOIRE » (1948-1960)

Dans l'immédiat après-guerre, les contours de la notion de « déportation » sont donc particulièrement flous en Italie. La situation tend à évoluer après 1947, année de la signature des traités de paix et de la rupture des gouvernements d'unité nationale.

L'émergence d'une catégorie: structuration et politisation des associations

De fait, passé 1947, la situation internationale du pays se modifie. Les considérations d'ordre stratégique qui incitaient les instances gouvernementales à éviter d'établir des distinctions entre les différentes catégories de reduci sont désormais caduques. Pour des raisons pratiques, les associations qui les représentent tendent ainsi à se spécialiser, sous l'impulsion de l'État, qui y voit la possibilité de gérer plus efficacement les politiques d'assistance. Ainsi l'ANEI (Association Nationale Ex Internés) regroupe les anciens internés militaires, l'ANED (Association Nationale Ex Déportés), les anciens déportés politiques, etc. Cette spécialisation ne se fait toutefois que progressivement: les rescapés de la déportation politique étant peu nombreux, l'ANED est par définition une petite structure. Dans certaines villes, les anciens déportés ne sont pas assez nombreux pour mettre sur pied une section. Ils continuent donc d'adhérer à d'autres associations, notamment à l' ANPPIA .

D'autre part, cette structuration du monde associatif n'aboutit qu'à une évolution progressive des perceptions et du vocabulaire couramment utilisé pour désigner les différentes catégories. Comme le révèle l'examen de leurs formulaires d'adhésion, les membres de l'ANED, par exemple, tendent, encore au début des années 1960, à qualifier indifféremment leur expérience d'« internement civil » ou de « déportation politique ». Et de fait, dans les années 1950, l'on constate une persistance de la confusion entre « déportation » et « internement ». L'ANEI organise ainsi, dans le courant des années 1950, des commémorations à la mémoire de la « déportation » (sans plus de précision). La Direction Générale de la Sûreté Publique (dépendant du ministère de l'Intérieur et en charge notamment de la surveillance des associations) confond d'ailleurs l'ANED et l'ANEI .

Autre facteur de structuration des associations: le contexte de guerre froide. La mémoire de l'antifascisme et de la résistance devient un enjeu politique. La Démocratie chrétienne (DC), constamment au pouvoir après la rupture des gouvernements d'unité nationale en 1947, balance entre la tentation d'abandonner toute référence à l'antifascisme au nom d'un nouvel anticommunisme d'État et la tentative de concurrencer la gauche sur le terrain de l'antifascisme. Les partis de gauche, en revanche, se posent en héritiers et en hérauts de l'antifascisme, afin de se légitimer, et accusent la DC de trahison des idéaux de la résistance. Le parti communiste, en particulier,  mène  à  partir  du début  des  années  1950  un  important  « travail de masse » auprès des associations antifascistes  - un travail dont l'importance est sanctionnée par le VIle congrès du parti . Dans ce contexte, les associations de reduci deviennent le théâtre d'intenses affrontements gauche/droite et se différencient progressivement par leur coloration politique. L'ANEI, tenue par les catholiques, est favorisée par les gouvernements en place. L'ANED, qui se présente comme une association unitaire, est en revanche considérée par le pouvoir politique comme une association « para communiste  » - ce qui n'est exact qu'à la fin des années 1950, où les communistes sont majoritaires au sein de l' association.

L'intérêt croissant que porte le PCI à l'ANED, à partir du milieu des années1950, contribue d'ailleurs à son développement. Alors que l'association est en crise et en manque d'adhérents, elle n'a de cesse, à partir de 1954-1955, d'organiser des projections de films, des conférences et des expositions sur le système concentrationnaire nazi. En 1957, elle est en mesure de tenir un premier congrès national à Vérone.

Cette montée en puissance de l'ANED contribue, dans l'Italie des années 1950, à identifier la déportation à la déportation politique. Dans toutes les initiatives qu'elle organise, l'association présente en effet la déportation comme une conséquence de la résistance. La catégorie de « déporté du travail », qui était parfois citée dans des documents de l'immédiat après-guerre, disparaît totalement et n'est pas officiellement  admise  dans  l'association. Personne n'évoque  non  plus  le  cas  des  « droits communs » ou des victimes de rafles perpétrées au hasard : les fiches personnelles des inscrits de l'ANED révèlent qu'ils sont un certain nombre à adhérer à l'association, mais leur cas est pudiquement assimilé à celui des « politiques ». Seule catégorie qui fait l'objet d'une reconnaissance explicite, les déportés dits « raciaux ». L'ANED, qui à sa création, en 1945, était exclusivement ouverte aux déportés politiques, change en effet de statuts en 1956 et autorise leur adhésion. Mais l'association ne change pas de nom et demeure 1'« association nationale des anciens déportés politiques ». Ce faisant, elle « résistentialise » les victimes juives. Au-delà, elle tend à effacer la spécificité du génocide : dans ses expositions sur la déportation, elle ne précise pas que les sélections et les gazages à l'arrivée dans les camps et les déportations de familles entières - enfants et vieillards compris -n'ont pas concerné les  résistants.  L'on   assiste   donc   dans   le   cas   italien   au   même phénomène  d'« appropriation de la mémoire du génocide » que celui mis en lumière par Pieter Lagrou dans le cas de la France, de la Belgique et des Pays-Bas.

Comment les juifs d'Italie perçoivent-ils ces initiatives? Individuellement, un certain nombre de juifs adhèrent à l'ANED. Ils y sont plus ou moins impliqués. En 1959, par exemple, Primo Levi est élu conseiller national de l'association. C'est d'ailleurs grâce à l'ANED qu'un certain nombre de rescapés juifs, Levi en tête, pourront, pour la première fois, témoigner de leur expérience devant un vaste public. De son côté, l'Union des communautés juives participe à un certain nombre d'initiatives de l'association (congrès, conférences, expositions, négociations avec le gouvernement pour l'indemnisation des déportés).

Toutefois, il ne s'agit là que de convergences épisodiques et momentanées. Les dirigeants de l'Union tiennent en effet à souligner la spécificité dela mémoire juive. De fait, la question de la collaboration avec les associations dites antifascistes est éminemment politique. L'Union est réticente à se lier avec des organisations clairement situées à la gauche de l'échiquier politique, alors qu'elle entend représenter l'ensemble des juifs d'Italie et donc conserver une forme de neutralité. Cette attitude est fortement contestée par la Fédération des Jeunes Juifs Italiens (FGEI, principale organisation de jeunessejuive italienne, nettement située à gauche) qui milite en faveur de l'identification des victimes juives avec les résistants, au nom de la « dignité du peuple juif ».

L'État italien face à la mémoire antifasciste

Mais, de fait, un rapprochement avec les associations de déportés ne saurait être neutre. Aux yeux de la DC au pouvoir, il ne fait aucun doute que toute commémoration de la déportation relève de manœuvres «socialo-communistes ». Depuis 1948, les autorités gouvernementalessont globalement très méfiantes à l'égard des associations de reduci qu'elles soupçonnent de sympathies communistes et soumettent à une surveillance accrue. Les services de police exhument, pour contrôler leurs militants, les informations que le régime fasciste avait recueillies contre eux. C'est dans ce cadre que certaines manifestations à la mémoire de la déportation seront entravées ou interdites. En avril 1954, par exemple, un pèlerinage à Buchenwald est organisé par diverses associations d'anciens partisans. L'initiative étant perçue comme « procommuniste », certains participants se voient confisquer leur passeport à leur retour en Italie. En 1955, des membres de l'ANPPIA devront quant à eux annuler un pèlerinage dans les camps d'extermination faute de visas. Inversement, aucun des gouvernements des années 1950 n'organise de cérémonie officielle à la mémoire des déportés et de la déportation.

La DC au pouvoir prête ainsi le flanc à la propagande du PCI qui l'accuse de trahison des idéaux de la résistance et de dérive fasciste et autoritaire. Et ce, d'autant plus facilement que, dans la seconde moitié des années1950, plusieurs gouvernements DC bénéficient du soutien sans participation des néo-fascistes du MSI et des royalistes.

Dans le même ordre d'idées, tandis que le Parlement italien, où la DC dispose d'une majorité relative, procède en décembre 1953, au nom d'exigences de « réconciliation nationale », à l'adoption d'une loi d'initiative gouvernementale relative au traitement de retraite des anciens membres de la milice fasciste (« la milice volontaire desécurité nationale »), aucune mesure législative spécifique n'est alors prise en faveur des anciens déportés. Il n'y a en effet que la gauche qui se mobilise pour défendre cette catégorie.

Seul  type  d'indemnisation  auquel  peuvent  prétendre  les  anciens  déportés  et  internés : les pensions prévues par la loi n° 648 du 10 août 1950 sur les pensions de guerre, qui prévoit le versement de subsides dans les cas de mort ou d'invalidité consécutives à « l'internement dans un pays étranger ou, quoi qu'il en soit, à l'internement imposé par l'ennemi » (art. 10). Mais cette loi, taillée au départ pour les militaires, fait dépendre le montant des pensions du grade occupé dans l'armée. Les civils sont ainsi assimilés, pêle-mêle, aux simples soldats (art. 27). La loi ne fait en outre aucune place aux pathologies spécifiques des déportés : maladies à retardement, invalidité dérivant des « expériences médicales » nazies, etc. De là, les difficultés des rescapés et de leurs familles à obtenir une pension dans l'Italie de l'après-guerre. Selon une enquête réalisée à la fin des années 1960 par l'ANED, sur 1185 anciens déportés interrogés, seuls 18 % touchent une pension de guerre.

L'opinion italienne et la découverte de la déportation

Si les déportés ne bénéficient en tant que catégorie d'aucune reconnaissance officielle ni d'aucune mesure d'indemnisation spécifique, la société italienne des années 1950 « découvre » cependant la déportation, grâce à l'action du monde associatif,  soutenu  par  les  partis  de  gauche.  Dans  le  climat  de  « guerre des mémoires » et de mobilisation antifasciste, un public toujours plus nombreux assiste aux conférences des rescapés, se rend aux expositions sur la déportation etc.  Des réalisateurs proches de la gauche consacrent également des films à la déportation : Kapo de Gillo Pontecorvo sort en 1959. Les grandes maisons d'édition se mettent à publier des témoignages d'anciens déportés, des romans, des ouvrages historiques, et commencent à faire traduire des œuvres fondamentales parues à l'étranger.  L'accueil du public est favorable - désormais, ces livres se vendent - mais parfois extrêmement politique : les témoignages d'anciens déportés tendent à être lus en fonction de la situation internationale du moment. L'époque est à l'amalgame. Comme le révèlent les recensions qui paraissent dans la presse, selon l'affiliation politique du critique, Auschwitz c'est l'Algérie, ou la répression en Hongrie. Le déporté, c'est d'ailleurs, dans l'Italie des années 1950, le déporté politique - et ce, malgré le succès précoce du témoignage de Primo Levi qui, dans la mesure où il s'ouvre sur le récit de la participation de son auteur à la résistance, ne contribue pas nécessairement à l'établissement de distinctions claires entre les différentes catégories.

III) L'OFFICIALISATION DE LA NOTION DE DÉPORTATION (1961-1968)

Les années 1950 voient donc l'émergence et la structuration, en dehors de tout cadre officiel, de la catégorie de déporté et marquent l'inscription de la mémoire de la déportation dans la mémoire de la résistance et dans la mémoire antifasciste militante portée par les partis de gauche. Un tournant s'opère dans la décennie suivante. La situation politique italienne connaît une évolution radicale à la suite de la répression sanglante orchestrée par le gouvernement Tambroni à l'été 1960 de manifestations anti-MSI. L'épisode représente un choc pour l'opinion italienne et pour les partis traditionnellement alliés de la DC. Il suscite également l'indignation de l'aile gauche démocrate chrétienne. Achevant de discréditer un courant droitier incarné par Tambroni, ces événements accélèrent la constitution d'une alliance de gouvernement entre la DC et le Parti socialiste (PSI). L'avènement du centre gauche bouleverse les politiques de la mémoire de l'État italien et influe sur le sort des anciens déportés.

La reconnaissance officielle d'une catégorie

Des parlementaires issus des rangs de la DC et du PSI parviennent ainsi à s'entendre pour adopter, le 1er mars 1961, une loi portant « reconnaissance de droits aux citoyens qui ont été déportés et internés par l'ennemi » qui vise à lever les ambiguïtés des dispositions jusque-là en vigueur en matière de pensions de guerre et à en obtenir l'application effective aux anciens déportés et internés.

Autre tournant majeur, la signature en 1961 d'un accord entre l'Italie et la République  Fédérale  allemande  concernant  l'indemnisation  des  citoyens italiens  « victimes de mesures de persécutions national-socialistes. » Une loi promulguée en février 1963 décide de la répartition de ces réparations et en limite le bénéfice aux déportés. Un décret présidentiel du 6 octobre 1963 précise les contours de la catégorie concernée : sont considérés comme des « déportés » les citoyens qui ont été internés dans les « camps de concentration national-socialistes » pour des raisons  politiques  («  opposition  politique »,  « appartenance  à  des  partis  interdits », « participation à la lutte de libération », à des « actions de protestation » ou à des « grèves »), ou bien suite à des rafles ou des actions de représailles, ou bien « pour des raisons raciales » (art.1). Ni les travailleurs requis ni les « internés  militaires  »,  ni  les  « droits  communs »  ne peuvent  donc  prétendre  au  titre  de  « déporté ». La catégorie dispose désormais d'une définition juridique. En 1968, est publiée la première liste des anciens déportés et des familles des morts en déportation qui bénéficieront de ces réparations. Il s'agit de la première liste officielle de déportés établie en Italie.

L'ensemble de ces mesures dénote l'évolution politique qu'a connue le pays depuis le début des années 1960. Les internés militaires dont les associations étaient à l'honneur dans les années 1950 sont écartés au profit des déportés considérés jusque-là comme de dangereux communistes. L'entrée de socialistes au gouvernement a nécessairement pesé sur ces évolutions - d'autant que le président de l'ANED, Piero Caleffi, est lui-même un socialiste.

Dans le nouveau contexte politique des années 1960, les anciens déportés obtiennent ainsi de l'État une reconnaissance symbolique de leur expérience. L'avènement de gouvernements de centre gauche puis l'élection en 1964 de Giuseppe Saragat - antifasciste et résistant de la première heure - à la présidence de la république, ont, en outre, globalement modifié le rapport de l'État italien à la mémoire de la résistance et de l'antifascisme. Il est loin le temps où certaines commémorations étaient interdites. Le gouvernement organise au contraire les célébrations du vingtième anniversaire de la libération en collaboration avec les associations antifascistes et résistantes. Le président de la République prononce des discours en l'honneur des déportés  et la déportation fait l'objet de commémorations officielles.

Le génocide, à l'ombre de la déportation politique

Conséquence de ces évolutions toutefois, la tendance croissante à confondre déportation politique et déportation et génocide juifs - et ce, malgré l'écho suscité par la tenue du procès Eichmann en 1961. Non que la dimension juive de la déportation soit passée sous silence. Certaines des cérémonies à la mémoire de la déportation sont au contraire organisées dans des lieux symboliques de la déportation juive : en 1964, par exemple, « la journée du déporté à la mémoire des antifascistes et des juifs disparus dans les Lager nazis » se tient à Saluzzo, une bourgade de la province de Cuneo, dont la quasi-totalité de la population juive est morte en déportation. Mais les spécificités passent au second plan dans ces cérémonies unitaires.

Toutefois, malgré cette unité apparente, le versement de réparations favorise l'apparition de phénomènes de concurrence entre les victimes. Il apparaît notamment qu'en interne, les membres de l'ANED craignent que les déportés juifs puissent être favorisés par rapport aux « politiques » dans l'attribution des sommes allouées.

D'autre part, si les déportés politiques acceptent les déportés juifs dans leur association, ils ne leur confèrent pas un prestige égal au leur. À leurs yeux, les juifs sont de pures victimes dont les souffrances ontmoins de dignité que celles des résistants arrêtés alors qu'ils sebattaient pour une cause. Un jugement que partage la société italienne de l'époque. Dans le sillage du procès Eichmann, des films (comme L'oro di Roma de Carlo Lizzani sorti en 1961), des expositions de l'ANED (notamment l'exposition sur le ghetto de Varsovie organisée en 1961) fustigent ainsi ce qu'ils croient être 1'« apathie » des juifs d'Italie. Ces initiatives suscitent l'approbation des organisations de jeunesse juives qui, sensibles aux débats alors en cours en Israël, sont engagées dans une violente polémique contre l'Union des communautés qu'elles accusent d'avoir joué le rôle d'un Judenrat pendant les persécutions. Tout cela explique peut-être pourquoi, du côté des rescapés juifs, personne ne milite ouvertement pour la reconnaissance d'une spécificité de la déportation juive. Leur assimilation à la déportation politique leur permet en effet de bénéficier d'une reconnaissance sociale que l'on ne confère qu'aux résistants.

IV) LA FIN D'UNE CATÉGORIE UNITAIRE

1967 -1989 : entre rupture et continuité

Ce cadre unitaire tend toutefois à se fissurer après la guerre des Six jours. Alors que la situation proche-orientale suscite de très vives inquiétudes parmi les juifs d'Italie, le PCI adopte une ligne hostile à Israël. La communauté juive organisée prend ainsi progressivement ses distances vis-à-vis de la mouvance communiste. Une évolution qui, sur le long terme, n'est pas sans répercussions sur les rapports du judaïsme italien avec l'antifascisme militant. Même au sein de la FGEI, des voix se feront entendre au début des années 1970 pour affirmer que l'antifascisme ne peut plus être un engagement suffisant pour les juifs italiens. D'autant que les militants communistes des associations antifascistes multiplient les incidents : ainsi en 1972, lors d'une commémoration organisée dans l'ancien camp de transit de Fossoli, un orateur communiste utilisera l'évocation de la déportation pour condamner la politique israélienne, provoquant l'indignation des représentants de la communauté juive.

Ces frictions n'entament cependant pas la collaboration effective des communautés juives avec les associations antifascistes. Pas plus que l'attentat contre la synagogue de Rome, sans doute perpétré avec la participation de groupuscules d'extrême gauche et qui fera de nombreux blessés et un mort - le petit Stefano Taché, âgé de un an. L'épisode de1982 aura en réalité pour effet de  provoquer au sein de  l'ensemble  de  la  gauche  italienne  une  réflexion  sur  son rapport à « la question juive ».

Et de fait, l'on n'assistera en Italie à un véritable réveil de la mémoire juive du génocide qu'au début des années1990. Certes, le Centre de Documentation Juive Contemporaine de Milan lance, dès le début des années 1970, une grande enquête sur la déportation des juifs. Mais celle-ci n'aboutira à la publication du Livre de la mémoire de Liliana Picciotto Fargion - qui tente de recenser l'ensemble des déportés juifs - qu'en 1991.

Malgré les contestations dont elle fait l'objet au sein même de l'ANED, la figure du déporté résistant conserve en effet son hégémonie. Dès la fin des années 1960, des voix se font certes entendre au sein de l'association pour exiger que l'on donne de la déportation une image plus « vraie » - et donc non nécessairement liée à la résistance. L'ANED commande même à l'institut de sondage Doxa une vaste enquête auprès de tous les rescapés. L'association donne ainsi pour la première fois la parole, à  côté  des  « politiques »,  aux « droits  communs »,  aux  victimes  de  rafles  et  aux  « raciaux ». Dans Un mondo fuori dal mondo, l'ouvrage tiré de ces témoignages publié en 1971, certaines déclarations considérées comme « politiquement incorrectes » feront cependant l'objet d'une réécriture.

Cette remise en cause de la vulgate résistante de l'association n'est en effet que marginale. Symbole de la continuité avec la période précédente, le pavillon italien du musée d'Auschwitz, que l'ANED inaugure en 1980, après bien des polémiques avec les communautés juives- sans cesse sollicitées pour leur contribution financière mais tenues à l'écart de la mise en œuvre du projet . Le texte exposé au pavillon, bien que de la plume de Primo Levi, fait l'impasse sur le génocide. Peut-être du fait des pressions exercées par les autorités polonaises -le projet muséographique ayant été soumis à leur approbation. Mais très vraisemblablement également parce qu'il reflète les convictions de Primo Levi, qui a eu l'occasion de répéter combien la rhétorique résistante a aidé les rescapés à vivre et à trouver une place dans la société.

Ce faisant, l'ANED tend cependant àprésenter une image figée de la déportation. C'est ainsi que, comme l'ensemble des organisations antifascistes et résistantes, elle se trouve en bute, dès le début des années 1970, aux critiques des protagonistes du « mai rampant »  italien qui refusent ce qu'ils appellent une « momification » de la résistance.

Si nombre de militants d'associations antifascistes, ANED en tête, se sentent solidaires du mouvement contestataire et se mobilisent à ses côtés contre la multiplication d'attentats d'extrême droite , ils éprouvent de fait, dans les années 1970,  des  difficultés  croissantes  à  s'adresser  à  la  jeunesse  et  à s'accommoder  de  l'« esprit de soixante-huit». Parmi les sujets de friction, la comparaison, qui fait flores à l'époque, entre l'usine et le camp de concentration. Contre ce type d'assimilations, Primo Levi écrira en 1978 La Clé à molette, un roman épique, dont le protagoniste, Faussone, est un ouvrier spécialisé qui aime son travail. Autre sujet controversé, la relecture pseudo psychanalytique de l'expérience concentrationnaire par l'avant-garde artistique. Le film de Liliana Cavani, Portier de nuit (1974), prétendument inspiré de la biographie de l'ancienne déportée Lidia Beccaria Rolfi, met en scène une rescapée de camp de concentration qui entretient avec son ancien bourreau nazi des relations sado-masochistes. C'est encore une fois Primo Levi qui en 1977, au nom des anciens déportés, interviendra publiquement pour s'insurger contre cette mode du « porno nazi ».

À la fin desannées 1970, la retombée du mouvement contestataire ne permettra pas derenouer un dialogue interrompu avec les jeunes générations. Comme nombre de rescapés l'ont affirmé, la distance progressive qui sépare la société italienne des événements est porteuse d'indifférence.

Après 1989 : le temps de la rupture

Il faudra attendre la fin des années 1980 pour que la société italienne recommence à s'interrorroger sur la déportation. Dans un climat marqué, après 1989, par la disparition du PCI et la crise de la narration antifasciste dont il était porteur, mais également par la montée des extrêmes et du racisme, une mémoire du génocide émerge, à côté de lamémoire de la déportation politique. Cette évolution n'est d'ailleurs pas sans susciter des formes de concurrence des mémoires. C'est ainsi que le projet de réaménagement du pavillon italien à Auschwitz a déclenché de nombreuses polémiques en 2008. Des voix s'étant fait entendre, notamment dans la communauté historienne, pour réclamer une meilleure prise en compte du génocide dans les textes et les documents exposés au pavillon italien, l'ANED s'est élevée contre tout projet de modernisation, marquant ainsi son attachement à la rhétorique résistancialiste en vigueur jusqu'à la fin des années 1980. Alors qu'une mémoire de la Shoah s'affirme en Italie, les membres de l'association tendent en effet à se sentir mis à l' écart.

***

Au  total,  si  la  notion  de  « déportation »  est  extrêmement confuse dans l'Italie de l'immédiat  après-guerre  où  elle  peut  aller  jusqu'à  englober  l'ensemble  des  « personnes déplacées », sa signification se précise progressivement dans le courant des années 1950 pour signifier exclusivement le transfert vers un camp de concentration nazi. Cette terminologie tend cependant à effacer la frontière entre déportation et génocide, d'autant que la figure de déporté qui bénéficie d'une reconnaissance dans l'opinion italienne est celle du déporté politique. Ces représentations commencent à être remises en question au sein de la société italienne au cours des années 1970, mais il faudra attendre les années 1990 pour assister à l'émergence d'une mémoire du génocide indépendante de la mémoire de la déportation politique. Ces évolutions ne sont pas sans rappeler le cas français. Une similitude sans doute à mettre en rapport avec la centralité qu'a occupée dans les deux pays la mémoire de la résistance, qui a permis de « nationaliser la Libération ».

Spécificité italienne toutefois, l'officialisation tardive de la notion de « déportation ». Des lois définissant la catégorie de « déporté » sont adoptées en Italie en 1963, soit quinze ans après la France. De fait, l'absence, en Italie, d'un équivalent de la mémoire gaulliste de la déportation et l'identification, au moins jusqu'à la fin des années 1960, des associations de déportés avec la gauche communiste ont ralenti l'adoption de dispositions législatives de ce type.

Autre caractéristique italienne, l'émergence tardive d'une mémoire du génocide. De fait, la taille extrêmement réduite de la communauté juive italienne - qui compte parmi les plus petites d'Europe - a considérablement limité l'expression d'une mémoire juive spécifique.

 

Cet article vient d'être publié dans T. Bruttmann, L. Joly et A. Wieviorka (dir.), Qu'est-ce qu'un déporté ? Histoire et mémoires des déportations de la Seconde Guerre mondiale, Paris, CNRS Editions, 2009.

 

Pour citer cette ressource :

Paola Bertilotti, La notion de déporté en Italie, de 1945 à nos jours - Droit, politiques de la mémoire et mémoires concurrentes, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), octobre 2009. Consulté le 28/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/civilisation/xxe-xxie/fascisme-et-seconde-guerre-mondiale/la-notion-de-deporte-en-italie-de-1945-a-nos-jours