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"Crolla una casa e tu rammenti quei passerotti che son volati via" : La question du réalisme dans «Metello» de Vasco Pratolini

Par Laurent Scotto d'Ardino : Maître de conférences - Université Grenoble III
Publié par Damien Prévost le 11/04/2010

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Suite à son intervention à l'ENS de Lyon le 4 février 2010, Laurent Scotto d'Ardino nous propose ce très bel article sur la question du réalisme dans ((Metello)). Vous verrez, à la lecture de l'article, comment Pratolini navigue entre réalisme "phénoménologique" et réalité transparente à travers les personnages eux-mêmes qui semblent incarner cette lutte. C'est une œuvre qui, d'une certaine manière, tend à dépasser la question néoréaliste.

Partie I - "Mi inventai fatti"

À l'origine de l'œuvre de Pratolini (origine au sens de ce qui, dans l'imaginaire de l'écrivain, a suscité l'écriture, comme au sens de ce qui constitue, littéralement, les tout premiers mots de l'œuvre publiée), on trouve une image, ou plus exactement, le souvenir d'une image :

Se l'immagine accadde nella vita che noi viviamo, e la mamma portava ancora fra gli uomini la sua bellezza e il suo destino, io ero un bambino pallido e biondo, un buffo paggetto dalla chioma d'oro e i calzoncini di velluto (TV, p. 7) ((Vasco Pratolini, Romanzi, a cura di Francesco Paolo Memmo, Milano, Mondadori, coll. «I Meridiani», vol. 1, 1993 et vol. 2, 1995. Toutes les citations des œuvres de Pratolini sont tirées de ces éditions. Nous identifierons désormais les ouvrages comme suit : Il tappeto verde (1940) = TV, Via de' Magazzini (1942) = VM, Il Quartiere (1943) = Q.)).

Mais le souvenir de cette image, qui associe le narrateur-enfant à la figure maternelle, est paradoxal. Il s'agit d'un souvenir en quelque sorte immémorial : «Non ricordo i miei sazi risvegli di fanciullo nel letto della nonna» (TV, 7). Le souvenir souligne un vide de la mémoire. Un vide qui est comblé, dès le départ, par l'écriture. Par l'écriture enregistrant une autre mémoire, une mémoire empruntée : «(È la nonna che mi ha prestato il ricordo, io ero troppo impaurito, o forse troppo bambino, per tenere i particolari)» (TV, p. 13).

Dans le même recueil Il tappeto verde (1940), et se rapportant à ce temps immémorial, on trouve les expressions «materia impenetrabile», ou encore «tempo ignoto». Car l'image, et les autres qui la suivent, sont des images inexplicables et inexpliquées : des images d'isolement, de silence et de mort.

La mère vit recluse, solitaire, dans l'espace clos de sa chambre, repliée sur la douleur causée par l'absence du «babbo soldato» (TV, p. 7). Ce récit inaugural s'intitule 1917. C'est un événement historique la première guerre mondiale qui a enfermé la mère dans sa solitude muette. Et la course joyeuse de l'enfant («io corsi alla sua camera e v'irruppi gridando : «Pronti ! Fuma !», TV, p. 7) se heurte à la fixité mortelle de l'image, au regard glaçant de la mère qui, en se réfléchissant sur la surface du miroir, se pose sur lui et le pétrifie :

[...] il suo volto m'incontrò crudele come il volto di un arcangelo. I suoi occhi mi fissarono dallo specchio, calmi e cattivi, attoniti, verdi e neri [...] quello sguardo mi aveva ghiacciato sulla soglia, e per istanti in cui il tempo non esistè, si fissò nello specchio verso di me [...] (TV, p. 7).

Le cours du temps s'arrête. Le regard de l'enfant est enfermé à jamais dans celui de la mère, dans son image. La douleur, l'isolement, la mort (celle de la mère, celle du frère, sa propre maladie) constituent la première et fondamentale expérience du réel chez le jeune Pratolini.

Et c'est une expérience qui bloque la parole, qui empêche jusqu'à l'expression de la douleur elle-même. Ce que la mère reconnaît d'elle chez son fils, c'est cette incapacité à s'exprimer, à dire son Mal, à sortir de l'isolement :

Essa gettò con sconforto il pettine sulla toeletta, e ancor più s'incupirono d'odio e di pietà le sue pupille : "Non piange, Dio mio, anche lui non sa piangere" (TV, p. 8).

Une incapacité qui est la métaphore-même du rapport du narrateur au réel. Découvrant une autre image une photo de sa mère enfant le narrateur de Via de'Magazzini (1942) affirme :

Mi accorsi che quella bambina mi assomigliava. Nel suo cipiglio riconobbi la mia ostinazione, nel suo pugno chiuso era stretta la mia incapacità di esprimermi e di essere inteso [...] Essa sopravviveva nel mio volto (VM, p. 101)

Cependant la figure de la mère est ambivalente. On se souvient de la formule oxymorique : «il suo volto m'incontrò crudele come il volto di un arcangelo». La mère est aussi un ange. Figure du versant douloureux du réel, figure du silence, la mère est par ailleurs celle qui apprend à lire. Dans l'imaginaire du souvenir réinventé, elle est à l'origine de l'écriture : elle est l'origine de l'écriture.

Nous sommes dans un récit, intitulé Il tappeto verde, qui redouble significativement le titre du recueil. Le tapis est le double symbolique de la page :

La mamma dovette dire un giorno : "È tempo che il bambino vada a scuola". Ma il Tempo sa che la mamma era morta. [...] Io dico che la mamma non era morta ; fu essa che m'insegnò a sillabare nella casa buia, sotto il lume esagonale, sul tappeto verde trapunto che la nonna, nella sua povertà senza fondo, conservava come una reliquia (TV, p. 21).

Il y a dans l'affirmation volontariste «Io dico che», dans l'acte d'énonciation qui reconstruit littéralement le souvenir, une ré-invention du réel : la négation de l'absence de la mère, la négation de la mort de la mère. La négation de cette réalité-là.

C'est un acte de foi, en même temps qu'un manifeste poétique : le refus de la réalité de la mort et du Mal à travers l'écriture. Écrire, ce serait recouvrir de mots la réalité de la mort, conjurer le Mal qui gît à l'origine de la mémoire. Le sens de toute une partie de l'œuvre de Pratolini est là : creuser la mémoire, la ré-écrire, c'est-à-dire la ré-inventer afin d'éclairer le «buio immemorabile» (Longobardi), d'expliquer, c'est-à-dire de déployer et de dénouer par la narration la «materia impenetrabile», lui opposer un autre réel : celui de l'écriture.

On trouve l'ébauche de cette poétique dès le tout premier récit que nous évoquions où l'enfant essaie déjà d'échapper à l'image de la mère à travers l'invention : «Forse spiegavo al mio bavaglino d'incerato le storie secentesche ricamate sul divano celeste ov'ero seduto» (TV, p. 7), avant qu'elle ne soit explicitement affirmée dans la Premessa de 1949 à la deuxième édition de Via de' Magazzini :

Il rapporto guerra-sgomento-solitudine-dolore non più soltanto oggettivamente acquisito, ma riscontrato a distanza di più di vent'anni in un'esperienza tutta soggettiva, accese, per così dire la mia immaginazione. Mi inventai fatti, costellai la mia adolescenza di motivi umani, tentai di rappresentare la "storia di un'anima" che attraverso umiliazioni ed offese perviene alla liberazione e all'amore [...] sugli elementi autobiografici, interviene la "mistificazione" della fantasia» (Premessa a VM, p. 1418-1419)

Il y a dans cette déclaration de poétique, où l'invention est chargée de représenter un réel de substitution (l'oxymore «Mi inventai fatti»), une véritable profession de foi. L'idée, qui se développera ensuite dans la conjonction avec le moment néo-réaliste, d'une possible identification entre la chose et le mot, entre le réel et sa représentation,  entre l'existence et l'invention de soi. Une poétique où le réel va être avant tout l'expression du réel, où «dire» sera «esistere» (Longobardi), où «dire» sera «essere». Comme en témoigne cet autre passage fondamental de Via de'Magazzini :

[...] vedevo il babbo agitare dal tram il suo fazzoletto, chiamarmi per nome : Valerio ! Valerio !" ed anche il mio nome mi sembrò nuovo. Io dissi : "Valerio" e credetti di conoscere in questo nome un ragazzo che si chiamava Valerio, che aveva il babbo soldato che lo salutava dal tram agitando un fazzoletto (VM, p. 96 - je souligne)

Ici, l'existence du réel est tout entière assurée par le seul nom "Valerio" qui fait exister le personnage. La désignation du réel devient le réel, lui donne une existence objective. On trouve un peu plus loin, toujours dans Via de'Magazzini : «Soltanto quando quel qualcuno pronunciava il mio nome e io lo ripetevo ancora a voce alta come un oggetto riprendevo totalmente conoscenza» (VM, p. 133 - je souligne) ((Pour la suite de notre discours, il n'est pas sans importance que ce soit ici le père qui nomme, tout comme l'absence de la mère était à l'origine de la connaissance douloureuse du réel nocturne.)).

À partir de là, la mesure de l'écriture de Pratolini sera la narration, le déploiement du récit visant à objectiver et à historiciser la mémoire individuelle, dans une recherche constante de formes narratives toujours plus amples, depuis celles, subjectives du taccuino et du diario, en passant par la choralité de la chronique, jusqu'au roman historique avec Metello.

À travers cette mise en récit de la mémoire, il va s'agir d'éclairer la «materia impenetrabile», de mettre au jour ses raisons historiques afin de s'expliquer, c'est-à-dire se raconter, raconter son identité, y compris dans sa dimension socio-historique. En ouvrant le récit à une choralité de personnages, donc à une pluralité d'histoires sur fond de mémoire semblable, Pratolini cherche à retrouver l'appartenance à une communauté, à objectiver les liens de solidarité réciproques à l'intérieur de cette petite communauté de la rue ou du quartier. Liens rendus transparents, immédiatement communicables par l'écriture, dans la reconstruction d'une mémoire donc d'une identité, qui est aussi une identité collective.

Cela permet de rompre l'isolement, y compris dans sa dimension historique : la première guerre mondiale, puis le fascisme. Le titre du premier récit du Tappeto verde  - 1917 - tout comme l'allusion au «babbo soldato» renvoyaient déjà à la première guerre mondiale qui fut, dans l'imaginaire de Pratolini :

il momento esatto lo schianto di una diga, il primo sasso che ruzzola dalla cima del monte e fa valanga dello schianto e la dispersione della nostra famiglia» (VM, p. 90). Dans la Premessa déjà citée 1949, Pratolini évoque encore «uno sgomento (un dolore) che aveva avuto esso pure la sua origine nella guerra (Premessa a VM, p. 1418)

Le quartier - ou la Via del Corno des Cronache di poveri amanti - est alors cet espace utopique d'un monde entièrement transparent, où, dans une sorte de collage des différentes histoires, dans une «narrazione insieme unitaria e plurifocale, con personaggi moltiplicabili all'infinito in quanto rappresentano una collettività» (Corti, p. 49), chaque personnage se dit à l'autre, se raconte, se rendant ainsi entièrement compréhensible et transparent, dans une authenticité et une immédiateté de communication, dans une objectivation de chacun qui efface le «segreto» et ouvre à la «speranza» :

I nostri sogni sono stati quasi uguali che per formare diverse le nostre storie abbiamo dovuto dividerci le occasioni, come da fanciulli si prendeva ciascuno una qualità diversa di gelato per assaggiarle tutte (Q, p. 351-352)

Dans cet espace utopique, la douleur, le Mal, y compris le Mal historique, sont toujours là, mais à côté, éloignés, mis à l'écart. Dans Cronaca Familiare, il y a bien la confrontation avec Ferruccio, le jeune frère qui rappelle le souvenir de la mère, mais Ferruccio a été élevé ailleurs, loin et hors de son milieu naturel. Et c'est ce qui l'a perdu. Dans les Cronache di poveri amanti, le personnage de la Signora est au-dessus des personnages de la Via del Corno et le fascisme, à ses portes, qui les opprime mais ne les détruit pas. Dans Il Quartiere, Valerio-Giorgio-Carlo sont les multiples facettes d'un seul et même personnage mais distribuées horizontalement, si bien que les deux versants du réel restent encore dissociés. Dans Metello, en revanche, on va les retrouver à l'intérieur du même personnage, dans l'intériorité même du protagoniste désormais confronté au mouvement historique. Et c'est là que la crise va apparaître.

Évidemment, cette poétique est à mettre en relation avec le "moment néo-réaliste", lui-même lié au moment historique de la guerre, de la Résistance et de la lutte anti-fasciste, si l'on convient, avec Maria Corti, que

[...] ogni genere letterario ha funzione selettiva, quando non addirittura provocatoria, e i suoi codici non sono mai neutrali. Ecco allora che il neorealismo deve alla propria genesi storico-sociale la fiducia nell'atto del raccontare fatti, cioè nella narrativa sotto la forma dei generi racconto, romanzo, cronaca (Corti, p. 23)

Privilégiant certaines formes de narration plutôt que d'autres, la littérature directement issue de la Résistance et le mouvement néo-réaliste vont prendre également pour mesure stylistique le "discours réaliste", dans une tentative de récupération d'une narration réaliste renouvelée, différente du réalisme du siècle précédent, mais postulant toujours la possibilité d'un rapport transparent entre les mots et les choses, entre l'homme et le réel, preuve d'une pleine et entière identité entre l'«apparire» et l'«essere» (Bertoncini), dans la «vana e effimera speranza» pour reprendre les termes de Maria Corti «che le parole come le cose parlino da sé, che la funzione referenziale e quella segnica coincidano» (Corti, p. 90). On retrouve là l'acte de foi de Pratolini qui est celui-là même de l'utopie néo-réaliste : croire dans le pouvoir objectivant et réalisant du mot ; envisager la littérature comme un moyen cognitif, de déchiffrement du réel et de compréhension de soi ; et, sur le versant moral, comme un instrument de formation sociale : se connaître pour pouvoir être solidaires ; se connaître pour pouvoir se réaliser dans une vraie communauté d'intentions. Comme un instrument aussi d'éradication du Mal, identifié dans l'immédiat après-guerre au mensonge de la période fasciste.

Une utopie dont la remise en cause radicale constitue justement comme le rappelle Giancarlo Bertoncini le cœur de la fracture épistémologique du XXème siècle et dont Metello va être une des mises en scène. Car Metello va être l'expression de la crise de cet acte de foi, la remise en cause de cette identité entre «l'apparire» et l'«essere», entre l'expression et la réalité de soi.

Partie II - "Verso il cuore dell'uomo moderno"

Pour en venir donc à Metello, je voudrais montrer que, dans l'œuvre de Pratolini, Metello est à la fois le moment où l'auteur articule la somme de toutes les expériences narratives antérieures autour desquelles il a construit progressivement son "discours réaliste" et le moment où cette édification est rongée de l'intérieur par l'irruption de cette «materia impenetrabile» dont toute l'œuvre de Pratolini avait été jusqu'alors une tentative pour lui faire "rendre raison", dans tous les sens du terme.

Mais peut-être est-il utile de fixer d'abord quelques points de repère utiles sur le livre. Pratolini commence la rédaction de Metello en 1952. Celle-ci se prolonge jusqu'en 1954. Le livre sort en janvier 1955 chez l'éditeur Vallecchi. Il obtient le prestigieux Premio Viareggio et ce sera le livre le plus lu en Italie au cours de l'année 1955.

Metello raconte l'histoire d'un jeune maçon florentin - Metello Salani -  depuis sa naissance, en 1873, jusqu'au mois de décembre 1902. Metello a alors presque 30 ans. Le livre est ainsi une sorte de Bildungsroman, de récit d'initiation qui reparcourt en les entrelaçant les étapes d'un double apprentissage - sentimental et politique : des premières expériences érotiques à la découverte du véritable amour pour Ersilia, la trahison momentanée puis l'affirmation renouvelée de cet amour ; de l'anarchisme au socialisme, de l'instinct à la conscience de classe, d'un socialisme naturel à un socialisme historiquement conscient, des mouvements individuels de révolte à l'organisation de la classe ouvrière dans des structures qui en défendent les droits et les intérêts avec la grève reconnue comme principal moyen de lutte sociale.

En 1955, Metello sort dans un contexte particulier. Au plan socio-politique, il s'agit d'une période de «reflux» des idéaux non réalisés de l'antifascisme et de la Résistance, de fermeture de la «parenthèse» de l'immédiat après-guerre, et de mainmise de la Démocratie chrétienne sur la vie politique, sociale et morale de l'Italie. Ce moment de «restauration» politique a des conséquences sur le champ culturel en général, et sur le champ littéraire en particulier. La gauche italienne se retrouve culturellement dans une sorte d'état de siège, à la fois externe (les attaques répétées de la Démocratie chrétienne contre le «culturame») mais aussi interne dans la mesure où, à l'intérieur du Parti Communiste lui-même, se posent des questions à la fois idéologiques (Staline est mort en 1953, les événements de Hongrie auront lieu en 1956) et de politique culturelle : la question de l'engagement et de ses formes, le lien culture/politique, la fonction sociale de l'intellectuel, la question du lien entre écrivains et peuple, le problème d'une littérature "national-populaire". À un moment où justement le reflux des espoirs de renouvellement démocratique de l'immédiat après-guerre met en crise le courant culturel qui en avait été porteur : le néo-réalisme. La crise du mouvement, ses limites et ses ambigüités, sont révélées, entre autres, par l'enquête de Carlo Bo en 1951 mais aussi par la sortie simultanée, en 1954, de films comme Senso de Luchino Visconti, ou La Strada de Federico Fellini. Ou encore, dans le domaine de la  littérature, par la publication de Metello.

Le roman de Pratolini s'inscrit en effet doublement dans ce contexte. D'une part, parce que Pratolini lui-même affirme avoir voulu, avec ce nouveau livre, dépasser les limites du néo-réalisme :

Ma continuando a indagare sulla realtà presente, sulla cronaca che non poteva di giorno in giorno non evolversi e diventare diversa si correva il rischio di rincorrere eternamente gli effetti di una causa che continuava a sfuggirci [...] Risalire da questi effetti alle cause, dalla cronaca alla storia. Nient'altro.

D'autre part, parce que le livre va cristalliser, au sein de la culture de gauche mais pas seulement, une vaste polémique, pendant près d'un an, entre 1955 et 1956. La critique marxiste pour ne parler que d'elle se divise alors en deux camps à la sortie du livre : du côté des pro-Metello Carlo Salinari, appuyé par Palmiro Togliatti, autour de la revue Il Contemporaneo ; et du côté des anti-Metello, Carlo Muscetta et la revue Società.

Chez Salinari, on salue le passage du néo-réalisme au réalisme, la publication d'un grand roman du réalisme socialiste. Du côté de Muscetta, au contraire, on reproche à Pratolini de ne pas avoir su sortir du cadre du naturalisme, du populisme de ses personnages antérieurs. On reproche la représentation idyllique et providentialiste de la réalité ouvrière, l'absence de dialectique historique, l'absence de «tipicità» du protagoniste, qui n'est pas un grand héros positif au sens lukacsien du terme, mais reste «sfuggente, senza quella tipicità che può essere complessa psicologicamente, ma deve restare univoca». On dénonce enfin l'idéologie petite-bourgeoise et cléricale du roman.

Il n'est pas question de s'arrêter plus longuement sur les termes d'une polémique qui apparaît aujourd'hui datée ((Pour un cadre complet et exhaustif des termes en jeu lors de la polémique sur Metello voir Francesco Paolo Memmo, « Le polemiche degli anni Cinquanta : Metello, Il Gattopardo », dans Letteratura italiana contemporanea, a cura di Gaetano Mariani e Mario Petrucciani, Roma, Lucarini, 1982, vol. 3, p. 213-226.)). Au mieux pourra-t-on essayer, à travers l'analyse du texte, de retrouver, en creux, les réponses à certains arguments avancés en 1955. D'autant plus que s'ajoute à cela le fait qu'en réalité le débat dépasse le strict cadre du livre qui devient un prétexte à une confrontation dont l'enjeu est la remise en cause de la politique culturelle du PCI dans le contexte de l'Italie du milieu des années 50. En outre, si certains arguments des polémistes peuvent encore servir à interpréter le livre, beaucoup d'autres en revanche s'appuient sur une lecture exclusivement idéologique de l'ouvrage. Lecture qui fut sans doute nécessaire puisque Pratolini lui-même  affirmait vouloir «risalire alla storia». Dès lors, un des enjeux de l'œuvre est la vérité de sa fiction. Mais il me semble qu'Antoine Ottavi a magistralement reparcouru cette dimension du roman en montrant très bien sa cohérence de véritable roman historique. Quant à Pratolini lui-même il a indiqué quelle était la nature de son personnage et pourquoi ses détracteurs, en lui reprochant son absence de «tipicità», étaient en grande partie de mauvaise foi :

[...] non tennero conto, per comodità di polemica, delle intenzioni e della natura del romanzo [...] rimproveravano a Metello di non essere quello che non voleva essere, cioè di non essere l'opera della classe operaia, come infatti non lo era, interessandomi allora, per il disegno medesimo della trilogia, il tipico del medio, cioè i 999 e non l'uno, che è ovviamente per gli zdanovisti di ogni stagione un errore capitale

Il faudra d'ailleurs tenir le plus grand compte de cette «medianità» de Metello, plusieurs fois rappelé dans le roman, y compris par le personnage lui-même : «Mai essere il primo a farsi avanti né mai l'ultimo a tirarsi indietro».

Pour finir cette rapide présentation, je voudrais livrer deux citations de Pratolini afin de les placer d'ores et déjà en arrière-plan de l'analyse du texte. La première apparaît tout à fait paradoxale après celle, déjà évoquée, sur le passage des effets aux causes, de la chronique à l'Histoire. C'est une citation dans laquelle Pratolini, dans une lettre à son ami Alessandro Parronchi, affirme la dimension profondément autobiographique du roman :

Eppure sapessi come Metello è intimamente autobiografico, più di Mario e di Valerio, davvero. Credo che, stabiliti i rapporti ! soltanto un narratore possa capire in profondo, cosa intendesse Flaubert con la sua risposta lapidaria a proposito della Bovary.

Dans la seconde, Pratolini souligne en quoi Metello pourrait être un personnage différent de ses personnages antérieurs :

 [...] dall'esterno all'interno del personaggio, dalla coralità alla psicologia. Una marcia d'avvicinamento verso il cuore dell'uomo moderno, colpendolo nelle sue sopravvivenze, nelle sue verità sotterrate, nelle sue persistenti perfìdie. 

Partie III - "Dietro il loro visi di ciascuno gli balenò la storia"

Metello est d'abord pour Pratolini l'occasion de poursuivre la construction d'un "discours réaliste". Pour cela, l'auteur va se servir de la combinaison de plusieurs modèles rhétoriques qu'il a déjà éprouvés et dont certains sont directement hérités de la littérature néo-réaliste ((Dans cette partie mon discours est fortement redevable à l'étude très précise menée par Giancarlo Bertoncini (voir Bibliographie) dont je reprends et essaie d'approfondir une partie des analyses tout en les croisant avec mes propres réflexions sur le roman et en les replaçant dans ma perspective de lecture du projet d'écriture de Pratolini.)).

En premier lieu, l'ensemble du récit s'énonce à l'intérieur d'un cadre qui en assure la véracité. Ce cadre, qui fonde l'une des dimensions du "réalisme" du récit, c'est celui de la chronique. Le narrateur de Metello se met en scène, s'auto-représente dans une double fonction de «cronista» et de témoin - direct et indirect - de l'histoire qu'il raconte.

«Cronista», le narrateur de Metello l'est d'abord parce qu'il s'est documenté : il a consulté les archives, puiser ses informations dans des documents sur l'histoire de Florence et sur ses quartiers populaires, comme celui de San Frediano, dont est originaire Ersilia, la femme de Metello, sur lequel il cite des passages entiers, directement tirés - nous dit-il - d'un texte écrit «quindici anni prima» par «un cronista avventuratosi tra le sue vie e piazze con l'animo del missionario e la baldanza dell'esploratore» (M, p. 100). Il l'est aussi parce qu'il tient faire, à la manière d'un annaliste, la chronique d'un événement historique humble mais significatif dont l'Histoire officielle ne fait pas cas :

Il 4 aprile 1901 è una di quelle date che le patrie scritture si dimenticano di registrare. Male. Coteste date ricordano dei pacifici avvenimenti, significativi quanto delle battaglie, perse o vinte a seconda delle interpretazioni, ma nella loro modestia, più tragiche di Lissa e più memorabili di Porta Pia. Lo storiografo non dovrebbe lasciar passare altri cinquant'anni per farsene una nozione. Cerchi, frughi, sono circostanze che la cronaca spesso tace [...] Un filo della nostra matassa nazionale si sdipanava, infatti, quel 4 aprile 1901 su un teatro romano dove, zeppi il palcoscenico e la sala, si teneva il Comizio dei Muratori. (M, p. 134)

Et là encore, le narrateur cite in extenso une partie de l'intervention d'un des délégués - un certain Salvatori - opérant une sorte de "couture" documentaire dans le tissu narratif de son récit (M, p. 135-136).

Le narrateur est aussi un témoin.

C'est un témoin indirect d'abord qui a collecté les témoignages des principaux acteurs du drame dont son récit est en partie la transcription littérale. Ce dernier est en effet fréquemment entrecoupé d'incises : «Fu, avrebbe detto in seguito, come se d'un tratto mi si fosse gelato il cuore» [M, p. 215 - je souligne]. Le narrateur se fait ainsi le dépositaire et le greffier d'une voix populaire, chorale et collective. Le récit est émaillé en permanence d'incises du genre : «si diceva» ou «si raccontava» ((Dans certains passages, le narrateur délègue même la conduite du récit aux personnages, qui se racontent les uns les autres. Ainsi, le portrait physique et moral de l'ingegnere Badolati est laissé à l'entière appréciation de cette voix collective, dans laquelle se fond celle du narrateur, et toute la description est régie par un «si diceva» initial (M, p. 75))). Plus encore, de nombreux petits fragments, ou collages, de discours directs mis entre guillemets, et constituant autant de citations de cette vox populi, viennent se greffer à l'intérieur du récit du narrateur. Parfois, les deux procédés - incises et montage de petits bouts de discours direct - coexistent dans une même phrase, pourtant commencée par un narrateur hétérodiégétique : «Cadde la neve, come non ci si ricordava dall'anno del granduca» (M, p. 67). Et même lorsque la narration reste entièrement à la charge de la voix du narrateur, celle-ci imite les expressions et les cadences populaires florentines pour donner l'illusion au lecteur de plonger dans l'esprit-même de la période et du milieu représentés.

Le narrateur se représente aussi comme un témoin direct, dans la mesure où certaines tournures sous-entendent sa participation aux faits qu'il relate. Ce statut lui permet de nouer un lien privilégié, non seulement avec ses propres personnages, mais aussi avec le destinataire de son récit. Le dialogue entre ces trois instances - narrateur, personnage, lecteur ((Voir Bertoncini, p. 120-125.)) - est un autre élément venant renforcer le "réalisme" du récit par le biais d'une adhésion forcée du lecteur aux événements racontés. Adhésion qui est aussi, in fine, participation idéologique. Ce fut là d'ailleurs l'une des marques fortes de la littérature de la Résistance. Maria Corti remarque en effet que :

[...] nella breve epoca sorprendente dell'immediato dopoguerra una sorta di solidarietà nasce fra i narratori orali di vicende proprie o altrui e il pubblico, i destinatari del raccontare, quasi un'eco, un riflesso della situazione 1943-1945 [...]  (Corti, p. 34)
Una voce che proveniva anche dal basso, dunque, [...] da attori e testimoni dei fatti [...] dove cioè si presuppone una sorta di contatto, di intesa fra l'emittente [...] e il destinatario (Corti, p. 58-59)

On remarque ainsi à de nombreuses reprises dans le récit du narrateur l'emploi de tournure inclusive comme le «si» réfléchi : «Si tornava in cantiere col cuore sollevato» (M, p. 36); ; «Si era vicini a luglio», ou même l'utilisation d'un «noi», incluant personnage et narrateur mais aussi, au-delà, le lecteur-destinataire, sommé de participer affectivement à l'histoire, d'y adhérer pleinement :

E c'è un'alba, simile a mille altre che hai visto nel corso della tua vita, con la luce che è grigia e lentamente si schiara, e si colora, e dapprima è celeste, non rosa, è poi rosa, quindi in un baleno, da dietro i poggi, sbuca il sole, e il cielo, investito da tanta luce, sembra scattare più in alto. Tutto quanto accade cotesto giorno non potrà mai trapassare dalla memoria. È il giorno in cui, a nostra insaputa, la nostra vita si volta come si volta sul palmo il dorso della mano. (M, p. 83-84)

Les deux procédés peuvent se mélanger et renforcer leurs effets, comme lors du récit des permissions de Metello durant son service militaire à Naples, si bien que le lecteur se retrouve avec le personnage au cœur des vicoli napolitains, dans un passage à la Francesco Mastriani. Citons un passage qui montre bien les glissements successifs :

Entrarono [...] in alcuni di quei bassi, dietro una sottana : ragazze tutte more di capelli, dai volti appassiti e i grossi seni. I bambini giocavano al di là della tenda. [narrateur] Non ci si toglieva nemmeno le mollettiere. Poi magari si restava a cena con tutta la famiglia, si diventava amici [si], ci tenevano in conto di figlioli : era gente come noi» [ci-noi] (M, p. 53 ((Voir tout le récit du service militaire (M, p. 50-55))))

Cet usage du «si» inclusif est particulièrement fréquent lorsque le narrateur apostrophe son lecteur pour le faire activement adhérer à la vérité générale qu'il énonce (qui est aussi une sentence idéologique) jusqu'à le faire devenir personnage de son propre récit, véritable «figlio di popolo». Par exemple, à propos de l'inutilité du service militaire, on peut voir comment s'opère le glissement. Le récit commence ainsi «L'età che va  dagli anni ventuno ai ventiquattro, è decisiva per la vita di un uomo, per un figlio di popolo in specie», se poursuit un peu plus loin ainsi «Nei tempi di pace, si fa il soldato come da ragazzi si fa una malattia. E la si offre alla Patria...», pour finir ainsi : «Esci di caserma, ti fermi alla prima bettola e ci trovi l'ora della ritirata. O vai in Villa comunale dove vengono le serve...» (M, p. 50-51)

Ces différents procédés narratifs, qui s'organisent à l'intérieur du cadre de la chronique, sont autant d'éléments de la rhétorique du discours "réaliste" que met en place Pratolini afin de tenter de récupérer le pouvoir représentatif de la parole.

Mais il y a un autre aspect important de ce cadre narratif sur lequel je voudrais m'arrêter. La chronique s'enchâsse dans un autre type de discours : celui de la légende populaire, qui sculpte dans le marbre d'une écriture épique les moments forts du récit, et notamment la grande grève de 1902. On pourrait formuler l'hypothèse que Pratolini cherche avec Metello à formaliser enfin l'épopée à laquelle tendaient les récits de la Résistance, comme le souligne Maria Corti :

[...] comunicazione [...] dal basso, cioè falde di popolo comunicante, e circolazione delle storie fra emittenti e destinatari ; c'era di che far nascere una letteratura epica-popolare. Perché non è nata e al suo posto è nato il neorealismo ? (Corti, p. 35)

On peut repérer différents éléments rhétoriques qui donnent à la chronique cette dimension épique de grande fable populaire.

Il y a d'abord les prolepses du narrateur - petites («Nè sapeva ancora che l'occasione, quella vera, avrebbe portato sui capelli e in viso, i colori di San Frediano. Da un certo giorno, accanto a Metello, troveremo Ersilia», M, p. 78) - ou grandes qui dramatisent par anticipation la suite du récit et le hisse à sa dimension légendaire. On peut citer la célèbre prolepse qui, à la fin de la partie II, annonce la grande grève de la partie III :

E fu, dall'indomani, e per l'epoca in cui avenne, appunto il 1902, e per la sua durata e gli episodi che lo caratterizzarono, uno sciopero rimasto leggendario (M, p. 149)

Il y a aussi les nombreuses incises du genre «in seguito», «si disse poi» qui sculptent chaque geste en posture, chaque parole en mots inoubliables qui ont déjà pris leur place à côté d'autres grands événements «mémorables», dans la grande mémoire collective de la cité et de son peuple. On peut en donner trois exemples, tous situés significativement au moment le plus fort de la grève. À propos de l'ingegnere Badolati :

Sembrava un toro trafitto, ma saldo sulle zampe, e immobile al centro dell'arena, "come la volta che al Campo di Marte vennero gli spagnoli a rappresentare la corrida", si disse poi [M, p. 273 - Je souligne]

Ou encore : «Risalì la fila. Come alla Cascine, durante la rivista, il giorno dello Statuto, si disse poi» (M, p. 281). Ou au moment de la mort du Tedesco, qui revêt ainsi un caractère hyperbolique et légendaire, comme le trou de sa blessure : «Del diametro di un diecione, si disse poi» (M, p. 291). On peut noter aussi les formules du narrateur : «Questo era Del Buono che l'interrogava», ou encore «Questo era il primo giorno» - «Questo era il secondo giorno» (M, p. 159 et p. 163). Elles donnent à la scansion des faits de la chronique le relief du moment épique. Il y a à la fois renforcement de l'événement, démultiplication de sa charge de "réalité", et mise à distance édifiante dans l'Olympe de la légende.

Au niveau du traitement des personnages, on trouve aussi des procédés propres au genre épique, comme la dimension mythologique de certains d'entre eux. Par exemple, le père de Metello est surnommé Caco :

Lo chiamavano Caco, e non perché quella gente sapesse di mitologia, ma per via del gruppo del Bandinelli ch'è sotto Palazzo Vecchio, e per dire ch'era uno che soltanto un Ercole l'avrebbe potuto castigare (M, p. 7)

Ou encore les surnoms donnés aux personnages, censés refléter leur identité, désigner leur "réalité", comme Del Buono, le secrétaire de la Camera del Lavoro : «Lo si chiamò, in seguito, l'Angelo Rosso o l'Angelo Senzali» (M, p. 35). Ou bien le député Pescetti : «Le sue parole erano tutto fuoco ; e se Del Buono era un angelo, lui era un santo armato, san Giorgio socialista» Enfin, il y a la répétition des qualificatifs, les épithètes récurrents qui servent à identifier immédiatement un personnage, à le fixer dans une identité inaltérable, un peu à la manière de l'adjectivation homérique. Il Tedesco est toujours reconnaissable à son «filo d'erba, d'avena» ; Del Buono, à son tic de langage : «Mi sembra bene, non ti pare ?»

On trouve même à l'intérieur du récit une mise en abyme de ce processus d'écriture. Nous sommes à Monterivecchi, dans les environs de Florence, où tous les maçons se sont réunis dans les champs pour décider du déclenchement de la grève : «Era gente, magari ancora illetterata, come il Niccheri che gli raccontava la storia cantandola in ottave» (M, p. 133). Puis au moment de la grève elle-même : «Un suonatore ambulante prestò la chitarra, e ci si mise a cantare» (M, p. 161) / «Non era un giorno di sciopero ; era un giorno di festa» (M, p. 162). Il y a là des métaphores du narrateur lui-même écrivant la geste de ces travailleurs, à la manière d'une grande célébration, dont il se fait le chantre. – Le cadre de la chronique s'inscrit donc à son tour dans celui de la légende épique qui peut revêtir une double fonction : graver à jamais dans la mémoire populaire le moment de la victoire, en faire comme une sorte de bréviaire intangible, un point de repère à usage des générations futures ; mais aussi le rendre désormais lointain, presque inaccessible, comme si Pratolini renvoyait dans un ailleurs, dans un «imperfetto della memoria» justement, une époque révolue - celle du moment néo-réaliste - où l'on avait cru à la possibilité d'édification d'un réalisme limpide et transparent, dans une perspective de transformation sociale, dans un climat exalté de grandes victoires à venir.

Enfin, à l'intérieur de ce double encadrement narratif (chronique/légende), Pratolini utilise un autre code dont il s'est déjà servi dans des œuvres antérieures pour construire son "discours réaliste", notamment dans Cronache di poveri amanti : c'est celui de la théâtralité.

La récupération d'un dispositif théâtral, notamment dans toute la partie consacrée à la grève, va servir à l'édification d'un réalisme transparent, intégral, «phénoménologique», visant à la «mimesi fenomenica» pour reprendre la formule de Giancarlo Bertoncini (Bertoncini, p. 126 ((Voir Bertoncini, p. 125-129))). Un réalisme à travers lequel Pratolini cherche à créer l'illusion d'une exacte correspondance entre les choses et les mots, d'une «massima aderenza fra "essere" e "apparire"» pour reprendre encore les termes de Bertoncini. Une vaste scène où «le parole come le cose» - c'est-à-dire les corps, les gestes, les regards - «parlino da sé» (Maria Corti, p. 90) ((La présence de cette modalité théâtrale est d'ailleurs soulignée par le narrateur lui-même à plusieurs reprises :«Ora, Olindo, e i suoi sette compagni, avevano fatto mucchio davanti al dormitorio, parevano assistere alla scena» (M, p. 272) ; « [...] nel silenzio che era tornato a dominare la scena» (M, p. 273) ; «Il sole aveva risalito la massicciata e invaso tutta la scena» (M, p. 282) ; «Quei contadini che presto sarebbero stati sloggiati dalle nuove costruzioni, erano venuti sotto la rete e assistevano alla scena» (M, p. 284). Ou bien ironiquement, par les personnages eux-mêmes : «Mi lasci perdere [...] Io ho già rappresentato la mia parte in commedia» (M, p. 281).)).

La longue description de la première journée de grève est ainsi fortement marquée par ce dispositif caractérisé par une abondance des répliques au discours direct soulignant l'immédiateté expressive des personnages qui se racontent, dans une parfaite coïncidence entre expression de soi et vérité intérieure ; par l'importance des descriptions à valeur didascalique mettant en place une dramaturgie des postures, de la gestuelle, construisant un véritable espace scénique, comme si à travers les corps-mêmes, dans l'apparence physique des personnages, pouvait se lire immédiatement, par transparence, leur histoire. Comme dans ce passage, où les pensées de chacun s'expriment directement, à travers le langage mimétique des attitudes :

Metello si mise tra lui e Nardini ; anche Crispi era avanzato di un passo, e l'assistente aveva gettato la cicca. D'improvviso, dallo sgabuzzino della direzione, uscì l'ingegnere Badolati ; e coloro che non si erano ancora alzati, si trovarono in piedi (M, p. 155)

par l'importance aussi de la limpidité des regards, qui disent cette immanence du réel, sans arrière-fond : «Nel giro di quei secondi, Metello incontrò lo sguardo di ognuno di loro, e uno per uno, dietro i loro visi, di ciascuno gli balenò la storia» (M, p. 168). Il y a comme l'épiphanie de la vérité de chacun dans ces regards clairs, dans ces visages transparents, sur lesquels on peut lire à cœur ouvert. Lorsque Metello a obtenu l'approbation de ces collègues à continuer la grève et qu'il doit le dire à Badolati : «Gli bastava trovare ora, in quei visi, uno specchio alle sue parole». Et Metello peut alors lancer fièrement à l'ingegnere : «Noi, non abbiamo segreti». [M, p. 176 - Je souligne].

Au moment de la grève, les maçons apparaissent ainsi, comme ils sont : «Non era gente capace di simulazione, bastava osservarli come si avvicinavano, per capire le loro intenzioni» (M, p. 166). Car ce réalisme phénoménologique construit par Pratolini a aussi une forte signification idéologique. Il exprime la solidarité absolue, sans faille, compacte, des maçons en grève. Le mur transparent des regards réciproquement posés les uns sur les autres est aussi un mur politique qu'ils opposent à l'ingegnere Badolati : «Lo guardavano, in silenzio ; ed egli aveva cotesti occhi che gli facevano muro [...]  Badolati ci cozzava contro» (M, p. 279 et p. 283). La lutte politique est un échange de regards qui, par leur transparence, expriment la vérité intérieure d'une solidarité populaire : «Mentre il padrone scrutava loro, essi si scrutavano l'un l'altro, come diffidando, e incoraggiandosi e tenendosi a bada. Era il loro modo di ritrovarsi concordi e solidali» (M, p. 166-167). Style et idéologie coïncident parfaitement.

Souvent, les différents codes que nous avons répertoriés s'interpénètrent pour renforcer la prégnance du "discours réaliste". Les grandes scènes théâtrales sont elles-aussi "légendarisées", gravées dans un temps a-historique pour mieux en faire ressortir l'intensité. Par exemple, les moments d'extrême tension de la grève sont émaillés d'annotations descriptives à la forte densité symbolique, où l'on retrouve à chaque fois les mêmes éléments, et dont la fonction semble être de dilater l'instant à l'infini, de le figer, d'en faire un moment suspendu, presque arrêté, pris à jamais dans le cristal vibrant de la mémoire :

Tutt'attorno pesava questo silenzio, questa immobilità e questa attesa. Al di là degli orti, dov'era la ferrovia, transitò un merci : il fischio e il fumo della locomotiva, parvero durare un tempo infinito nell'aria (M, p. 273)

Seguì un silenzio, e tornò più forte e vicino il frinire delle cicale, il cinguettìo dei passeri che volavano a stormi sulla cima degli alberi e contro il cielo

Suonò la campanella del convento di Montughi, poi si udì il fischio del treno che entrava in stazione (M, p. 154)

Lassù il cielo era tutto azzurro [...] suonò la campana di Montughi, e al di là dei prati, si vedeva il casellante che rialzava le sbarre del passaggio a livello (M, p. 275)

Nel silenzio, si udirono le cicale, poi il fischio del treno, e abbaiò un cane (M, p. 284)

Tutto accadde nel giro di secondi, il tempo che uno stormo di rondini volteggiò sopra le impalancate e si disperse dalla parte della ferrovia (M, p. 286)

Una frazione di secondo : come s'accende un lampo nelle notti d'estate, come d'un tratto il sole precipita dietro le case [...] Nel silenzio che seguì, un attimo ancora, l'abbaiare del cane alla catena, parve un latrato. (M, p. 289)

Tous ces éléments concourent à la construction de ce réalisme "phénoménologique" mais aussi à sa mise en légende, car il s'agit pour Pratolini de faire un récit édifiant, exemplaire. Si bien que tous les événements du récit, désamorcés en quelque sorte de leur charge d'événements historiques sont plus "racontés" que "vécus", «quando il fatto è accaduto, e già dunque non più fatto ma espressione di esso» (Longobardi). Les personnages vivent en quelque sorte à la surface d'eux-mêmes, dans les mots, dans l'expression d'eux-mêmes.

Mais alors pourquoi bâtir la légende de ce réalisme transparent, de ce moment de coïncidence parfaite entre les mots et les choses, entre l'«essere» et l'«apparire», entre le «dire» et l'«esistere», et donc aussi entre la vérité du personnage et son engagement idéologique ? Parce qu'en dessous de cette surface, il y a un autre réel qui vient ronger les fondations de toute cette construction et qui va venir la mettre crise. Dans l'Italie de années 50, ce que Pratolini enveloppe dans l'aura de la légende, c'est peut-être le moment néo-réaliste, c'est-à-dire un passé proche désormais lointain, caractérisé, entre autres, par l'utopie issue de la Résistance, de la lutte antifasciste, par cette tentative de construction d'un langage en lien avec les exigences d'une société qui était alors en quête de vérités nouvelles et directes à opposer aux décennies de partialité mensongère et tendancieuse du fascisme, avec à l'horizon l'avènement prochain d'une Histoire libérée du Mal, de la douleur, du mensonge.

En 1955, le monde et l'Italie ont changé. La parenthèse «irrepetibile» de l'immédiat après-guerre s'est refermée, le trouble et la complexité sont revenus et avec eux la prise de conscience de la relativité de toute interprétation historique et donc aussi, stylistiquement, la relativité de tout discours réaliste, la remise en cause de la possibilité d'une identité directe entre le réel et son expression, remise en cause que l'œuvre de Pratolini enregistre avec Metello tout en bâtissant, pour la dernière fois, la légende de ce moment-là avec ses héros, ses histoires d'amour, son action épique, sa double fin heureuse. En en faisant un point de référence qui aide à vivre, qui donne espoir, un modèle pour le futur, un exemple de célébration des vertus héroïques populaires, nécessaire à la survie.

Partie IV - "Ce ne sarebbero la notte di cose da vedere"

Mais il y a ainsi dans Metello un autre récit, souterrain, «secret», qui vient miner de l'intérieur la façade du récit principal. La dialectique du personnage est à rechercher dans cette tension interne du texte, dans cet affleurement irrépressible d'un autre versant du réel.

La présence de cette autre ligne du récit se révèle au niveau de la temporalité. Le récit principal se déroule, à de rares exceptions près sur lesquelles je reviendrai, selon une progression chronologique linéaire, correspondant tout à fait à la forme du Bildungsroman. Cette progression scande, de manière transparente et positive, les grandes étapes du développement personnel du protagoniste, et notamment sa double prise de conscience, sociale et sentimentale, en parallèle avec, au plan socio-historique, les étapes de la lutte des maçons jusqu'à la victoire finale. Cette dimension de la temporalité du roman, très bien mise en évidence par Antoine Ottavi, illustre tout à fait ce que le narrateur affirme de manière grandiloquente :

E cos'era dunque se non la storia, o il progresso, che camminava ? Si poteva fargli segnare il passo, spingerli indietro non era più possibile (M, p. 132)

Mais, sous cette ligne temporelle, s'en dessinent d'autres qui sont de nature différente et qui la contredisent. On peut d'abord repérer, à la suite de Giancarlo Bertoncini, une temporalité fondée, non plus sur la linéarité chronologique et historique mais sur l'alternance entre deux éléments naturels et symboliques qui sont d'un côté, l'aube et le soleil, de l'autre, la nuit et la lune. Cette alternance se joue sur le modèle symbolique présenté dès les toutes premières pages du roman, lorsque Metello prend la décision instinctive de quitter sa famille adoptive pour rejoindre, à Florence, les racines de sa famille réelle, à la fois personnelle et idéologique :

[...] Il carro era giù sulla strada, distante una diecina di metri, il bracciante tratteneva i buoi. "Su, monta" disse [...] C'era un gran silenzio, si erano zittiti anche i grilli : vicino volava un moscon d'oro [Je souligne] ; uno dei buoi mugghiò, l'altro gli fece eco. "Metello" era rimasto fermo, guardavo il carro e la vecchia e l'uomo che lo aspettavano [...] Metello disse la nonna. Lui li guardava ; e d'improvviso, voltò le spalle, e fuggì, lungo il binario, e poi sul tratto di terra battuta parallelo le rotaie, dalla parte dov'era andato il treno. Non udiva le grida e i richiami, correva, gli rombava la testa, ma correva [...] era già scomparso dietro la curva, e dentro la galleria [...] Dentro la galleria, egli riprese fiato, e di nuovo, intimorito dal buio ma non spaventato, staccò la corsa. Quando uscì dall'altro capo del tunnel, pur breve, era sera fonda [...] e sapeva già dove andava e cosa voleva. Andava a Firenze, dove era nato e che non conosceva ; e avrebbe vissuto da solo, col proprio lavoro [...] Col primo sole entrava in Firenze (M, p. 16-18)

Le texte va alors se structurer autour d'un symbolisme nocturne et "inconscient" dont les éléments sont la lune, le fleuve (deux éléments fortement liés à la figure maternelle), les aventures érotiques, et le «calabrone» et un symbolisme solaire et "conscient" l'aube, le soleil, le travail, l'engagement politique, le «moscon d'oro», déjà présent dans l'extrait que nous venons de citer, qui renvoie au réel transparent.

Et Metello va passer constamment de l'un à l'autre, comme dans cet exemple. Lorsqu'il embrasse pour la première fois Viola, qui fut sa première grande aventure féminine : «c'era appena una falce di luna, l'orto tutto in ombra e l'Arno che scorreva al di là della scarpata, Metello lasciò cadere la cesta e prese Viola tra le braccia» (M, p. 38) et quand il en finit définitivement avec cette aventure, c'est comme s'il sortait de la nuit, s'il chassait l'aspect nocturne de son existence :

Gli sembrò di essere rinato [...] Tutto quel tempo, durante il quale aveva pure intensamente vissuto, a ripensarlo, gli sembrava come avvolto dentro una cosa buia. Come aveva vissuto ? Dall'alba fino a sera sempre in attesa che facesse scuro. (M, p. 46)

Au niveau même de la macro-séquence de la grève, toute la partie IV commence à l'aube d'un jour qui sera un jour glorieux, alors que la partie III, commencée avec le soleil et la décision d'entrer en grève à Monterivecchi, s'était finie le soir et la nuit, après la trahison de Metello. La montée du soleil dans le ciel va scander les différents moments de la lutte jusqu'à la victoire finale, jusqu'à la disparition définitive de l'ombre, du Mal :

Lassù il cielo era tutto azzurro, il sole batteva fino a metà della fabbrica in costruzione / Ora il sole metteva allo scoperto tutto lo sterrato, e via via ingoiando l'ombra, era arrivato sotto la massicciata / Il sole aveva risalito la massicciata e invaso tutta la scena [et lorsque les accords sont signés : ] Il sole batteva a picco [et quand les maçons reprennent le travail : ] Alte, sotto il sole che batteva a perpendicolo, si stagliavano le impalancate [...] Il sole ricominciava a cuocere il loro viso, le braccia, la nuca (M, p. 270 à 307)

Cette symbolique aube-soleil / nuit-lune a aussi une forte dimension idéologique, comme en témoignent deux symboles auxquels elle est attachée et qui sont le «moscon d'oro» et «il calabrone». Nous avons déjà noté la présence du «moscon d'oro» dès les premières pages du roman. On le retrouve justement à un moment très fort de la lutte collective des maçons lorsqu'il s'agit d'être tous solidaires, sans arrière-pensée, "transparents" et de ne pas dénoncer Metello et ses amis : «Il silenzio divenne anche più fondo ; e fanciullescamente, il piccolo Renzoni si aspettò di udire il ronzìo di un moscon d'oro» (M, p. 272). Inversement, au moment où la solidarité s'effrite, où beaucoup de maçons commencent à ruminer de sombres pensées d'abandon et de reddition, sombres pensées que chacun s'efforce de chasser et surtout de tenir secrètes aux autres - «Ma cotesto pensiero non li abbandonava : "Se avessimo lavorato, ora si farebbero le paghe"» (M, p. 167) -  apparaît le symbole nocturne du calabrone : «E come il calabrone che adesso ronzava in mezzo a loro, un pensiero importuno gli ballava nel cervello» (M, p. 167). Et l'un d'eux essaie d'étouffer symboliquement la pensée secrète qui s'empare de chacun :

Il piccolo Renzoni aveva acchiappato il calabrone che gli girava attorno al viso, si avvicinò il pugno all'orecchio per udirne il ronzìo [...] il piccolo Renzoni che lo fissò coi suoi occhi chiari, la mano nella tasca a trattenere il calabrone [...] Ripose in tasca il fazzoletto in cui aveva avvolto il calabrone» (M, p. 167 et 168)

Et lorsque la solidarité l'emporte définitivement sur la mauvaise pensée et que chacun réaffirme son adhésion au mouvement collectif : «Anch'io gridò il piccolo Renzoni, col calabrone morto soffocato dentro la tasca». (M, p. 176)

Mais à travers ces exemples on comprend que cette symbolique a aussi une dimension méta-littéraire sur laquelle je reviendrai et qui opposerait d'un côté, un réalisme transparent, mimétique, positif, celui que nous avons déjà largement évoqué, de l'autre, un réel "nocturne", renvoyant à des pensées inexprimées et cachées, à la «materia impenetrabile».

Après la figure de l'alternance, on peut noter aussi une double déchirure dans la temporalité linéaire du récit au moment justement où a lieu la trahison conjugale de Metello.

D'abord, l'aventure avec «la bella Idina» prend place dans un temps de «vacanza» au sens littéral du terme de la narration. Comme la grève elle-même, dans toute la Partie III le récit s'enlise et s'ouvre un moment de vide narratif : «Erano le dieci ormai, e gli sembrava incredibile [...] di ritrovarsi a quell'ora con le mani in mano, a guardare il fondo asciutto del torrente» / «cercavano di distrarsi guardando il fiume». Vide de l'action narrative et émergence du fleuve, symbole de régression infantile : «tornavano ragazzi malgrado loro» (voir M, chap. XVI, p. 177-187) / «Ci fu sempre un fiume o un torrente a delimitare l'orizzonte delle sue avventure». (M, p. 207-208).

Or, c'est aussi le personnage principal - Metello - qui va littéralement s'éclipser du récit principal pour plonger dans une autre dimension du récit et du réel : littéralement dans l'arrière-fond, sous la surface du récit principal, sous la surface du réel phénoménologique transparent. En effet, il semble bien qu'à l'intérieur de ce vide narratif qui commence au chapitre XVI de la Partie III s'ouvre un véritable gouffre qui est aussi «una voragine dentro il cuore» de Metello, gouffre dans lequel le protagoniste est aspiré, comme attiré par une tentation irrépressible : «Quando uno sciopero si trascina, come crescono le difficoltà crescono le tentazioni» (M, p. 188) prévient le narrateur, relayé par les provocations de Ida elle-même dans un dialogue avec Metello plein de sous-entendus symboliquement significatifs : «-Ce l'hanno anche i Santi le tentazioni/- E se uno ci resta preso, dove va a finire ?/-Ah, non lo so davvero ! All'inferno, ma anche in paradiso, chi lo sa ?» (M, p. 202) ((Quant à Ida, elle réunit bien sûr en elle tous les éléments de la symbolique nocturne, et la couleur noire imprègne tout son personnage : «La stanza, dalle persiane abbassate, era in penombra [...] Ella gli apparve nuda sotto la vestaglia, con le calze nere e le giarrettiere sostenute dal cinto, anche nero, che sottilmente le fasciava i fianchi» (M, p. 203). Avec en particulier ses yeux : «occhioni neri», «Metello scoperse che le su pupille erano davvero tutte nere» / «Erano neri, quegli occhi, e tuttavia brillavano come ci fossero dentro una o cento pagliuzze d'oro» (M., p. 202). Qui rappellent ceux de la mère des tout premiers récits : «Aveva uno sguardo perso, di bambina, e insieme una luce, in quell'oro delle pupille, come di durezza, di cattiveria [...] lo fissava con quello sguardo ingenuo e stregato» (M, p. 203-204) ; et sa voix rappelle celle du «calabrone» : «Son giorni e giorni che ronzano attorno alla finestra i suoi pensieri, si librano di pochi metri e vanno a posarsi sul davanzale soprastante dove sta affacciata [...] la bella Idina» (M, p. 189))).

À partir de là, l'aventure proprement dite avec Ida, qui s'étend sur toutes les sections 17-18-19 et 20 de la partie III commencée avec la grève, est racontée en réalité dans une déchirure de la linéarité du récit, à l'intérieur de plusieurs flash-back enchâssés, à la manière des poupées russes : comme s'il y avait là un creusement du fond narratif du texte, une opération de sondage vertical de son arrière-fond inconscient, une descente sous la surface de la narration, pour montrer l'envers du réel solaire. Ces flash-back qui s'emboîtent et se referment les uns sur les autres miment l'enfermement de Metello dans cette aventure, le gouffre dans lequel le personnage se perd.

Pour finir, l'histoire est racontée plusieurs fois à partir de points de vue différents celui de Metello, celui d'Ersilia, celui de Ida comme pour signifier l'émiettement de la perspective, de la possibilité d'une compréhension totale du réel. Comme si l'image qui dominait à ce moment-là n'était plus celle du miroir - «lo specchio» - symbole du reflet transparent du mot et de la chose mais plutôt le kaléidoscope, le prisme déformant, celui-là même qui va signifier le triomphe absolu de la relativité et de l'effritement du réel dans Lo Scialo, le roman suivant de Pratolini.

On repère aussi dans ces sections un usage du discours indirect libre qui sert à pénétrer les angoisses du personnage, à entrer dans sa psychologie et ses peurs inconscientes. Et Metello commence, pour la première fois, à s'interroger, la nuit, sur le sens de son aventure alors que, curieusement, reviennent à son esprit des moments de peurs enfantines, comme réveillées par la journée passée avec Ida, qui renvoient, par leur nature même d'images, aux textes du Tappeto verde : «Sorpreso di queste lontane immagini riaffiorate alla sua mente : "Cosa vuol dire?" si chiese» (M, p. 252). On dirait que Metello exprime-là une angoisse devant le surgissement incontrôlé d'une autre dimension du réel sur lequel il n'a pas prise et qui, lié aux angoisses de l'enfance, met en danger le réalisme transparent et solaire de la journée : «Se esci dal cerchio, allora sì, sei perduto [...] "Non ti puoi permettere una distrazione che subito ti casca la casa in capo" si era detto»  (M, p. 252). Même si le lendemain, l'imminence d'une journée décisive, aide Metello à balayer l'image : «Non ci poteva pensare, ed era l'unica cosa a cui doveva pensare» (M, p. 254)

Ces réflexions amorcées par Metello à la fin de son aventure nous conduisent à une autre forme de rupture de la linéarité du récit : la circularité. On note dans le roman le retour stratégique de lieux ou de situations significatives qui éclairent le sens du réseau symbolique et l'autre versant du réalisme que nous essayons de mettre au jour.

Ces retours cycliques sont en contradiction non seulement avec la linéarité progressive du récit mais aussi avec le personnage-même de Metello tel que Pratolini a voulu le construire dans le récit principal : à savoir un personnage linéaire, lisse, toute en progression politique et sentimentale et surtout un personnage transparent sur lequel le passé et tout ce qu'il traverse semble glisser, sans laisser aucune trace, parce qu'encore une fois, à ce niveau du récit, Metello est un personnage plus "raconté" que "vécu". Un personnage (et cela a été aussi un des arguments forts des détracteurs du roman pendant la polémique de 1955) sur lequel, pour reprendre la formule de Fulvio Longobardi, Pratolini opère paradoxalement non par accumulation d'expériences mais par «sottrazioni» des mêmes expériences qui semblent à chaque fois n'avoir aucune prise sur lui.

Toutes les expériences traversées par Metello glissent sur lui, deviennent «cose trapassate nella memoria» : la mort d'amis chers, l'aventure avec Viola, toutes ses aventures érotico-sentimentales, le service militaire, etc. Et une formule résume bien la nature du personnage construit par Pratolini :

Viola era di già tramontata dai suoi pensieri, nuovamente e per sempre avvolta nel passato al quale, come tutti gli uomini semplici, sani, spontaneamente connaturati alla realtà, Metello non chiedeva né di rivivere né di essergli, in qualche modo, di aiuto. (M, p. 66)

Et pourtant, à la fin du texte, c'est tout son passé qui va resurgir, d'un seul coup, le faisant s'exclamer : «Ma a volte, fa certi scherzi, la memoria !» (M, p. 323)

Mais alors, de quels «scherzi» s'agit-il ?

D'abord, il faut dire que si Metello oublie tout, le texte, lui, se souvient. Il y a comme une mémoire interne du récit, comme un passé souterrain qui ne se dénoue pas mais qui au contraire revient sans cesse, à l'insu du personnage. Un passé qui est en contradiction avec la linéarité progressive du récit.

Cette circularité se lit d'abord au niveau thématique. C'est la répétitivité des aventures sentimentales de Metello qui mettent en scène toujours les mêmes éléments symboliques, nuançant de beaucoup l'idée d'une progression du personnage : «Dal greto della Sieve ai canneti del Mugnone la sua educazione sentimentale ne aveva fatto del cammino. Se in avanti o all'indietro non avrebbe saputo dire» (M, p. 77-78). Mais il y a surtout une circularité narrative marquée par le retour de situations identiques à des endroits stratégiques du roman.

Je voudrais en mettre deux en évidence.

Ce sont d'abord les séjours en prison de Metello. Par trois fois Metello se retrouve en prison, c'est-à-dire enfermé, hors du réel : au tout début du livre, à la fin de la partie I et à la toute fin du livre ((On note aussi des échos textuels très forts entre les deux sorties de prison, à la fin de la partie I et à la fin de la partie IV.)). À chaque fois, les séjours en prison ont partie lié avec les femmes et avec l'identité du personnage.

Lors de son premier séjour, Metello entend depuis sa cellule le chant d'une jeune prostituée - Michela - avec qui il a sa première expérience sexuelle. Michela est une image de la double dimension du réel. Évidemment, elle a les yeux noirs, elle porte des «calze nere di lana» pour masquer des jambes atrophiées, la part horrible d'elle-même («Ma se non gliele sguardi il resto è uno splendore», M, p. 29) et Metello ne les voit pas : «Le gambe della ragazza non gli fecero impressione, non le guardò. O non le vide» (M, p. 31). Metello ne sait pas voir le réel "nocturne". Quant à l'identité, ce premier séjour est une initiation, qui fait de Metello un «vero italiano e vero uomo» et «prima ancora di essere elencato nei registri del comune, si trovò registrato negli elenchi della polizia» (M, p. 25).

Lors de son second séjour en prison, dans une scène très belle, c'est au contraire la voix d'Ersilia qui se mêle au chœur des autres femmes de prisonniers et qui appelle Metello du dehors. Et Ersilia, qui est le grand Amour solaire, déchirant le silence et la nuit, le nomme : «Metello Salani», comme le père de Valerio dans Via de' Magazzini avait crié «Valerio !» Ersilia le fait exister en le nommant. Du fond de sa cellule, à la fin de la nuit, Metello prend alors une résolution capitale : «Era l'alba, ed egli si diceva : "Esco e la sposo"» (M, p. 94).

Enfin, lors du troisième séjour en prison, l'on retrouve de nombreux échos textuels avec le précédent, sorte de retour cyclique puisque Metello retrouve «la stessa carbonaia nella quale era finito adolescente» (M, p. 317). C'est là le moment où le texte va littéralement revenir sur lui-même, formant comme une boucle et où le personnage, se souvenant enfin de son passé, va faire lui aussi un retour bien paradoxal sur son expérience, empruntant une autre forme d'écriture, déjà présente dans Il Quartiere : l'écriture épistolaire.

En effet, lors de son troisième séjour en prison, Metello communique par lettres avec Ersilia. Dans l'une d'elle, Ersilia lui apprend la mort de sa mère adoptive -  «mamma Isolina» - que Metello n'avait plus revue, depuis qu'elle avait quitté le petit village de Rincine pour émigrer en Belgique, au début du roman, ce qui avait provoqué la fuite de Metello à Florence. Or cette mort qui est véritablement celle du substitut de la mère qui manque à Metello («[...] gli si inumidirono gli occhi ; più che se fosse morta sua madre ; era stata mamma Isolina la sua vera madre», M, p. 322) agit sur Metello comme un déclencheur : «Questo mi ha fatto ricordare il passato» (M, p. 322). Mais le plus étrange c'est que Metello va se souvenir non pas tellement de tout ce qui lui est arrivé au cours du récit,  depuis son enfance, mais d'un seul épisode, qui apparaît totalement marginal mais qui lui est resté «conficcato nella testa» (M, p. 323).

La scène a lieu au tout début de la Partie IV, c'est-à-dire à l'aube du grand jour de la victoire des maçons, après la nuit d'angoisse de Metello. Metello s'est levé très tôt pour aller faire le piquet de grève au chantier et en chemin il assiste à une scène étrange :

Fuori era ancora scuro, ma una notte lunare, estiva, appena ventilata. Presto sarebbe sorto il nuovo giorno, l'ultimo dello sciopero [...] I suoi passi risuonavano sulla pietra [...] Ora aveva imboccato via de'Servi, lunga e deserta [...] Nel cielo, con la luna piena, c'era come il presentimento dell'alba [...] Raggiunta piazza dell'Annunziata, si fermò alla fontanella, e bevendo, per acqua che fosse, e ancorché a digiuno, scoperse d'aver una gran sete. Sotto il Loggiato degli Innocenti, alla porta dell'orfanotrofio, dove c'era la ruota, gli parve d'intravedere un'ombra che si appiattiva. La luna illuminava fino all'altezza dei plinti, più dentro non si distingueva. Egli preferì allungare il passo e voltare la cantonata. D'un tratto, in quel silenzio, dalla piazza che si era lasciata alle spalle, e dove lo scroscio della fontanella non aveva eco, risuonò un tacchettìo veloce. Egli si girò e vide una figura di donna correre come inseguita, sotto la luna, un attimo, subito ricomparve dietro via de' Fibbiaj lanciando un grido :
"Addio, mimmino"
Era una voce giovane, non rotta dal pianto, sembrò, in quel silenzio, sotto quella luce in quell'ora, stranamente felice.
Ma non era un episodio che potesse turbare il suo spirito altrimenti affaticato. "Una sciagurata di più" egli pensò, e riprese la sua strada. "A non aver nulla da fare" si disse ce ne sarebbero la notte di cose da vedere. (M, p. 259-260)

Ce passage est une clé de lecture de tout le récit.

D'abord, on y voit établi un lien, à travers la symbolique de la nuit et de la lune, entre les aventures érotiques de Metello et cette femme qui dépose son enfant devant la "Ruota" degli Innocenti, c'est-à-dire devant le grand orphelinat de Florence ((Ce lien est rendu encore plus explicite dans le film de Mauro Bolognini, qui fait de la femme une prostituée.)). Ensuite, l'allusion à la "Ruota" renvoie à Metello lui-même, puisque, dans un autre endroit stratégique du roman, au tout début, c'est lui que son père adoptif envisageait de déposer à la "Ruota" : «Poi disse : "Allora, portatelo alla Ruota" / "Ma questo non è mica un innocentino?" azzardò Isolina. Ha un babbo e una mamma che l'hanno riconosciuto, anche se sono morti"» (M, p. 11-12)

On a donc là l'autre grand moment de circularité du roman à travers la triple allusion à la "Ruota" : au tout début du roman, au tout début de la Partie IV, et à la toute fin. Surtout, ce souvenir renvoie au manque initial de Metello, à la douleur originelle, à la mort de sa mère, avant même la mémoire, puisque ses propres origines lui ont été racontées : «Tutto questo Metello non poteva dire di saperlo ; i più anziani, come Betto e Pestelli, glielo avevano raccontato» (M, p. 7-8). Or, si justement Betto e Pestelli, vieux anarchistes amis de Caco, le père de Metello, jouent pleinement la fonction de pères de substitution (à propos de Betto, le narrateur dit : «Egli fu per Metello il padre che Metello non aveva avuto», M, p. 24) en prenant en charge son apprentissage professionnel et politique (comme dans Via de'Magazzini c'était le père de Valerio qui nommait le fils), et si Metello devient à son tour une figure paternelle dans le roman, en revanche le vide maternel initial n'est jamais comblé si ce n'est à travers les aventures érotiques dont Viola, figure explicitement maternelle, constitue le prototype.

Or, ce manque renvoie au versant "nocturne" du réel du personnage, celui-là même qui prend, à la toute fin du livre une importance démesurée pour Metello. Celui-là même que Pratolini avait jusqu'alors essayé de chasser du récit derrière la construction d'un réel transparent et solaire. Celui-là même que l'on avait repéré, à l'origine de l'écriture de Pratolini, dès les premiers récits du Tappeto verde.

Et Metello de commenter le retour de ce souvenir en apparence incongru : «Ma a volte, fa certi scherzi, la memoria ! [...] Crolla una casa e tu rammenti quei passerotti che son volati via» (M, p. 323). C'est que Metello est en train de réaliser qu'il existe un autre réel, souterrain, invisible, sans doute encore plus prégnant que le réel transparent de surface :

Tutta la mia vita è venuta a far massa durante il mese e mezzo dello sciopero, fino all'ultimo giorno sciagurato, e di cotesto ultimo giorno, la circostanza che più mi balza all'occhio, è la meno importante. Anzi, non c'entra proprio. È la donna che incontrai in piazza dell'Annunziata, mentre mi dirigevo alla Fortezza. Lei doveva aver lasciato una creatura alla ruota. Non la vidi nemmeno. La sentii soltanto scappare e dire : "Addio, mimmino !". Ma il rumore di quei tacchi e quelle parole, mi stanno conficcati in testa più degli spazi, più della ferita del Tedesco, più di come era ridotto il decàno cascato a testa in giù, più degli occhi del piccolo Renzoni. C'è una spiegazione ? Non c'è. (M, p. 323)

Si donc, une première fois, Metello chasse d'une main la vision qu'il a devant lui à la "Ruota" («Ma non era un episodio che potesse turbare il suo spirito altrimenti affaticato», M, p. 260), il se fait néanmoins cette réflexion lourde de sens : «"A non aver nulla da fare" si disse "ce ne sarebbero la notte di cose da fare"» (M, p. 260), qui est comme le pressentiment de la présence de cet autre versant du réel, dont il avait eu une première intuition : «Una cosa non è mai tutta bene o tutta male. Anche nella più bell'uva vedrai delle macchioline [...] Certe volte inganna perfino il filo a piombo, e perfino lo specchio» (M, p. 124-125). Qu'il revendiquait même, sans le savoir, en tant que personnage «medio» : «"Io voglio contare per uno, ed essere libero delle mie azioni quando ho finito il mio lavoro. Se mi chiamate accorro, ma per mettermi in fila. Ci ho una moglie giovane, mi piace l'Opera, mi piace prendermi delle distrazioni. Potessi, mi piacerebbero tante cose" sospirava». (M, p. 126)

La circularité des séjours en prison et la force du souvenir indiquent à quel point Metello reste prisonnier de cette image de la Ruota, de cette douleur originelle et de ce passé nocturne. C'est cela qui a fait qu'il a trahi le présent, qu'il s'est absenté, éclipsé de l'action solidaire et du réel transparent, qui l'a rendu "invisible" aux autres. Seuls la Raison et l'engagement, la solidarité et l'action dans le présent pourraient l'en libérer : «Il passato bisogna scordarselo, ce lo portiamo dentro ma non ci deve pesare. È coi vivi che siamo alle prese. E con loro ti devi esporre per forza» (M, p. 323). Ou la rencontre du vrai Amour, celui pour Ersilia, qui affirme : «Ci si sposa, appunto, incontrato che si abbia l'amore, per staccare col passato» (M, p. 222) ;  ou bien l'écriture car Metello écrivant ses lettres à Ersilia où «la informava dei suoi pensieri» est une métaphore de l'auteur Pratolini qui écrit Metello.

Mais si l'on considère ces retours cycliques présents à l'intérieur du roman, combien de fois Metello retournera-t-il en prison, combien de fois devra-t-il repasser par le même endroit, avant de se libérer totalement, de construire ce monde totalement transparent d'où le Mal sera définitivement chassé ? C'est plutôt Bruno, le jeune protagoniste de La costanza della ragione, qui va réussir à brûler le passé. Mais Bruno n'est plus Pratolini. C'est un personnage qui n'appartient plus à la génération de Pratolini : Bruno est une promesse pour la génération future.

 Pour revenir à Metello, Ersilia reste bien sceptique quant à la réelle transformation de Metello à la fin du roman, lorsque celui-ci réitère la promesse faite et non tenue lors de sa première sortie de prison. Ersilia la tourne en dérision, indiquant la relativité de la leçon du roman, du progrès accompli par son protagoniste, et c'est sur cette interrogation ironique que s'achève le récit : «Ma d'ora in  avanti / D'ora in avanti cosa ?». (M, p. 327)

Car Ersilia est le véritable héros positif du roman. Le personnage qui incarne la possibilité d'un réel transparent, tout en faisant la dure épreuve de l'existence de l'autre réel. Au désarroi de Metello devant la prégnance de ce souvenir marginal - «C'è una spiegazione ? Non c'è» - Ersilia répond en disant : «"C'è" ella gli rispose. "Sono i casi della vita. E tu hai trent'anni e sei d'animo buono. Ma c'entra anche la tua vanità, non dubitare"» (M, p. 323-324). La réponse d'Ersilia est très significative et va nous permettre d'approfondir pour conclure la dimension méta-littéraire de ce symbolisme nocturne.

Partie V - "Congedo spirituale dalla giovinezza"

En faisant ainsi une allusion dans sa réponse à la «vanità» de Metello, Ersilia inscrit le problème à l'intérieur de la thématique de ses aventures amoureuses.

Avant même de connaître Ersilia, Metello avait courtisé Annita, une jeune sigaraia, qui se trouve être une amie d'Ersilia, née dans le même quartier de San Frediano. Lorsqu'ils se retrouvent par la suite, ils évoquent alors en riant l'épisode du flirt, que Metello, comme par le fait d'une nouvelle «plaisanterie» du passé avait oublié : «Che nel mio passato ci fosse stata questa tua amica Annita, non l'avrei immaginato». Mais l'anecdote ouvre les yeux d'Ersilia : «Da allora, ella aveva capito che per buono, onesto e leale che fosse, nel suo carattere anche la vanità aveva la sua parte» (M, p. 110) ((Quant à Ida elle est à chaque fois qualifiée par Metello de «vanesia»)).

Mais il faut bien comprendre ce qui est en jeu ici. Ce n'est pas le supposé «gallismo» de Metello. Les aventures érotiques et même la trahison d'Ersilia rentrent en réalité dans les aléas du récit solaire, comme les hésitations des maçons, comme la trahison des crumiri. Beaucoup plus profondément, ce qui est réellement en jeu - dans l'allusion au caractère de Metello et dans l'opposition entre Ersilia et Ida - c'est la possibilité d'une lecture transparente du réel. Autrement dit, la remise en cause de la possibilité d'un réalisme phenoménologique, de l'expression d'une vérité transparente, de l'identité «essere» / «apparire», d'un monde d'où le Mal, la douleur, le «secret» seraient exorcisés.

L'opposition Ersilia-Ida, les deux pôles entre lesquels Metello se déplace, a surtout une dimension méta-littéraire. Les deux personnages représentent deux modellisations possibles du réalisme. Ersilia (et non Metello) est le héros positif du roman. Elle incarne le naturalisme et le populisme spontanés des habitants du quartier de San Frediano. Par là, elle incarne surtout la dimension transparente du réel, l'adéquation entre «l'essere» et «l'apparire», l'identité parfaite entre l'expression et la vérité : «Sei venuta come sei» (M, p. 104). C'est ainsi que Metello la définit, de manière tautologique. Ersilia est un personage solaire («Questa sua naturale solarità», M, p. 216b) qui revendique comme un étendard la foi qui est celle de Pratolini lui-même : «Il sole sembra che tramonti, ma non tramonta mai» (M, p. 223). Les lieux de prédilection d'Ersilia sont alors, comme pour les personnages pratoliniens du Quartiere et des Cronache, la «fenêtre» qui donne sur le théâtre transparent de la «rue» : «Anche in questo quartiere, nuovo per lei, dove abitava gente magari un poco più civile, era lo stesso San Frediano. Da una finestra all'altra non c'erano segreti» (M, p. 111). Et Ersilia explique à Ida : «Siamo come una famiglia, capisce Ida ? si sa tutto di tutti, si vive più che non si viva qui, in mezzo alla strada. Non ci possono essere dei segreti» (M, p. 114).

À l'inverse, Ida est un personnage dont l'apparence est hypertrophiée («L'ostentazione che Ida metteva in ogni suo atto», M, p. 115), fortement marqué, déjà au point de vue thématique par le théâtre et la fiction. Comme Metello, elle aime l'opéra et c'est dans la loge d'un théâtre que les deux personnages échangent, dans une sorte de petite comédie intime, toute une série de répliques à double-sens, pleines de sous-entendus et de non-dits, marquant une première rupture, ouvrant une première brèche, entre ce qui est dit et ce qui est vrai. Comme dans cette scène à l'intérieur de l'omnibus, lorsque Ida revient de son aventure avec Metello :

Certo, nessuno di costoro poteva immaginare che soltanto mezz'ora prima, la giovane signora a cui sembrava facile attribuire un censo, si abbandonava alle carezze di un muratore, tra i sassi e gli sterpeti di Terzollina e che ora, sotto la sua fronte in apparenza abitata dai più leggiadri pensieri, il più leggiadro fosse questo : "Mi sento tutta appiccicata" (M, p. 235)

Les attributs récurrents attachés au personnage de Ida «l'ombrellino» et la «macchia lilla» de sa robe en font l'incarnation d'un réel impressionniste et symbolique, non objectif et non transparent (qui traverse d'ailleurs toute l'adaptation cinématographique de Mauro Bolognini dans ses références constantes aux peintres "macchiaoli") : «Ida era una macchia lilla sotto l'ombrellino» (M, p. 228) / «era una figurina esile, elegante, che risaliva il Ponte e sembrava come riempirsi di colori e sfumare nel riflesso del sole» (M, p. 210). Or ce réel semble dans un premier temps avoir plus de force, être encore plus prégnant que le réel objectif incarné par Ersilia : «La macchia lilla scomparsa dentro l'omnibus che imboccava i viali [...] le tornava davanti agli occhi più viva della tinta dei fogli su cui poggiava gli stampini» (M, p. 230).

Et l'aventure entre Metello et Ida, qu'Ersilia découvre par hasard et fugitivement («un fruscìo»), ouvre un gouffre dans sa foi en une transparence immédiate de communication entre elle et Metello, dans sa croyance en une adéquation inaltérable entre l'«essere» et l'«apparire» :

S'imparano mille cose in un istante [...] quando la vita ti colpisce a tradimento con le sue cattiverie [...] Ersilia ne faceva in quel momento una dolorosa esperienza [...] La sua fiducia nella vita [...] aveva sempre trovato un esatto rapporto nella spontaneità, nella chiarezza diciamo e nella costanza dei suoi atteggiamenti e dei suoi affetti. Ora, per la prima volta, era stata colpita alle spalle [...] le era bastato un istante per possedere compiutamente l'arte della dissimulazione, questo ripugnante magistero a cui gli uomini sembrano avere affidato l'equilibrio dei loro rapporti. (M, p. 216-217)

À tel point qu'à la différence du père de Valerio dans Via de' Magazzini, ou de la scène évoquée lorsqu'elle appelle «Metello Salani», Ersilia ne peut plus nommer spontanément le réel : «Tutto accadde nel giro di alcuni secondi : ella fece per chiamarlo : "Metello !" Le sue labbra si mossero, ma non uscì la voce» (M, p. 215). Et cet instant marque une rupture : «Questo avvenimento, che d'ora in avanti l'avrebbe costretta a diffidare del proprio istinto, a cautelarsi contro l'intrigo, segnava inconsciamente il suo congedo spirituale dalla giovinezza» (M, p. 216-217).

Au bout du compte, Ersilia va réussir à rétablir la vérité en mettant à nu Ida, autrement dit en rendant transparent à nouveau le réel. Là encore, toutes les scènes peuvent être interprétées dans une perspective méta-littéraire : Ida qui essaie de se recomposer une apparence, «[...] rientrando col lume acceso aveva scoperto Ida che si guardava nel vetro della dispensa, come chi teme di trovarsi in disordine e furtivamente si ricompone» ; la boucle d'oreille manquante de Ida qui est la preuve de l'imperfection de son apparence ; le fait qu'Ersilia attende Ida «alla finestra», c'est-à-dire dans le lieu naturel de contemplation du réel limpide ; Ersilia qui fait tremper «il vestito lilla» de Ida dans le «cinabrese» : «Ida si ritrovò ai suoi piedi, materialmente ora, i capelli disciolti e il bel vestito lilla macchiato di cinabrese». Enfin, dernière touche ironique, pour expliquer à Cesare, le mari de Ida, les blessures infligées à sa femme, Ersilia dit qu'elle a reçu : «Un colpo di sole». Comme si le réel solaire était venu détruire le réel nocturne. (M, p. 236-238)

Toutefois, Ersilia est marquée à jamais. Elle sait désormais -  comme Pratolini - l'existence de cet autre réel, dont il faut se prémunir sans cesse car sa menace pèse en permanence. C'est ce qui explique sa réplique finale, remplie de scepticisme. C'est ce qui explique surtout le fait que, consciente du Mal qui rôde, Ersilia sait que son idéal de vie simple et naturelle sera sans cesse menacé et toujours à défendre parce que le Mal est là, au cœur du réel. Dans une lettre à Metello elle dit :

Io ambirei vivere tranquilla : tu, Libero ed io, magari anche un altro figlio se dovesse venire. Mi basterebbe un pezzo di pane e un gocciolo di vino. Ma so che non è possibile (M, p. 321)

Bibliographie

  • Pratolini Vasco, Romanzi, a cura di Francesco Paolo Memmo, Milano, Mondadori, coll. «I Meridiani», vol. 1, 1993
  • Pratolini Vasco, Romanzi, a cura di Francesco Paolo Memmo, Milano, Mondadori, coll. «I Meridiani», vol. 2, 1995
  • Memmo Francesco Paolo, Pratolini, Firenze, Il Castoro, 1977
  • Corti Maria, Il viaggio testuale, Torino, Einaudi, 1978
  • Bertoncini Giancarlo, « Il "cantiere" di Metello : l'esperimento del realismo nel primo tempo della trilogia pratoliniana », dans Studi Novecenteschi, Padova, n° 25-26, 1983, p. 115-141
  • Longobardi Fulvio, Vasco Pratolini, Milano, Mursia, 1984 [1964]
  • Ottavi Antoine, « Pour une relecture de l'œuvre de Pratolini : Metello », dans Chroniques italiennes, n° 17, 1989, p. 93-122

 

Pour citer cette ressource :

Laurent Scotto d'Ardino, ""Crolla una casa e tu rammenti quei passerotti che son volati via" : La question du réalisme dans «Metello» de Vasco Pratolini", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), avril 2010. Consulté le 28/03/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/litterature/periode-contemporaine/la-question-du-realisme-dans-metello-de-vasco-pratolini