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Giulia Sottile, «Sul confine. La poesia e il personaggio di Alda Merini» (2018)

Par Héloïse Moschetto : Professeure agrégée d'italien, docteure en études italiennes et psychanalyste
Publié par Alison Carton-Kozak le 10/10/2024

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Recension de l’essai ((Sul confine. La poesia e il personaggio di Alda Merini)) de Giulia Sottile, préfacé par Anna la Rosa, publié en 2018 aux éditions Prova d’autore, collection Confronti.

Couverture de l'essai de Giulia Sottile Sul confine. La poesia e il personaggio di Alda Merini,
Éditions Prova d'autore (2018)
 

 

Présentation de l'essai et de l'autrice

Giulia Sottile est psychologue d’orientation analytique, poétesse et autrice. Elle a publié les recueils de poèmes Albero di mele (2013), Per non scavalcare il cielo (2016) ; des essais : Il fallimento adottivo (2014), Il Martoglio e il d’Artagnan. Preludio di un genio (2021) et un roman, Es-Glasnost (2017). Ses poèmes figurent dans plusieurs anthologies de poésie italienne contemporaine, elle est co-directrice de la revue littéraire Lunarionuovo et collabore à la rubrique « Culture » du journal La Sicilia.

L’essai de Giulia Sottile porte sur l’influence du trouble bipolaire dont souffre Alda Merini sur sa perception d’elle-même, du sensible et de l’invisible. L’analyse des rapports de la poétesse à sa maladie ; à son propre corps ; à ses parents ; à ses maris et amants ou à son Dieu intime et adoré permet de comprendre la façon dont l’écriture joue un rôle de suture, unique et ultime instrument lui permettant de lutter contre la sensation de délitement physique et psychique qu’elle ressent presque continuellement.

1. Une perception du monde biaisée par la bipolarité

a) Les manifestations de la psychose et leurs conséquences dans la réception de l’œuvre d’Alda Merini

Les prodromes du trouble bipolaire (psychose caractérisée par une alternance d’épisodes maniaques et dépressifs) d’Alda Merini se manifestent dès l’enfance. Elle n’a que 16 ans lors de son premier internement, en 1947. Le deuxième, en 1964, ne dure pas moins de sept ans – quant au troisième, il a lieu en 1986. Cette pathologie psychique explique les comportements parfois surprenants d’Alda Merini qui peut faire preuve d’une sexualité débridée ou se mettre à voler lors des phases maniaques, tandis que les phases dépressives la plongent dans un état tel qu’elle peut, bouleversée de voir la ville se vider au début de l’été, se rendre à la gare pour regarder partir les trains en pleurant. Parmi les symptômes les plus prégnants de cette pathologie, la poétesse évoque, dès les années 1950, une impression de délitement ou de fragmentation du moi et se décrit comme une « donna decomposta » ((Alda Merini, « Lettere », La presenza di Orfeo, citée par Giulia Sottile, Sul confine. La poesia e il personaggio di Alda Merini, Prova d’Autore, Catane, 2018, p. 23.)). Son rapport au réel est pour cela souvent flou, poreux. Cela amoindrit considérablement sa capacité à faire la part des choses entre sa vie réellement vécue et sa vie rêvée ou fantasmée – ce dont elle a parfaitement conscience : « Amai teneramente dei dolcissimi amanti / Senza che essi sapessero mai nulla » ((Alda Merini « La gazza ladra », Vuoto d’amore, 1991.)). Ce rapport mouvant au réel complique considérablement le travail de ceux qui se penchent sur son œuvre : de son vivant, elle était capable de dire lors d’une interview, en toute bonne foi, le contraire de ce qu’elle avait affirmé à un journaliste quelques semaines ou quelques mois plus tôt. De même, la critique doit prendre en compte, lorsqu’elle se penche sur les textes de la poétesse, l’élan avec lequel elle les produit. Alda Merini écrit d’une traite, dans un geste libérateur, presque pulsionnel : c’est ainsi que naissent de magnifiques poèmes, mais aussi, selon Giulia Sottile, des textes « più vicin[i] alla trasposizione scritta di un delirio » ((Giulia Sottile, op. cit., p. 15.)).

b) Le corps comme clé d’appréhension du réel

La psyché faisant parfois défaut dans l’élaboration du réel, le corps devient le relais et la clé de ce rapport au monde. Sensible, perceptible, incarné, il ancre l’expérience dans un hic et nunc qui, autrement, lui échappe. C’est ce qui explique l’importance de et l’insistance sur la sexualité : loin d’être une simple érotomanie ou un besoin pathologique d’être aimée, la sexualité est un pont entre la poétesse et le sensible, qui peut parfois prendre une dimension animiste. Alda Merini s’adresse ainsi à l’astre de la nuit : « Carezzami o luna fortemente / appesa dentro l’inguine del sole » ((Alda Merini, « Quattro stanze per Roberto Volponi », La volpe e il sipario, 1997.)). Il y a un état dans lequel le corps inscrit encore plus intensément et plus durablement la poétesse dans le réel que le transport amoureux : il s’agit de la grossesse. Chacune de ses grossesses ((Alda Merini a eu quatre filles avec son premier mari, Ettore Carniti : Emanuela (1955), Flavia (1958), Barbara (1968) et Simona (1972) – toutes élevées par des familles d’accueil.)) a été vécue par elle comme une parenthèse apaisante. D’une part car elle constitue une revanche sur ceux qui ne voient en elle qu’une malade mentale, incapable d’une chose aussi normale, aussi valorisée socialement que de porter un enfant ; d’autre part, parce que la symbiose avec le bébé qu’elle porte réduit la sensation de morcellement. Alda Merini sort alors temporairement du registre de la soustraction pour entrer dans celui de la somme. À cette suspension psychique de l’impression de délitement s’ajoutent la suspension des traitements chimiques (tératogènes) et la suspension du cycle hormonal : pendant neuf mois, l’autrice est rendue à elle-même. Mais ces phases de normalité ne durent pas : dès l’accouchement, c’est le retour du chaos – au point d’avoir, une fois, été internée immédiatement. La réalité de la chair est la seule réellement perceptible pour l’autrice, qui affirme pour cela que « il corpo è l’anima raffinata » ((Alda Merini, Colpe di immagini: vita di un poeta nelle fotografie di Giuliano Grittini, citée par E. Donzella, Alda Merini. L’amore di un dio lontano, Prova d’Autore.)).

c) La question de l’autre

Plusieurs fois, au cours de son essai, Giulia Sottile revient sur l’une des caractéristiques de la psychose, à savoir la difficulté à identifier la limite entre soi-même et autrui, qui conduit à une sensation de morcellement. Chaque individu expérimente brièvement cela au cours de son existence. En effet, psychiatres et psychanalystes s’accordent pour définir le stade schizo paranoïde comme l’un des passages obligés de la constitution de la structure névrotique normale du sujet, où le nourrisson (entre autres caractéristiques) se perçoit comme fragmenté. Or, normalement, cette étape ne dure pas. Quand elle dure, le sujet ne développe alors plus une structure névrotique mais psychotique – ce qui a de très importantes conséquences sur sa perception d’autrui et du rapport à autrui. En raison de son trouble bipolaire (qui appartient aux psychoses) Alda Merini serait, selon Giulia Sottile, « bloquée » à ce stade, ce qui la condamne à ne pouvoir accéder qu’à des fragments de son moi et des autres. Ainsi, autrui est systématiquement perçu comme le réceptacle d’une part d’elle-même – raison pour laquelle la séparation revient à la perte d’une part de soi, ce qui décuple sa sensation de vide. Cette dynamique rend évidemment les relations aux autres difficiles, toujours à la lisière de la folie. Dans un lapsus révélateur glissé au détour d’une lettre à Maria Corti (1984) en parlant de son futur mari Michele Pierri, la poétesse écrit : « Michele e io siamo felici e abbiamo avviato le pratiche per il manicomio » ((Alda Merini, L’altra verità. Diario di una diversa, Rizzoli, 2007, p. 21. )) (au lieu de « matrimonio »)… Il est difficile, surtout pour la psychologue qu’est Giulia Sottile, d’évoquer le rapport d’Alda Merini à autrui sans mentionner les figures parentales. Sa mère, Emilia Painelli, est issue d’une famille cultivée mais refuse catégoriquement de transmettre cette culture à sa propre fille, car cela serait peu conforme à l’idéal bourgeois et fasciste – or, celle qui est allée donner son alliance à Mussolini pour contribuer au financement de la guerre d’Éthiopie est extrêmement attachée au respect de l’idéologie du régime. Aussi sublimement belle que froide et rigide, elle est pour sa fille un objet d’adoration et de haine. Alda Merini raconte l’avoir un jour ainsi punie : « […] mi vendicai con il gioco della questura: andare in giro a piedi scalzi dicendo che ero orfana » ((Luisella Veroli, Alda Merini. Ridevamo come matte, La vita felice, 2011.)). Quant à son père, baptisé Nemo en hommage à Jules Vernes, il est décrit par Alda Merini comme étant le parfait négatif de sa femme : aimant, soutenant et cultivé. La poétesse souligne cependant elle-même le fait que « […] in latino Nemo vuole dire “nessuno”, dunque io sono la figlia di N.N. Ecco perché senza la protezione di un vero nome di padre, fecero presto a ricoverarmi » ((Idem.)). Même positive, la figure paternelle est perçue par Alda Merini comme porteuse d’un manque symbolique qui lui a été transmis et qui a contribué au développement de sa psychose.

2. « La pistola che ho puntato alla testa si chiama poesia » 

a) L'ambivalence de son rapport à la souffrance : à la fois sa croix et la condition de son don

Giulia Sottile insiste sur un changement de paradigme dans le rapport d’Alda Merini à la souffrance causée par son trouble bipolaire. Les premières années, la jeune fille est dévastée par sa maladie et se sent persécutée par ses manifestations. Cependant, plus elle grandit – et mûrit – plus elle prend conscience du fait que cette souffrance est paradoxalement la source – et donc la condition – de son don pour la poésie. Giulia Sottile va jusqu’à évoquer « l’innamoramento della stessa sofferenza provata » (( Giulia Sottile, op. cit., p. 28.)). Un amour mâtiné de mysticisme, car la poétesse compare l’épreuve de la psychose et de l’internement à celle du Christ sur la croix. Quant ce n’est pas au Christ qu’elle se compare, elle s’identifie à la Vierge, devenant « madre sterile che genera versi » ((Erica Donzella, Alda Merini. L’amore di un dio lontano, Prova d’Autore, 2013.)), fécondée par l’inspiration divine et accouchant d’une fille, la poésie – ou à Marie-Madeleine, prostituée amoureuse de Jésus. Le Dieu d’Alda Merini est souvent anthropomorphisé sous les traits d’un amant, païen, obsessionnel, sensuel, dans un rapport qui n’a rien d’ancillaire. Les crises psychotiques deviennent des épiphanies où, dans un délire érotico-religieux, elle se projette tour à tour, et aussi sincèrement, dans la figure de la Vierge Marie ou de Marie-Madeleine. Une dialectique se met alors en place, en vertu de laquelle la sainte exorcisant la prostituée et la prostituée exorcisant la sainte, elle puise dans chacun de ces aspects de sa personnalité ce dont elle a besoin sur le moment. Si elle écrit : « […] cristiana son io ma non ricordo / dove e quando finì dentro il mio cuore / tutto quel paganesimo che vivo » ((Alda Merini, « Rinnovate ho per te », Tu sei Pietro, 1961.)), elle attribue à l’expérience asilaire la cristallisation de cette dynamique psychique. En effet, en ce lieu où les fous n’ont pas le droit d’être eux-mêmes, le système les pousse aux extrêmes et ne leur laisse pas d’autre choix que de jouer aux monstres ou aux saints, ce qui amplifie la dépersonnalisation et la fuite de soi.

b) La poésie comme thérapie

Giulia Sottile met en évidence une forme de bénéfice secondaire à la folie d’Alda Merini, et ce pour plusieurs raisons. D’une part, parce que celle-ci lui permet d’échapper à la vie conformiste, discrète et anonyme que sa mère voulait lui imposer – provoquant précisément ce qu’elle avait voulu éviter. D’autre part, parce que la poésie est le lieu où la douleur devient digne. En maniant le langage, la poétesse psychotique est obligée de s’adapter à un système lexical commun et de faire référence à un hic et nunc précis, ce qui l’ancre dans le réel, canalise sa pensée et structure son système de représentation, ce qui limite les risques de fuites psychotiques – car cet effort l’oblige à rassembler les parts d’elle-même qui se délitent. L’espace physique et symbolique du texte devient le lieu où sa pensée prend forme (ce qui lui permet de la percevoir concrètement) ; un instrument d’auto-affirmation et de légitimation de son expérience. Loin d’être une simple pulsion, chaque poème agit comme une réparation – voire une rédemption – qui lui permet d’atteindre un équilibre (une homéostasie psychique) qui la préserve de l’anéantissement. L’asile et le poème ont en commun une même nature contenante, encadrante, structurante, substitut du giron maternel manquant – Giulia Sottile va même jusqu’à affirmer que la poésie joue pour Alda Merini un rôle comparable à celui d’une prothèse, comblant la part de moi qui lui manque. Celle-ci n’est pas dupe et sait ce qu’elle doit à son mal. Si sa souffrance venait à être apaisée, c’est son essence même qu’elle perdrait : « Temo per il mio dolore / come se la tua dolcezza / potesse farlo morire » ((Alda Merini, « La carne e il sospiro », La volpe e il sipario, 1997.)).

Avis argumenté sur l'œuvre et son intérêt

L’approche clinique de Giulia Sottile constitue à la fois la grande originalité et la limite de cet essai dans la perspective de l’enseignement secondaire. Le prisme analytique adopté par l’autrice permet en effet de démythifier la « folie » d’Alda Merini en expliquant les mécanismes psychiques à l’œuvre derrière certains comportements qui peuvent sembler aberrants : tout ce qui, en elle, est paroxystique, oxymorique ou contradictoire se révèle, à la lumière de son trouble bipolaire, être logique et cohérent  – sans pour autant que la psychologue tombe dans l’écueil du déterminisme. Le topos de la poésie qui contient, qui rassemble et qui sauve de la folie n’a ici rien d’idéalisé : l’écriture est, cliniquement et littéralement, ce qui ramène sans cesse la poétesse à la vie. S’il est éclairant sur la façon dont la psychose conditionne la perception du monde et l’écriture d’Alda Merini, certains termes techniques, certains concepts psychiatriques et certaines allusions aux théories psychanalytiques rendent quelques passages de cet ouvrage sans doute un peu difficiles à appréhender pour un lecteur non averti.

Pour aller plus loin

​Notes

Pour citer cette ressource :

Héloïse Moschetto, "Giulia Sottile, «Sul confine. La poesia e il personaggio di Alda Merini» (2018)", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), octobre 2024. Consulté le 02/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/litterature/bibliotheque/sul-confine-la-poesia-e-il-personaggio-di-alda-merini