Gianfranco Calligarich, «L’ultima estate in città» (1973)
L’histoire éditoriale de L’ultima estate in città a connu de nombreux rebondissement. Édité une première fois en 1973 par Garzanti sur les conseils de Natalia Ginzburg qui l’aimait beaucoup, le texte connut un certain succès d’estime puis fut rapidement épuisé et oublié. Une deuxième édition en 2010 n’alla guère plus loin, et il fallut attendre l’édition de 2016 chez Bompiani pour qu’un public plus large – y compris international grâce aux nombreuses traductions – découvre enfin ce livre. Ces mésaventures éditoriales paraissent aujourd’hui difficiles à comprendre, tant on a dès les premières pages la certitude de lire un roman majeur de la deuxième moitié du XXe siècle.
Le protagoniste Leo Gazzara est un probable double de l’auteur. Comme lui c’est un jeune homme milanais qui a rompu avec sa famille pour vivre à Rome dans le milieu du journalisme et de la télévision et tenter sa chance en tant que scénariste. Peu inquiet de sa subsistance dans une Rome qui est encore celle du miracle économique, Leo mène une vie oisive et mondaine. Au volant de sa vieille Alfa Romeo, il parcourt la ville dont la beauté l’éblouit sans cesse et dont il ne sait jamais s’il l’aime ou s’il la déteste. Il boit trop, va souvent au cinéma, lit beaucoup, a un certain succès auprès des femmes, et n’aime rien tant que de se réveiller seul dans un appartement inconnu après une nuit d’amour, réchauffer du café, prendre un bain puis claquer la porte et errer dans la ville. Un soir, il rencontre au cours d’une de ces errances mondaines la belle Arianna, une jeune fille fragile et fascinante, tout aussi oisive et instable que lui. Leur histoire tumultueuse constitue la trame du roman, qui ne raconte pas seulement un été mais une année entière dans la vie de Leo.
Il y a bien sûr quelque chose de La dolce vita de Fellini dans cette errance romaine à la fois mondaine et désespérée, la fantaisie baroque et la démesure en moins. On a aussi parfois la sensation de retrouver la voix du Pavese de La casa in collina ou de Tra donne sole : comme les personnages de Pavese, Leo vit dans une grande ville et mène une vie sociale riche faite de frivolité et de divertissement, mais il est terriblement seul. Il a d’ailleurs tout le temps froid. Même au cœur de l’été romain, il est régulièrement pris de frissons incontrôlables, provoqués par l’alcool ou par la climatisation des bureaux où il travaille. La vie sociale de Leo semble d’ailleurs purement accidentelle. Les personnages qu’il connaît déjà au début de l’histoire entrent dans le roman sans être présentés : cette rupture des codes de la narration met le lecteur dans un certain inconfort, et donne l’impression que ces gens ne sont qu’un arrière-plan sans profondeur, les restes – avanzi est un mot-clé du roman – d’un passé plus heureux et insouciant. Seule Arianna semble toucher et intriguer Leo. Elle semble d’ailleurs frappée du même mal que lui et ne peut se séparer de son éternel jeu de cartes pour pouvoir faire des « solitaires ».
Ce récit d’une solitude incurable et d’une mondanité blasée n’est pas pour autant triste et sec. Le style est vif et limpide, laissant une part importante à un discours indirect libre très vivant et inventif. Leo a de l’esprit et les dialogues sont souvent drôles et teintés d’ironie. Certaines expressions orales et familières reviennent souvent : « se è per questo », « alzare le vele », « sfinocchiato », etc. On a d’abord l’impression un peu déplaisante d’une faiblesse ou d’une erreur de relecture, mais très vite on comprend que ces répétitions font l’originalité du style et construisent le sens du roman. Leo cherche en effet constamment à « alzare le vele » sans y parvenir et il se ressent profondément « sfinocchiato ». Partagés par tous les personnages de l’âge de Leo, ces tics de langage contribuent au portrait de cette génération, trop jeune pour avoir été héroïque pendant la guerre, déjà trop vieille pour comprendre et apprécier les bouleversements engendrés par le miracle économique. Leo et son ami Graziano – personnage bouleversant – travaillent d’ailleurs à un scénario de western intitulé L’ultimo dei Mohicani, sensé être une image de leur génération sfigata.
Ce témoignage de l’incompréhension des contemporains face à la transformation trop rapide de la société est un autre intérêt de ce roman. Leo obtient grâce à ses relations un poste lucratif à la télévision, mais fuit au bout d’une journée passée dans des bureaux chaotiques, ultra modernes et glacés. Surtout, il voit avec horreur la destruction brutale et rapide de la campagne à la périphérie de Rome. La description d’une virée nocturne dans le quartier de Centocelle, que Leo trouve d’une laideur insupportable, est particulièrement drôle et truculente. Même à Milan, où Leo tente de s’échapper pour retrouver le calme de sa vie passée, il ne reconnaît plus sa rue tant elle a changé en un an seulement. Par son oisiveté et son ironie, il montre qu’il n’accepte pas ce monde dans lequel certains des personnages semblent se mouvoir avec aisance et satisfaction.
À ce mouvement frénétique s’oppose l’immobilité des églises, des places et des ruines de Rome, dont la beauté – tout comme celle de la mer – semble apaiser momentanément le désespoir de Leo. Les pages sur Rome, qui évitent les poncifs tout en éveillant une sensation d’évidence et de familiarité chez le lecteur qui la connaît, sont sans doute les plus belles du roman. Qu’il se rende à un rendez-vous ou qu’il erre sans but dans la ville, Leo ne manque pas de faire de brèves observations sur le ville, qui sont autant de moments de respiration et de contemplation : « La città era così vuota che si sentivano i palazzi invecchiare », « La bellezza era Piazza Navona e quando vi giunsi fui colto dalla solita idea stupida che il cielo là sopra fosse più bello che sul resto della città. » « Era il vecchio cuore di pietra della città che cinque secoli prima architetti visionari avevano costruito agli ordini di severi pontefici e dove un numero spropositato di chiese, strette tra le case, alzavano le loro creste di travertino a indicare la possibile efferatezza del cielo. ». Rome est de toute évidence un personnage du roman, peut-être le seul avec lequel Leo parvient véritablement à entrer en communion : « Eppure se ripenso a quegli anni non riesco a mettere a fuoco che pochissimi volti, pochissimi fatti perché Roma ha in sé une ebbrezza particolare che brucia i ricordi. Più che una città è una parte segreta di voi, una belva nascosta. Con lei niente mezze misure, o un grande amore o ve ne dovete andare perché questo la dolce belva richiede, essere amata. »
Pour citer cette ressource :
Sarah Vandamme, Gianfranco Calligarich, L’ultima estate in città (1973), La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), octobre 2021. Consulté le 27/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/litterature/bibliotheque/gianfranco-calligarich-l-ultima-estate-in-citta