Les mécanismes d’accord dans le contexte phrastique
Introduction
Dans la contribution précédente, il était question d’observer les stratégies et les contraintes de l’accord dans le syntagme nominal. Cela a permis de montrer comment, dans un constituant nominal, la tête, c’est-à-dire le substantif, impose ses propriétés syntaxiques à ses dépendants : adjectifs, pronoms ou déterminants. L’objectif du présent article est d’étendre ces observations au contexte de la phrase, ce qui implique d’analyser les covariations entre sujet et verbe. Nous proposons d’abord quelques réflexions générales sur cet élément syntaxique et mettrons ensuite en évidence les difficultés qui se posent pour des apprenants francophones dans la maîtrise de l’accord en italien.
1. Aspects typologiques de l’accord dans la phrase
La relation tête-dépendant, telle qu’elle a été décrite dans l’article précédent, fonctionne de façon homogène à l’intérieur du constituant nominal, mais cela n’implique pas qu’elle s’adapte également bien au niveau de la proposition. Si, dans le domaine nominal, le nom est aussi la tête du syntagme nominal à l’intérieur duquel se réalise l’accord, dans le domaine verbal, le sujet, qui contrôle l’accord avec le verbe en personne, nombre et éventuellement en genre, est, du point de vue syntaxique, un argument, donc un dépendant, du verbe (Inglese-Luraghi, 2023, 31). Cependant, il est souvent difficile de dire quel élément, sujet ou verbe, est la tête d’un constituant phrastique car, s’il est vrai que le verbe impose à son objet des propriétés de marquage spécifiques (en russe, košk-a spit « le chat dort », et Ivan videl košk-u « Ivan a vu un chat »), ce même verbe indexe les propriétés du sujet (le chat dort / les chats dorment cf. Corno, 2016, 25). Creissels (2006, I, 20-21) observe que « la reconnaissance d’une relation tête-dépendants est particulièrement problématique lorsque le nom ou le verbe sont nécessairement associés à des mots grammaticaux (déterminants pour le nom, auxiliaires pour le verbe) avec lesquels ils partagent les propriétés grammaticales communément considérées comme caractéristiques des têtes de constituants ».
Nous reviendrons plus tard sur les interactions entre verbe et complément d’objet direct, qui sont plus limitées en italien et en français par rapport aux langues, comme le russe, qui connaissent des flexions nominales. En revanche, l’exemple de covariation sujet-verbe citée ci-dessus pour le français se présente également en italien. Nous allons donc passer en revue les catégories concernées par ces covariations.
En italien, comme en français, les variations se font en nombre (singulier, pluriel), mais aussi en genre (quand le groupe verbal comprend un participe passé).
Dans l’accord entre sujet et verbe, une différence évidente entre français et italien tient du fait qu’en français le pronom sujet doit obligatoirement être exprimé, à cause d’une différentiation phonologique insuffisante entre les mots-forme exprimant chaque personne (1), alors qu’en italien la forme phonologique de chaque personne verbale apporte, à quelques exceptions près, l’information de personne et rend la présence du pronom sujet redondante (2) : sa présence est une marque d’emphase (3). Les exceptions auxquelles il est fait référence ci-dessus sont celles du subjonctif présent, dont les trois personnes du singulier sont homophones, ou bien celles de la première et deuxième personne du subjonctif imparfait. Dans ces cas, la présence du pronom sujet n’est pas forcément redondante : selon le contexte, elle peut servir de marque obligatoire (Lei non sa chi io sia) ou bien emphatiser un sujet qui se laisse deviner grâce au contexte (Pensavo che (tu) non fossi ancora arrivato → l’interprétation de fossi comme 2e personne du singulier peut être décelée du contexte).
Les langues qui se comportent comme l’italien prennent le nom de pro-drop (ou langues « à sujet nul »). Dans ce genre de langues, les verbes à valence nulle (comme les verbes atmosphériques : piovere, nevicare, etc.) ne peuvent pas prendre de sujet :
4 | Il pleut | vs. | *Ø pleut |
Ø piove | vs. | *Esso piove |
Comme cela a été annoncé, le verbe peut aussi s’accorder avec le complément d’objet direct sous forme pronominale : c’est le cas du participe passé aussi bien en français qu’en italien (cf. exemples (5a-b)). En revanche, l’italien contemporain a tendance à restreindre cet accord à l’environnement immédiat du verbe et à le supprimer lorsque le référent du pronom COD est plus éloigné, comme dans le cas d’une proposition relative. Cela dit, l’énoncé (6c) n’est pas agrammatical, mais désuet (ce type d’accord se retrouve encore au XIXème siècle et dans les textes du XXème utilisant une langue archaïsante).
5 | a. La pomme, je l’ai mangée. |
b. La mela, l’ho mangiata. |
6 | a. La pomme que j’ai mangée. |
b. La mela che ho mangiato. | |
c. La mela che ho mangiata. |
Quand le pronom COD est de 1ère ou 2ème personne, l’accord est facultatif et appartient à un niveau de langage plus soutenu :
7 | “Non mi ha vista / visto”, Gianna pensò. |
Note historique
Cette forme composée de passé, formée d’un auxiliaire et du participe passé, est une innovation des langues romanes. Cette création est souvent allée au détriment de la forme synthétique de parfait (encore représentées en français par le passé simple, utilisé exclusivement dans la narration, et en italien par le passato remoto, dont l’emploi varie d’une région à l’autre). Au début, ces deux formes de passé étaient l’expression de deux valeurs aspectuelles différentes : le parfait composé exprimait l’action accomplie dont les effets perdurent aussi au moment de l’énonciation, tandis que le parfait simple indique une action passée et conclue en elle-même, dont les effets ne perdurent pas au moment de l’énonciation (Renzi-Andreose 2003, 227).
Comme le remarque Genot (1998, 181), à l’origine « la construction d’un participe passé (avec pleine valeur de passé) et du verbe habeo dénotait une relation entre le sujet et l’objet, ce dernier considéré dans un état dont le sujet n’était pas nécessairement l’agent ; en tout cas, le rapport actuel (habeo) était disjoint du processus (marqué par [le] participe passé). La tournure s’applique aux verbes transitifs. Dans Epistolam scriptam habeo il est dit j’ai une lettre + cette lettre est écrite (pas nécessairement par moi) ».
Au fil des siècles ce participe a perdu en utonomie, jusqu’à se grammaticaliser, ne formant qu’une unité de sens avec le verbe. Ses liens syntaxiques avec l’objet direct se sont donc affaiblis, au bénéfice d’une plus forte relation de dépendance avec le sujet.
2. Cas prototypiques et non prototypiques
A) Auxiliaire « essere » : voix passive et voix pronominale
Comme en français, le passif est réalisé en italien en ayant recours à l’auxiliaire être (et, avec les temps verbaux non composés, aussi à l’aide de l’auxiliaire venire). Le participe qui suit s’accorde en nombre et en genre avec le sujet.
8 | a. Les roses ont été cueillies par Marie. |
b. Le rose sono state colte da Maria. |
Dans ce type de structure, en général ce n’est pas l’accord du participe qui pose problème aux apprenants, mais plutôt l’accord du verbe être : les élèves ont du mal à retenir que le verbe essere se construit avec l’auxiliaire essere. Par analogie avec le français, ils ont tendance à le construire avec avere, ce qui donne des solécismes comme *sono stato colte, si ce n’est *hanno stato colte.
On peut essayer de corriger cette faute en faisant reprendre par l’élève des structures avec le verbe essere au passif suivi d’un adjectif et les faire réfléchir sur les variations. En passant du présent au passé composé, on ajoute le participe stato qui sera accordé au participe.
Ex : | siamo visti | → | siamo stati visti |
è definita | → | è stata definita |
En revanche, contrairement à ce qui se passe en français, dans le cas de verbes pronominaux l’accord du participe avec l’auxiliaire être n’est pas soumis à des contraintes syntaxiques. Peu importe que le verbe soit transitif (9a et 9c) ou intransitif (9b et 9d) : dans les deux cas, le participe s’accorde en italien avec l’auxiliaire être.
9 | a. Plusieurs événements se sont répétés. |
b. Plusieurs événements se sont succédé. | |
c. Diversi/Parecchi eventi si sono ripetuti. | |
d. Diversi/Parecchi eventi si sono succeduti. |
De même, le verbe fare suivi d’un infinitif s’accorde, contrairement à ce qui arrive en français :
10 | Elle s’est fait fabriquer une étagère. |
Si è fatta costruire uno scaffale. |
B) L’accord dans les constructions avec « si »
Une erreur fréquente concerne l’accord avec la structure appelée « si passivante » et qui est formée par le pronom atone si suivi de la 3ème personne d’un verbe transitif actif. Cette construction correspond au pronom impersonnel on du français, mais, à la différence du on français, si n’est pas un pronom sujet et ne constitue donc pas le sujet grammatical de la phrase. Le sujet est le syntagme qui suit le verbe. Il convient donc d’accorder le verbe au singulier (11a) ou au pluriel (11b), selon le cas :
11 | a. Da qui si vede il mare. |
b. Da qui si vedono le montagne. |
Pour rester sur les constructions avec si, Serianni (1988, 254) observe que, dans les temps composés des verbes intransitifs ou transitifs sans objet exprimé, le participe passé s’accorde au masculin singulier si le verbe, lorsqu’il est construit personnellement, se conjugue avec l’auxiliaire avere (12a), au pluriel (masculin ou féminin selon le référent) si l’auxiliaire du verbe dans sa construction personnelle est essere (12b) :
12 | a. Si è mangiato troppo | car on dit | abbiamo mangiato |
b. Da studenti, (noi) s’è andati all’estero | car on dit | siamo andati |
Or la construction (12b) est surtout régionale : hors de Toscane, on préfère la structure personnelle « (noi) siamo andati ». En revanche, il y a d’autres cas dans l’italien standard où une structure syntaxique avec si requiert un accord au pluriel. Cela se produit lorsque l’attribut est un adjectif (13a) ou bien dans les constructions passives (13b). Normalement, l’accord est au masculin pluriel, à moins qu’on ne se réfère à des référents exclusivement féminins.
13 | a. Si è allegri/allegre. |
b. Si è lodati/lodate. |
Plus généralement, l’italien a tendance à utiliser le pluriel pour exprimer des situations ou des vérités générales, là où le français utilise plutôt le singulier (14) :
14 | a. Restare da soli a casa può permettere di studiare meglio. |
b. Rester tout seul à la maison peut permettre de mieux travailler. |
Une autre différence entre les deux langues qui entraîne des conséquences sur l’accord entre sujet et verbe est due à la nécessité en français d’exprimer le sujet du verbe impersonnel par un pronom explétif il, comme on peut le voir dans (15b). En italien, en revanche, on exprime cette tournure de façon personnelle, en accordant le verbe au sujet qui, comme il arrive dans le cas des verbes inaccusatifs, suit le verbe, cf. (15a) :
15 | a. Rimangono molte cose da fare. |
b. Il reste beaucoup de choses à faire. |
3. Accord syntaxique et accord sémantique
Dans cette partie, nous présenterons les différences entre le français et l’italien concernant les conditions d’accord selon la syntaxe (en respectant les règles grammaticales d’accord avec le sujet) ou selon la sémantique (en accordant selon le référent). Il est évident que la règle de base de l’accord est syntaxique et impose d’accorder en nombre et en genre les dépendants à la tête du constituant. Mais il existe des cas où on assiste à des accords motivés par la sémantique (en latin on les appelle constructiones ad sensum). Greville G. Corbett (2006, 207) a proposé la suivante hiérarchie universelle de l’accord :
épithète > prédicat > pronom relatif > pronom personnel
Selon cette hiérarchie universelle, si une langue permet l’accord sémantique pour l’une de ces catégories, alors, toutes les unités qui se trouvent à la droite de celle-ci admettront aussi l’accord sémantique. Les épithètes sont donc la catégorie où l’accord sémantique est moins probable et cela est dû au fait que la relation syntaxique avec la tête du constituant est plus étroite.
A) Forme de politesse
Un des principaux contextes où l’on peut observer des hésitations concerne les allocutifs de politesse. En italien, la forme de politesse est exprimée par le pronom de 3ème personne du singulier féminin : Lei. Cette forme est employée indifféremment pour des référents masculins ou féminins. Mais la question de l’accord se pose. Selon Renzi et alii (2001, III, 357), normalement l’accord se fait avec le genre naturel de la personne à qui l’on s’adresse, comme on peut le voir dans les exemples (16) :
16 | a. Lei, signor Rossi, è cambiato molto. |
b. Lei, signorina Cardillo, non è cambiata affatto. |
L’accord syntaxique reste possible et relève en général d’un style plus soutenu (cf. l’exemple cité par Renzi et alii (ibid., II, 234) : Lei è stata male informata, référé à un prêtre – dans I. Silone, Vino e pane).
L’accord est syntaxique (donc obligatoirement au féminin) si la personne à laquelle on s’adresse est dans le rôle de complément d’objet direct :
17 | a. Avvocato, l’ho vista / *visto ieri in piscina, era lei, vero? |
b. “Onorevole Botero, la sua circoscrizione sembra averla abbandonata” (une interview à un ministre dans le film Il portaborse de Daniele Luchetti, 1991) |
[Les exemples (16) et (17) sont tirés de Renzi et alii (2001, III, 57-358]
En français, la forme de politesse est exprimée à la 2ème personne du pluriel. Cependant, les accords avec les adjectifs et les participes passés se font au singulier (Je vous ai vu hier, Monsieur Dupont ; Maintenant, vous êtes rassurée, Madame Martin).
B) Pourcentages
Le cas des pourcentages, déjà évoqué dans la contribution sur l’emploi des articles, a des conséquences aussi dans le domaine de l’accord. En effet, étant donné que les pourcentages sont précédés d’un article défini au singulier, le syntagme nominal ainsi formé apparaît comme singulier et demanderait l’accord avec un verbe à la 3ème personne du singulier (18a). L’accord sémantique est possible, en particulier à l’oral, tout en étant déconseillé, notamment dans un registre de langue formel. En français, la pluralité implicite dans le pourcentage induit un accord au pluriel.
18 | a. Il 25% degli intervistati dice che… |
b. Il 25% degli intervistati dicono che… | |
c. 25% des interviewés disent que… |
C) Quantificateurs
La principale différence avec le français concerne l’adjectif indéfini qualche, qui est toujours invariable en italien et entraîne un accord au singulier. En français, en revanche, quelque varie selon le nombre :
19 | a. Qualche alunno preferisce leggere il giornale. |
b. Quelques élèves préfèrent lire le journal. |
Dans le cas d’expressions partitives au singulier introduisant un syntagme nominal au pluriel, l’accord peut être aussi bien syntaxique que sémantique,comme l’observe Giampaolo Salvi dans Renzi et alii (2001, II, 228-229). Selon Grevisse (2006, 650, 660) la même hésitation est présente en français, même si la plupart de a plutôt tendance à s’accorder sémantiquement :
20 | a. La maggior parte dei canali di questa città è navigabile / sono navigabili. |
b. Il resto dei cavalieri non fece / fecero resistenza | |
c. Anche solo la metà dei terreni produrrebbe / produrrebbero un reddito sufficiente. |
Conclusion
Les différences qui ont été relevées entre le français et l’italien dans l’accord à l’intérieur du constituant phrastique relèvent parfois de simplifications, comme dans le cas du COD pronominal. Dans ce cas, nous avons vu que la limitation dans l’accord avec le COD est un phénomène plutôt récent, mais qui est caractéristique de l’italien contemporain.
Dans d’autres cas, les différences entre les deux langues s’expliquent par la nécessité en français d’introduire un sujet explétif qui crée des contraintes par rapport à l’accord.
L’hésitation entre syntaxe et sémantique se résout en une tendance plus prononcée de l’italien (notamment dans la langue écrite) à observer un accord syntaxique, là où le français généralise davantage l’accord ad sensum.
Bibliographie
CORBETT, Greville (2006). Agreement. Cambridge : University Press.
CORNO, Stefano (2016). Autour de la relation tête-dépendant dans les langues indo-européennes anciennes. Typologie et reconstruction. Thèse de doctorat, soutenue à l’Université Lyon 2 le 5 février 2016.
CREISSELS, Denis (2007). Syntaxe générale. Une introduction typologique. I-II. Paris : Hermès.
GENOT, Gérard (1998). Manuel de linguistique de l’italien. Approche diacronique. Paris : Ellipses.
GREVISSE, Maurice (200613). Le bon usage. Bruxelles : De Boeck.
INGLESE, Guglielmo, Silvia LURAGHI (2023). Le categorie grammaticali. Roma : Carocci.
RENZI Lorenzo, Alvise ANDREOSE (2003). Manuale di linguistica e filologia romanza. Bologna : Il Mulino.
RENZI, Lorenzo, Giampaolo SALVI, Anna CARDINALETTI (2001). Grande grammatica di consultazione. II. I sintagmi verbale, aggettivale, avverbiale. La subordinazione; III. Tipi di frase, deissi, formazione delle parole. Bologna : Il Mulino.
SERIANNI, Luca (1988). Grammatica italiana. Italiano comune e lingua letteraria. Torino : UTET.
Pour citer cette ressource :
Stefano Corno, Les mécanismes d’accord dans le contexte phrastique, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), janvier 2025. Consulté le 31/01/2025. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/langue/porte-cles-grammatical/les-mecanismes-d-accord-dans-le-contexte-phrastique