La forme de politesse en italien : éléments historiques et linguistiques
1. Introduction
L’utilisation de la forme de politesse en italien n’est pas une compétence facile à acquérir pour les locuteurs francophones. À l’école, les élèves arrivent souvent en troisième en ignorant complètement le Lei de politesse ; ensuite, ils n’ont pas forcément le temps de consolider cette connaissance au lycée et leurs lacunes et difficultés ressortent à l’université. Dans le sondage effectué auprès d’un petit groupe d’étudiants francophones apprenant l’italien à l’Université Catholique de Louvain par Laura Scarpa, maître de langues, il apparaît que 2 étudiants sur 3 rencontrent « parfois » des difficultés ; 1 étudiant sur 5 avoue même que ce point de grammaire lui pose « toujours » problème. Selon Scarpa, les raisons de cette difficulté relèvent de deux ordres : psychologique (utilisation d’un pronom de 3e personne pour désigner son interlocuteur, utilisation du féminin pour s’adresser à une personne de sexe masculin) et grammatical (notamment, confusion entre les terminaisons verbales de 2e et 3e personne du présent de l’indicatif et celles de l’impératif) (Scarpa, 2003).
Dans ce contexte, il nous paraît utile de refaire un tour de la question de la forme de politesse en italien ; cet exposé ne se limitera pas au rappel des règles grammaticales et pragmatiques qui en constituent le « mode d’emploi » mais présentera d’abord quelques repères historiques et linguistiques utiles à une meilleure compréhension de la raison d’être de cette forme.
Pour une plus grande clarté, nous avons marqué avec une majuscule les pronoms Lei, Ella et Voi lorsqu’ils sont utilisés en tant qu’allocutifs de politesse.
2. Aperçu historique
Comme le souligne Piera Molinelli (2019, 55), le système allocutif – c’est-à-dire, relatif au(x) destinataire(s) du discours – se situe « à la périphérie de la grammaire » car il utilise des éléments lexicaux et des pronoms en les détournant de leur valeur originaire ; dans notre cas, lei, pronom personnel de la 3e personne du singulier, en vertu d’une « spécialisation sémantico-pragmatique » devient un pronom de politesse de la 2e personne du singulier. Par ailleurs, explique-t-elle, afin de reconstituer l’histoire du système allocutif le linguiste doit travailler de manière indirecte en examinant des textes qui visent à imiter l'oralité (comédies, dialogues de romans, etc.) aussi bien que les correspondances écrites, qui présentent également un caractère allocutif (56).
Si le latin classique ne connaît pas de pronom de politesse ou d’appellatifs honorifiques, à partir du Ier siècle av. J.-C. se diffuse l’utilisation de nos/vos « inclusifs » lorsque le locuteur représente une collectivité ou s’adresse au représentant d’une collectivité ; ce n’est qu’à l’époque impériale que nos acquiert la valeur de pluriel de majesté tandis que vos, de manière spéculaire, exprime le respect et la distance (Molinellli, 2019, 57). Ensuite, au IIIe siècle, l’habitude s’instaure de ne plus s’adresser à un interlocuteur prestigieux avec tu, ou avec le récent vos, mais avec un titre qui correspond à son rang (vestra maiestas, vestra excellentia, eminentia, magnificentia…). Cet usage se développe et se codifie au Moyen Âge, époque dans laquelle se répandent des appellations telles que Vostra Eccellenza, Vostra Benignità et surtout Vostra Signoria qui connaîtra une diffusion particulièrement importante (Brunet, 2003).
Au début, ces appellations sont suivies des pronoms tu et voi, mais à partir de la seconde moitié du XVe siècle nous observons l’apparition de pronoms anaphoriques à la 3e personne : ella, essa, quella, questa, codesta et lei. Ce dernier, forme forte du pronom complément, est initialement utilisé uniquement dans des syntagmes prépositionnels en tant que rappel anaphorique de l’appellation utilisée en tête de phrase, mais finit par acquérir une valeur de sujet en devenant ainsi un pronom de politesse autonome (Belardinelli, 2007), comme dans l’exemple suivant :
Pigli adunque Vostra Magnificenza questo piccolo dono con quello animo che io lo mando; il quale se da quella fia diligentemente considerato e letto, vi cognoscerà dentro uno estremo mio desiderio, che lei/ella pervenga a quella grandezza che la fortuna, e le altre sue qualità le promettono. (Niccolò Machiavelli, Il Principe, dédicace)
Ce passage célèbre du Prince de Machiavel témoigne de la reprise anaphorique de l’appellation honorifique ainsi que de l’hésitation entre Lei et Ella selon les différentes éditions de l’ouvrage. Dans les images suivantes, on remarque l’emploi de Lei dans une édition manuscrite du XVIe siècle et l’emploi d’Ella dans une édition imprimée de 1532 :
Machiavel Lei (source : Gallica)
La 3e personne de politesse et en particulier les pronoms Ella/Lei se répandent ensuite en Italie dans les XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles en faisant concurrence à voi qui, à son tour, élargit son champ d’usage et commence à être utilisé entre pairs dans les classes populaires (Molinelli, 2019, 61). La simultanéité entre le développement de Ella/Lei et la domination espagnole en Italie, domination qui a atteint son apogée au XVIIe siècle et qui a profondément influencé la culture et les coutumes italiennes de l’époque, a laissé croire que ces « nouveaux » pronoms de politesse avaient également été importés d’Espagne alors que, comme nous venons de le voir, leur émergence dans la langue italienne avait été tout à fait endogène. D’ailleurs, malgré une proximité de surface, la 3e personne de politesse italienne n’avait rien à voir, du point de vue morphosyntaxique, avec le pronom de politesse espagnol usted (Brunet, 1987, 12 ; cf. aussi Brunet 2003 et Belardinelli 2007) qui lui est issu de la contraction de vuestra merced suivie d’aphérèse. Comme le résume Bruno Migliorini, « si la poussée culturelle qui a produit l’expansion du Lei est sans aucun doute espagnole, l’origine de la forme et la façon dont elle s’est cristallisée nous appartient pour la plus grande part » (1957, 196).
Dès les années 1540 la 3e personne de politesse est rejetée par des grammairiens, écrivains et hommes de lettres à cause de son ambiguïté grammaticale et la croyance erronée à propos de son origine espagnole persiste jusqu’au XXe siècle (Brunet, 2003). Mais c’est le régime fasciste qui exprime l’opposition la plus spectaculaire contre le Lei. Déclenchée par un article de l’écrivain Bruno Cicognani paru sur le Corriere della Sera du 15 janvier 1938, la campagne fasciste « anti-Lei » se déploie à la fin des années 1930 à travers des circulaires interdisant l’utilisation de la 3e personne de politesse (d’abord aux membres des organisations fascistes, puis à l’administration, à l’armée, aux institutions scolaires) et aussi à travers les outils de la propagande : slogans, dessins humoristiques et même une exposition appelée « Mostra anti Lei ». Les traces de cette hostilité linguistique sont visibles dans les grammaires et manuels de savoir vivre de l’époque (Molinelli, 2021, 10-12). Les arguments mis en avant par Cicognani et répandus par la propagande reprennent ceux des grammairiens du XVIe siècle mais font surtout écho à la misogynie et la xénophobie propres à l’idéologie fasciste, comme on peut le voir dans ce document de l’époque :
Cette campagne contre le Lei de politesse était un aspect d’une politique linguistique plus globale qui visait notamment à éliminer de la langue italienne tout élément perçu comme étant d’origine étrangère. Dans l’après-guerre, les traces de ces velléités réformistes ont quasiment disparu, emportées par la chute du fascisme, et le Lei de politesse a repris le dessus. Seules restent quelques références parodiques, comme dans cet extrait du film Totò Diabolicus de 1962 :
Consulter sur Youtube l'extrait de Totò Diabolicus
3. Aperçu linguistique
Avant de proposer un rappel des règles grammaticales et pragmatiques qui encadrent l’usage du Lei de politesse, il ne sera pas inutile d’aborder rapidement quelques aspects plus conceptuels liés au pronom de la 3e personne.
Dans des études classiques consacrées à la nature des pronoms et aux relations de personne dans le verbe, Émile Benveniste (1966, 225-236 et 251-257) évoque une différence radicale de nature et de fonction entre les pronoms de 1ère et 2e personne, et celui de 3e personne. Les premiers (je/tu) ont uniquement une « réalité de discours », ne peuvent être définis qu’en termes de locution, c’est-à-dire que leurs référents n’ont d’existence qu’à l’intérieur de l’acte de parole qui les contient : je signifie ‘la personne qui énonce cet acte de parole contenant l’entité linguistique je’ tandis que tu signifie ‘la personne destinataire de cet acte de parole contenant l’entité linguistique tu’. Autrement dit, je et tu sont « des ‘signes vides’ […] qui deviennent ‘pleins’ dès qu’un locuteur les assume dans chaque instance de son discours » (254).
En revanche, les pronoms de 3e personne (il, elle, celui) servent à désigner toute réalité extérieure à ces deux pôles je/tu, donc toute réalité qui ne participe pas à la construction de l’acte de parole en tant que tel. En des termes plus scolaires, ces pronoms ont une simple fonction de substitut abréviatif : ils remplacent certains éléments de l’énoncé pour obéir à un besoin d’économie. Pour cette raison, parce que la 3e personne n’est pas constitutive de l’échange linguistique, parce qu’elle se situe en dehors du jeu intersubjectif du je/tu par lequel se produit l’émergence d’un discours, Benveniste arrive à la qualifier de ‘non personne’. Le linguiste s’appuie notamment sur la morphologie verbale de nombreuses langues dans lesquelles la 3e personne soit n’est pas marquée par une désinence spécifique (cf. les langues finno-ougriennes) soit est la seule marquée alors que les autres personnes ne le sont pas (cf. l’anglais), tout en observant que le paradigme familier des trois personnes symétriques propre à plusieurs langues indo-européennes représente en réalité l’exception et non la règle (230 et 256).
En ayant à l’esprit cette vision de la 3e personne comme une ‘non-personne’ nous saisissons mieux la singularité de son emploi en fonction allocutive. C’est toujours Benveniste qui nous éclaire à ce sujet : « il (ou elle) peut servir de forme d’allocution vis-à-vis de quelqu’un qui est présent quand on veut le soustraire à la sphère personnelle du tu » (231). On comprend facilement que cette ‘soustraction’ à la sphère de la relation dialogique « d’homme à homme » (ibid.), cette manière de s’adresser à quelqu’un comme s’il était absent, peut se déployer de deux manières contradictoires : en forme de révérence, et en forme de mépris. Le premier cas est celui la forme de politesse (qui est propre à l’italien mais aussi à l’espagnol et à l’allemand), dans laquelle la 3e personne marque la reconnaissance de la condition supérieure de l’interlocuteur. Le second cas est celui des stratégies discursives où l’utilisation allocutive de la 3e personne a pour effet de rabaisser l’interlocuteur à travers le refus de s’adresser directement à lui ou elle.
Bien qu’il ne soit pas strictement nécessaire d’évoquer tous ces éléments dans un cadre didactique, ceux-ci aideront les enseignants (et toute personne intéressée par le phénomène ici étudié) à mieux comprendre le caractère paradoxal d’un pronom allocutif décliné à la 3e personne car c’est précisément cela qui est à la base de la difficulté des apprenants.
4. Repères grammaticaux et pragmatiques
Avant d’aborder le volet grammatical, nous signalons l’existence d’une convention graphique qui veut qu’à l’écrit les pronoms de politesse sujet et complément ainsi que les déterminants possessifs qui leur sont reliés soient écrits avec une majuscule. Par exemple :
Gentile Cliente,
La informiamo che nella sezione Documenti Online della Sua Banca via Internet, sono disponibili nuovi documenti relativi al Suo Deposito Titoli.
Selon Marcello Sensini, cet usage convient à la correspondance commerciale ou protocolaire mais en dehors de ces contextes très formels il est parfaitement possible de se passer d’une majuscule qui exprimerait « une exhibition inutile de formalité voire une forme de servilité » (Sensini, 1990, 196).
4.1 Les pronoms
Comme nous l’avons vu, Lei est à l’origine la forme forte du pronom personnel complément qui a progressivement acquis la fonction de sujet en remplaçant Ella (on trouve cette dernière forme uniquement dans des textes littéraires non contemporains ou très solennels). En résumé :
- pronom sujet : Lei (le plus souvent omis sauf dans les cas où l’on souhaite donner une emphase particulière au sujet, comme c’est le cas en général pour les pronoms sujets en italien).
Dottor Rossi, cosa ne pensa lei?
- pronom COD : La (forme faible préposée au verbe) et Lei (forme forte postposée au verbe).
Dottor Rossi, la sento. Vedo lei ma non vedo il dottor Bianchi.
- pronom COI : Le (forme faible préposée au verbe) et préposition + Lei (forme forte postposée au verbe).
Dottor Rossi, le ho chiesto il suo parere ma non sono d’accordo con lei.
4.2 L’accord de la personne : verbes et possessifs
Le sujet étant exprimé à la 3e personne, le verbe sera accordé conséquemment à la 3e personne dans tous les temps et modes :
Professor Verdi, so che ha avuto un contrattempo ma spero che potrà partecipare ugualmente alla conferenza. Se dovesse avere difficoltà a trovare la sala, mi chiami sul cellulare.
Remarque sur le verbe principal de la seconde phrase, chiami : Il s’agit d’une phrase injonctive employant une forme verbale qui peut être interprétée de deux manière différentes : en tant que 3e personne du singulier de l’impératif « identique à celle du subjonctif présent » (Ceppellini 1996-1999, 254) ou en tant que 3e personne du subjonctif présent employée en fonction exhortative (Sensini 1990, 253) pour suppléer l’absence d’une forme à la 3e personne du mode impératif, comme en français. Au-delà de cette subtilité, d’un point de vue pratique il suffit de retenir la correspondance morphologique entre l’impératif et le subjonctif à la 3e personne du singulier ; de toute façon, cette forme est toujours indiquée dans les tableaux de conjugaison des verbes italiens.
Les déterminants possessifs seront également ceux de la 3e personne.
Professor Verdi, ho letto il suo articolo e condivido le sue opinioni.
4.3 L’accord du genre : adjectifs qualificatifs et participes passés
Pour ce qui concerne l’accord du genre, bien que la forme de politesse soit globalement déclinée au féminin pour les raisons expliquées dans le §2, les adjectifs qualificatifs et les participes passés prennent habituellement la marque du genre de la personne à laquelle on s’adresse.
Signor Giallini, è stanco ? Non è andato a dormire ?
Signora Giallini, è stanca ? Non è andata a dormire ?
(En revanche, dans les énoncés utilisant Ella l’accord se fait au féminin même pour un destinataire masculin.)
4.4 Choix entre le Lei et le tu : quelques conseils pour les italophones non natifs et pour les traducteurs
Lorsqu’elles abordent les pronoms allocutifs, les grammaires normatives italiennes expliquent que l’emploi de Lei marque le respect et la considération envers sont interlocuteur tandis que le tu exprime une relation de familiarité. À première vue, cela semblerait correspondre au découpage entre vouvoiement et tutoiement en français. Mais derrière cette règle générale se cache une grande fluidité due au phénomène de la variation linguistique, laquelle peut être liée à des spécificités géographiques (variation diatopique) ou à des évolutions temporelles (variation diachronique) ou encore au contexte de l’interaction, notamment au milieu social auquel appartiennent les interlocuteurs (variation diastratique) ou au registre utilisé (variation diaphasique). Notamment, sur le plan diachronique, il existe une opinion courante et bien connue selon laquelle il y aurait dans l’italien contemporain une tendance au recul du Lei de politesse en faveur du tu. Cependant, il manque pour confirmer cela des études linguistiques poussées basées sur des données empiriques claires ; il est possible que ce ressenti concernant le déclin du Lei soit en réalité amplifié par une peur sociale concernant le déclin de la politesse elle-même (Molinelli, 2019).
Pour ces raisons, nous évoquerons quelques éléments qui permettront de nuancer à la fois les règles proposées par les grammaires et l’opinion commune.
Tout d’abord, il est intéressant d’examiner la question des publicités. Déjà en 1988 Ulysse notait qu’en italien « on tutoie […] les destinataires des messages publicitaires » (223), ce qui pourrait paraître confirmer l’abandon progressif de la forme de politesse. En réalité, en observant des publicités italiennes de différentes époques, nous remarquons que si le tu commence effectivement à apparaître à la fin des années 1970 ce n’est pas pour remplacer le Lei mais le voi pluriel qui s’adressait auparavant à la pluralité des personnes qui lisaient :
Publicité de la marque Gazzoni "Bevete Idrolitina"
Source : https://alessandrialisondria.altervista.org/
C’est sans doute pour individualiser le message publicitaire, dans le but de bien marquer dans l’esprit du destinataire que le produit proposé le ou la rendra unique, que ce voi collectif a été progressivement remplacé par le tu.
Pour ce qui concerne les usages des pronoms allocutifs dans la vie ordinaire, si, comme nous l'avons déjà évoqué, il manque des enquêtes linguistiques d’envergure, nous avons pu consulter deux courtes études récentes consacrées à cette question (Suomela-Härmä, 2006 ; Begić, 2023) ; les échantillons examinés sont très restreints, mais ces deux études n’en sont pas moins intéressantes.
Suomela-Härmä se concentre sur les différences d’usage selon la tranche d’âge du locuteur. Ses observations confirment le lien entre le choix du Lei et le besoin d’exprimer un certain respect vis-à-vis de l’âge ou du statut social de l’interlocuteur. Cependant, dans les situations d’énonciation qui impliquent une fréquentation régulière sur une période longue, les locuteurs plus âgés peuvent basculer du Lei au tu car ils ont eu le temps d’établir une certaine familiarité avec l’interlocuteur en question, par exemple avec un beau-parent ou un professeur universitaire.
En revanche, Begić se penche sur la variation diatopique entre le Nord et le Sud de l’Italie ; une très grande majorité des jeunes interviewés dans cette étude affirme utiliser tu en s’adressant pour la première fois à une personne de même âge ou plus jeune et Lei (ou Voi dans le Sud, mais de manière minoritaire) pour s’adresser pour la première fois à une personne plus âgée. Cependant, l’autrice de l’étude remarque une tendance à un plus grand formalisme chez les jeunes du Sud, qui sont légèrement plus nombreux à adopter la forme de politesse indépendamment de l’âge et du statut social. Le pronom allocutif Voi, entièrement absent dans le Nord, peut être employé dans le Sud pour s’adresser à une personne âgée tandis que le Lei sera plutôt choisi pour exprimer une forme de respect due à la distance sociale ou à la hiérarchie.
Établir des règles absolues dans ce cadre relèverait d’une simplification grossière, mais à partir de ces éléments il est possible de dégager la ligne de conduite générale suivante pour les locuteurs italophones non natifs qui se retrouveraient à interagir avec des interlocuteurs italiens. Il est préférable d’utiliser le Lei de politesse avec toute nouvelle connaissance, indépendamment de son statut social, à deux exceptions près : les jeunes dans le contexte d’un rapport d’égalité (par exemple, entre étudiants universitaires), et les enfants. Dans des situations plus spécifiques, et notamment lors d’un séjour en Italie, il sera judicieux d’observer les habitudes locales (notamment, l’emploi éventuel du Voi au Sud) et de s’y conformer. Si la connaissance avec la personne se poursuit, il est probable que l’interlocuteur proposera spontanément de passer au tu.
La question du choix du pronom allocutif se pose aussi pour les traducteurs et doit faire l’objet d’une réflexion approfondie qui tienne compte des usages propres à l’époque du texte et aussi du contexte et des objectifs de la traduction.
Les traducteurs littéraires et les étudiants préparant les concours de l’agrégation et du CAPES devront accorder une attention particulière à la traduction des textes français antérieurs au XXe siècle. En effet, traduire systématiquement le vous de politesse français par Lei serait extrêmement maladroit étant donné que dans la littérature italienne deux allocutifs de politesse existent jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle, Lei et Voi, avec deux configurations possibles : un système allocutif binaire tu/Voi (par exemple, dans Fosca d’Iginio Ugo Tarchetti, 1869) ou un système allocutif ternaire tu/Voi/Lei (par exemple dans Malombra d’Antonio Fogazzaro, 1881). Il est donc important de comprendre l’opposition entre Voi et Lei. Dans Malombra, par exemple, le tu est utilisé dans les relations de grande intimité (entre père et fille) ou de supérieur à inférieur (le noble tutoie ses serviteurs) ; le Voi est utilisé entre pairs, notamment par la noblesse, dans des relations même familiales dépourvues d’intimité (l’héroïne, une jeune marquise, dit Voi à son oncle le comte et à un cousin qui l’a demandée en mariage) ; enfin, le Lei caractérise des relations entre personnes de niveau inégal et exprime une certaine distance empreinte de respect (par exemple entre nobles et bourgeois) ou encore un lien de subordination (les serviteurs disent Lei à leurs maîtres). Pour approfondir ces nuances il sera utile de lire l’étude très détaillée menée par Ernesta Bittanti (1942) sur l’utilisation des allocutifs dans I Promessi Sposi d’Alessandro Manzoni. Le plus important reste de ne pas travailler de manière figée et de rester attentif aux spécificités de l’œuvre française à traduire et de ses personnages afin de les restituer correctement en italien.
En revanche, dans le contexte d’une traduction non littéraire, le problème du choix de l’allocutif peut surtout se poser dans la traduction de supports publicitaires (brochures, sites web…). Étant donné que le vous français dans ce genre de documents est lui-même ambigu car il englobe la politesse et la pluralité de destinataires, et que, comme nous l’avons vu, le Lei semble quasiment absent de la publicité italienne, une traduction du vous par voi est tout à fait possible. En même temps, selon le cas, le choix de tu pourrait être pertinent. La démarche la plus prudente nous paraît encore une fois celle d’observer ce qui se fait, donc d’examiner les stratégies allocutives de documents italophones comparables au texte qu’il faut traduire, et de s’y conformer. Sans oublier que parfois nous avons la possibilité de contourner le problème en modifiant la tournure de la phrase, comme dans les exemples suivants :
Vous pouvez acheter votre billet en ligne ou auprès du guichet.
Il biglietto può essere acquistato online o allo sportello.
Ne nourrissez pas les animaux.È vietato dare da mangiare agli animali.
En effet, la traduction non littéraire offre une plus grande liberté au traducteur car ce qui prime est la transmission du message dans une forme linguistiquement correcte.
5. Conclusion
Nous avons passé en revue les principaux aspects de la forme de politesse en italien qui est exprimée en italien contemporain par le pronom féminin de 3e personne Lei. Nous avons rappelé de manière synthétique l’origine morpho-sémantique de cette forme et son parcours le long de l’histoire de la langue italienne, et nous avons présenté une lecture possible de la raison d’être de cette forme au sein du système des pronoms personnels. Ensuite, nous avons proposé une synthèse des règles grammaticales qui régissent l’emploi de cette forme et nous avons enfin essayé de définir un ensemble de critères pour s’orienter dans le choix du pronom allocutif. Il appartiendra à chaque enseignant de s’approprier ces éléments à sa manière en fonction du profil et des objectifs de ses apprenants. D’ailleurs, dans une communication personnelle, Laura Scarpa (cf. l’introduction ci-dessus), nous a signalé que certains enseignants d’italien en Belgique ont fini par accepter que leurs étudiants utilisent Voi à la place de Lei, tant est grande la difficulté éprouvée par les apprenants francophones face à l’emploi allocutif de la 3e personne. Peut-être est-ce un compromis raisonnable si cela permet de poser un cadre d’apprentissage serein et de fournir aux apprenants une certaine confiance. Cela n’empêchera pas de leur expliquer l’existence du Lei et de leur enseigner à déchiffrer cette étrange forme de politesse au moins en compréhension de l’écrit, et cela n’empêchera pas non plus les apprenants d’arriver un jour à la maîtriser grâce à la pratique.
Bibliographie
BEGIĆ Lucija (2023), Le forme di cortesia in italiano: il divario tra Nord e Sud, Zagreb : Filozofski fakultet Sveučilišta u Zagrebu, https://urn.nsk.hr/urn:nbn:hr:131:157237 (consulté le 3 janvier 2025).
BELARDINELLI PAOLO (2007), « Sui pronomi di cortesia », La Crusca per voi, 35, Florence: Accademia della Crusca, pp. 13-14, https://accademiadellacrusca.it/it/consulenza/sui-pronomi-di-cortesia/179 (consulté le 3 janvier 2025).
BENVENISTE Émile (1966), Problèmes de linguistique générale I, Paris : Gallimard.
BITTANTI BATTISTI Ernesta (1942), « “In che posso ubbidirla?” Divagazioni sull'uso del Tu, Voi, Lei nei Promessi Sposi », dans Atti dell'Accademia degli Agiati di Rovereto, vol XV: 1940-1942, série IV, p. 63-79, https://heyjoe.fbk.eu/index.php/atagr/article/view/1831/1831 (consulté le 3 janvier 2025).
BRUNET Jacqueline (1987), Grammaire critique de l’italien. 9 : tu, voi, Lei, Paris : Presses Universitaires de Vincennes.
BRUNET Jacqueline (2003), « La troisième personne de politesse en italien : fait de langue, fait de culture », contribution au colloque « Pronombres de segunda persona y formas de tratamiento en las lenguas de Europa », Paris: Instituto Cervantes de París, https://cvc.cervantes.es/lengua/coloquio_paris/ponencias/pdf/cvc_brunet.pdf (consulté le 3 janvier 2025).
CEPPELLINI Vincenzo (1996-1999), Nuovo dizionario pratico di grammatica e linguistica, Novara : Istituto Geografico De Agostini.
MIGLIORINI Bruno (1957), Saggi Linguistici, Florence : Le Monnier.
MOLINELLI Piera (2019), « Forme di cortesia nella storia dell’italiano. Cambiamenti nella lingua e nei rapporti sociali », dans Åkerström U. (dir.), L’italiano e la ricerca. Temi linguistici e letterari nel terzo millennio. Atti del Convegno internazionale, Università di Göteborg, 15-16 giugno 2017, Roma: Aracne, p. 53-71, https://www.researchgate.net/publication/337210819_Forme_di_cortesia_nella_storia_dell%27italiano_Cambiamenti_nella_lingua_e_nei_rapporti_sociali (consulté le 9 janvier 2024).
MOLINELLI Piera (2021), « Politeness and ideological manipulation: Italian Lei during Fascism ». Studi Italiani di Linguistica Teorica e Applicata, 2021/3, Pisa : Pacini Editore, pp. 685-702, https://www.researchgate.net/publication/351108306_Politeness_and_ideological_manipulation_Italian_Lei_during_Fascism (consulté le 3 janvier 2025).
SCARPA Laura (2003), « Tu, Lei, Voi dans la langue italienne actuelle: aspects culturels, problèmes d’apprentissage, propositions didactiques », contribution au colloque « Pronombres de segunda persona y formas de tratamiento en las lenguas de Europa », Paris: Instituto Cervantes de París, https://cvc.cervantes.es/lengua/coloquio_paris/ponencias/pdf/cvc_scarpa.pdf (consulté le 3 janvier 2025).
SENSINI Marcello (1990), La grammatica della lingua italiana, Milan : Arnoldo Mondadori.
SUOMELA-HÄRMÄ Elina (2006), « Tu e Lei in giovani e giovani adulti italiani », dans OLSEN M., SWIATEK E. H. (eds.), XVI Congreso de Romanistas Escandinavos, Roskilde : Roskilde Universitet, https://ojs.ruc.dk/index.php/congreso/article/view/5274 (consulté le 3 janvier 2025).
ULYSSE Odette et Georges (1988), Précis de grammaire italienne, Paris : Hachette.
Pour citer cette ressource :
Agnese Pignataro, La forme de politesse en italien : éléments historiques et linguistiques, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), janvier 2025. Consulté le 31/01/2025. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/langue/porte-cles-grammatical/la-forme-de-politesse-en-italien-elements-historiques-et-linguistiques