Nom et verbe, extrait de «Atemschaukel» de Herta Müller
1. Introduction
L'option linguistique de cette année (2009-2010) nous fait nous interroger sur "Nom et Verbe", soit sur l'association qui, dans toute la philosophie du langage depuis Platon, est censée être à la base de tout discours. "Des noms tout seuls énoncés bout à bout ne font donc jamais un discours, pas plus que des verbes énoncés sans l'accompagnement d'aucun nom." (Platon, 1963, 379) ((Platon. 1963. « Le sophiste » in Auguste Diès (ed.), Oeuvres complètes, Tome VIII - 3e partie. 4e tirage revu et corrigé. Paris : Les Belles Lettres.)). Le texte que nous allons analyser est un extrait du roman Atemschaukel, paru en 2009, le dernier livre de Herta Müller, qui a reçu la même année le Prix Nobel de littérature et dont l'œuvre, selon le communiqué officiel, "[dessine] avec la densité de la poésie et l'objectivité de la prose, les paysages de l'abandon". Il se caractérise par un minimalisme syntaxique radical, autant pour le groupe nominal que pour le groupe verbal, qui sont, avec constance, composés du strict nécessaire, dépourvus des expansions et des compléments qui ne seraient pas obligatoires. Comment mettre en rapport cette concentration sur les principales parties du discours que sont les noms et les verbes, voire cet effacement de toutes les catégories au profit de celle du nom, Hauptwort dans la tradition grammaticale allemande, avec le contenu de notre texte ?
Il s'agit du tout début du livre, du premier chapitre : nous sommes en 1945, le narrateur Leo Auberg doit être déporté dans un camp de travail en Russie ((Cf. la postface de Atemschaukel. Jusqu'en 1944, la Roumanie était du côté nazi. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, tous les Allemands de Roumanie, hommes et femmes, dont l'âge était compris entre 15 et 45 ans, ont été, en guise de représailles, déportés dans les camps soviétiques pour participer à la reconstruction de l'URSS. La mère de Herta Müller elle-même et l'écrivain Oskar Pastior ont passé cinq années dans ces camps. Ce sont les souvenirs et les entretiens avec Oskar Pastior qui constituent la trame du livre et son matériau. Il était prévu qu'ils écrivent ce livre à quatre mains, mais la mort subite de Oskar Pastior en 2006 a contraint Herta Müller à rédiger seule le roman.)). Ce sont donc les derniers instants qu'il passe avec sa famille, il ne sait pas où il va, ni quand, ou même s'il va revenir et les revoir jamais. C'est, dans la logique narrative de l'"intrigue", ce qui précède immédiatement l'adieu et la séparation.
Notre commentaire suivra le déroulement linéaire du texte.
Il s'ouvre sur des considérations générales : Kofferpacken (l. 1-5), c'est le titre même du chapitre. Puis se poursuit par la description de ces préparatifs, détaillée avec une minutie exhaustive et scrupuleuse. Cette description constitue la plus longue partie de notre texte (l. 5 jusqu'à la moitié du 6e paragraphe). Leo attend ensuite la patrouille des policiers, qui finissent par arriver, et l'emmènent. Il faut souligner la disproportion quantitative accordée à la description des préparatifs, et à celle des adieux en soi, qui tient sur quatre lignes (2e moitié du 7e paragraphe).
Le texte se clôt sur un commentaire rétrospectif, qui revient sur la phrase prononcée par la grand-mère ICH WEISS DU KOMMST WIEDER (dernier paragraphe). On verra que cette phrase, par laquelle se termine notre extrait, confère aux mots un pouvoir magique et nous donne une clé interprétative pour comprendre l'œuvre de Herta Müller : pour Leo comme pour elle, les mots sont le dernier refuge contre la dictature, la liberté ultime de l'individu confronté à la mort et aux camps.
2. Les noms : la description
2.1 La concentration sur noms et verbes
2.1.1 Effacement des autres parties du discours
Sur le plan des lexèmes, les autres parties du discours que sont, parmi les autres classes de mots pleins, les adjectifs et les adverbes, n'apparaissent que de manière isolée et exceptionnelle. En ce qui concerne les mots-outils, on observe également la quasi-absence de connecteurs interphrastiques, seul le connecteur temporel dann (ou da, ou da + préposition, zuerst) est répété avec obstination ; les phrases s'ouvrent invariablement par des groupes nominaux (ou prépositionnels, avec expansion nominale), quelquefois sur des pronoms (wir (l. 2), ich, sie). La plupart des connecteurs sont sinon des coordonnants intraphrastiques qui relient entre eux des bases nominales (majoritairement und, und auch l. 3...). On ne trouve pas non plus d'adverbes! Là aussi les exceptions devront être examinées.
2.1.2 Des groupes nominaux et des groupes verbaux réduits au minimum grammatical
Par ailleurs, sur le plan syntaxique, les groupes nominaux se composent de leur base (le substantif) et de leur déterminant. À l'exception de deux passages dans notre texte (fin du 6e paragraphe et dernier paragraphe), on ne trouve quasiment pas d'adjectif épithète ; on verra parmi les exceptions quels types d'adjectifs sont conservés. On constate que les noms composés sont systématiquement préférés aux adjectifs (les adjectifs en fonction d'attribut doivent eux être considérés comme faisant partie du prédicat). Ce choix devra être expliqué. Il arrive que les déterminants eux-mêmes soient privés de leur forme graphique et apparaissent en partie sous forme de chiffres.
Les phrases sont non complexes, étrangères à l'hypotaxe : seulement deux subordonnées conjonctionnelles en tout et pour tout (weil, fin du 1er et du dernier paragraphe), une fausse relative en w- (wöfur wir packen, objet de wussten, l. 7). Excepté dans les deux passages déjà cités, il n'y a pas de complément hors-valence. Enfin, pour couronner cette entreprise de réduction syntaxique, on remarque que, dans deux paragraphes (3e et 4e paragraphes), même la catégorie "verbe" disparaît entièrement, ne demeurant alors que les seuls substantifs, sous forme de listes. Le texte se distingue par une absence totale de considérations, de remarques ou de commentaires évaluatifs, subjectifs ou affectifs.
2.2 L'expression du générique
Le mouvement de la description s'effectue du général au particulier : le texte s'ouvre sur des considérations générales sur le procès Kofferpacken (infinitif substantivé, composé du verbe packen et de son objet à l'accusatif Koffer). Il s'agit de confronter les idées abstraites (!) ou la réflexion généralisante rétrospective (1er paragraphe), à l'expérience, unique et singulative (à partir du 2e paragraphe).
On peut rapidement énumérer les moyens linguistiques qui permettent d'exprimer le général. Le paragraphe s'ouvre sur un verbum dicendi (meinen), attribué à une source énonciative plurielle et indéfinie (quantificateur indéfini viele Leute, pronom indéfini man). Le temps verbal du présent, gehört (l. 1), man lernt es von selbst (l. 2), ... kriegt man alles (l. 5), das Richtige hat man nicht... wird ... ist ... hat (l. 7-10), doit être interprété comme un présent de vérité générale, vrai pendant, avant et après le moment de l'énonciation. Surtout, les substantifs se caractérisent par leur emploi générique : autant dans le choix des catégories que dans le choix du type de lexèmes.
En allemand, la référence générique, c'est-à-dire le renvoi non pas à un objet du monde en particulier, mais à l'ensemble des objets du monde désignés par le nom, est marquée soit par l'absence d'article (Kofferpacken l. 1, Singen oder Beten l. 2, construction als + substantif sans article : Als Soldat l. 5), soit par l'emploi du défini (außer fürs Wegfahren l. 6, das Richtige l. 7 et 9, das Falsche l. 8, das Notwendige l. 9...).
Par ailleurs, l'expression du générique s'effectue dans notre texte par le recours à un moyen très productif en allemand, la substantivation, qui permet de faire passer n'importe quel type de lexème dans la classe des susbtantifs. On trouve ainsi à la fois des infinitifs et des adjectifs substantivés, avec des propriétés différentes, et qu'on pourrait peut-être regrouper ici sous l'appellation commune de "neutre substantivé".
Dans les quatre premières lignes se succèdent quatre infinitifs substantivés : Kofferpacken est tout d'abord comparé aux autres activités humaines que sont Singen et Beten, puis on trouve un verbe composé, expansion de groupe prépositionnel Außer fürs Wegfahren (l. 6). Par rapport aux déverbatifs der Gesang, das Gebet et die Wegfahrt, qui correspondraient au résultat du procès, ces infinitifs substantivés ont conservé du verbe la catégorie de l'aspect, sa processualité, et ils ne sont pas pluralisables. Ils occupent des fonctions valencielles typiques du GN (Kofferpacken est sujet, Singen oder Beten fournissent le deuxième terme d'une comparaison d'équivalence en wie, Außer fürs Wegfahren est complément circonstanciel), mais ils doivent être interprétés comme des formes hybrides, des groupes infinitifs qui n'ont acquis du nom que la marque graphique de la majuscule (on pourrait même sans dommage la faire disparaître pour les trois premières occurrences). Tout en étant dépouillés des catégories spécifiquement verbales de temps, de mode (de personne), ils ont cependant fondamentalement conservé ce qui constitue la nature même du verbe (Tunwort) : l'idée de procès. Kofferpacken etc. renvoient à des procès présentés dans leur virtualité, dont la valeur processuelle reste entièrement présente (ce qui n'est pas le cas de l'infinitif lexicalisé am Leben, dernière ligne).
En ce qui concerne les adjectifs substantivés, on constate que les catégories de nombre et de définitude sont neutralisées : il est possible de distinguer, parmi les objets et affaires qu'il faut emporter, entre ceux qui sont nécessaires et ceux qui ne le sont pas. Les adjectifs substantivés (Das Richtige, das Falsche, zum Notwendigen, das Notwendige, das einzig Richtige, l. 7 et 9) définissent alors des hyperonymes, des classes d'objets, dont la disparité et l'hétérogénéité disparaissent au profit de la propriété désignée par l'adjectif. Le constat de l'absence des objets nécessaires dans l'absolu se transforme en constat de ce qu'il est possible d'emporter, et qui devient, en l'absence de choix, le seul choix possible. Les trois adjectifs substantivés se succèdent dans une stricte progression linéaire thème/rhème (au sens de la FSP), pour former une boucle textuelle, un syllogisme dans laquelle le rhème de la troisième et dernière proposition reprend, avec une graduation (das einzig Richtige) le premier thème et prédique, en tant qu'attribut de sein, une propriété contraire à celle affirmée au départ : la prédication négative (das Richtige hat man nicht, man improvisiert) s'est transformée en prédication positive (das Notwendige ist dann das einzig Richtige), ce qu'il ne faut pas (das Falsche) s'est transformé en ce qu'il faut (das einzig Richtige). Les objets les plus banals deviennent essentiels, et c'est sur ce constat des conséquences perverses de la nécessité que débute ensuite l'inventaire méticuleux des effets que Leo va emporter.
2.3 L'effacement de la subjectivité
2.3.1 Les noms propres transformés en noms communs
Leo n'emporte que des livres destinés à être lus plusieurs fois (Keine Romane, denn die liest man nur einmal und nie wieder) et dont l'appartenance au "patrimoine" culturel allemand justifie que les noms propres (qu'il s'agisse du nom de l'auteur ou du personnage-titre de l'œuvre) soient employés comme noms communs, pour désigner les œuvres elles-mêmes. À la différence du nom propre, qui ne se définit qu'en extension, le nom commun a une compréhension. Dire den Faust, den Zarathustra, den schmalen Weinheber, c'est supposer que ces œuvres renvoient chez l'ensemble des locuteurs à un savoir commun : pour les locuteurs germanophones, "le Faust" ne peut pas être celui de Christopher Marlowe mais uniquement celui de Goethe. Ce procédé (dit de l'antonomase) suppose donc une connaissance partagée des référents ainsi désignés... présupposition légitime concernant les grands auteurs Nietzsche et Goethe, mais qui l'est moins s'agissant de l'auteur mineur Josef Weinheber. Dans tous les cas, la catégorie de la définitude et la substantivation implique que le locuteur attribue à ce nom des éléments de signification - et ne serait-ce que celui d'être un livre particulièrement apprécié du narrateur.
2.3.2 La catégorie du nombre : le choix du chiffre au lieu de la graphie
En choisissant la forme de la liste et du chiffre, ce sont les catégories nominales du genre (cette catégorie est d'ailleurs dite accessoire) et de la définitude (ontologique en revanche !) qui disparaissent, et c'est la catégorie du nombre qui est mise en avant. Dans chacune des trois listes en effet, chaque objet est précédé d'un quantificateur numéral, écrit en chiffre arabe et non pas en toutes lettres (nombres de 1 à 4) : ein n'est pas un article indéfini mais un nombre, qui s'oppose à « 2 » (2 kurze Ripsunterhosen) et à « 4 » (4 geschmierte Brote).
L'adjectif numéral cardinal est un déterminant du nom. Il indique le nombre, soit la quantité précise d'êtres ou de choses désignés par le nom qu'il accompagne. La catégorie du nombre doit être comprise ici au sens strict de nombre cardinal, et non pas comme opposition singulier/pluriel : le nombre (écrit en chiffre arabe) est une catégorie universelle et intangible, qui ne varie pas en fonction de la situation (comme le défini, qui est un choix du locuteur) ou de la langue (comme le genre).
La liste des objets reste narrative, elle ne se présente pas comme un inventaire sous forme verticale, avec passage à la ligne, mais elle énumère un à un les objets du quotidien, qui composent les trois bagages que Leo va emmener avec lui : sa valise, son paquetage, sa musette.
D'une part, ces objets sont uniques, parce qu'ils sont possédés, utilisés, portés, usés, parfois fabriqués (la valise à partir du tourne-disque) par Leo Auberg. D'autre part, ces objets valent comme représentants de ce qui est devenu le bagage nécessaire en pareil cas (la déportation). Mais surtout, ils sont soustraits, par divers procédés, à la contingence et au temps qui passe. Ils représentent ce qui est identifiable et reconnu partout et par n'importe qui, quels que soient le temps et le lieu où on se trouve.
2.4 La composition nominale
Le nom comme Dingwort : tous les substantifs énumérés dans les 2e, 3e et 4e paragraphes désignent des objets concrets. Ce sont tous des objets du quotidien, caractérisés avec une extrême minutie. Le procédé de la composition permet de "désactualiser" la situation, d'en gommer l'individualité pour n'en garder que la part visible et impersonnelle.
Avec les composés nominaux (ici hypotaxiques, relation déterminant-déterminé), on soude graphiquement en général les constituants et on efface la relation syntaxique et sémantique qui les unit, la relation implicite est donc présupposée et à reconstruire. La prédication verbale qui est au fondement du syntagme correspondant est mise en suspens, d'actuelle, elle devient virtuelle : Strümpfe, die bis zum Knie reichen/Kniestrümpfe; wollene Socken/Socken, die aus Wolle sind Wollsocken. Par rapport à des constructions syntaxiques qui renvoient à des objets actualisés dans une situation singulière et dont les propriétés sont en quelque sorte fortuites et en tout cas niables (ein Schal, der nicht aus Seide besteht, sondern aus Jersey/Seidenschal), tous les composés permettent de déterminer des classes d'objets qui existent en dehors de cette situation singulière. Ils sont instruments de la classification et de la nomenclature. La relation sémantique entre les deux composants est extêmement variée. La nature des constituants également, mais on trouve surtout l'association Nom + Nom, et parfois Verbe + Nom ; ce peut être une relation de matière : 1 Paar Wollsocken : Socken aus Wolle, Flanellhemd : Hemd aus Flanell, Ledergamaschen : Gamaschen aus Leder. De même : 2 kurze Ripsunterhosen, der neue Seidenschal. Ou la relation contenu-contenant (Schinkenkonserve, Brotbeutel) : ein Beutel für das Brot, eine Konserve, die Schinken enthält. Le déterminant peut aussi renvoyer à la fonction de l'objet (Rasierseife, Schraubenzieher, Staubmantel (pèlerine) Mantel, der gegen den Staub schützt ?) ou décrire une qualité : la hauteur dans Kniestrümpfe.
S'y apparente le cas de la "enge Apposition", complément au génitif ou une sorte de composé (vor dem Trichter HIS MASTER'S VOICE, 1 Flacon Rasierwasser TARR).
2.5 Les adjectifs non évaluatifs
Une fois posées les classes d'objets au moyen des composés, le narrateur recourt parfois, pour les besoins de la description, à des adjectifs. Mais jamais pour décrire des propriétés qui seraient évaluatives ou subjectives (schön). Les adjectifs utilisés ne renvoient qu'à des qualités génériques. Il s'agit de précision dans les couleurs : fuchsrot, weinrot, melongelb (fuchsroter Samt, 1 rotweiß kariertes Flanellhemd, weinrot, melongelb). La couleur peut être considérée comme une qualité objective, elle est en tout cas considérée comme non graduable. Ou bien les adjectifs spécifient l'état d'usure ou de non-usure (der neue Seidenschal). Là aussi, une qualité qui peut être constatée par tous.
On le voit, les procédés utilisés pour les groupes nominaux vont tous dans le même sens : effacement de la définitude, du genre, désactualisation du type de relation syntaxique par la composition... comme si, face à l'horreur à venir, les mots de l'expérience et du ressenti étaient impuissants, incapables de rien exprimer. Plutôt que de qualifier l'inqualifiable (dire : Es war unerträglich), le narrateur se concentre sur la désignation, intangible et sûre, des objets. Cet inventaire d'objets, posés comme génériques, dont seul ce qui peut être considéré comme qualité constitutive et atemporelle est retenu, ne peut que nous rappeler ce que signifie, au départ, le terme de susbstantif. Nomen substantivum : le nom désigne une substance, soit ce qui est. Dans le camp de travail, tous les objets vont acquérir une valeur inestimable, parce que ce sont les seules choses qui vont demeurer telles qu'elles étaient. Les hommes et les femmes vont perdre leur passé, leur pays, leur famille, leur sexe... , mais les objets vont rester intacts, cachés sous l'oreiller, et Leo va s'y reporter comme à des trésors. Les objets sont ce qu'il reste de son individualité et de sa particularité d'être humain, "fils de" et "petit-fils de", ils sont les vestiges de ce qu'il a été, ce qui lui reste de son humanité. Pour Herta Müller, les objets emportés conservent leur dignité, bien après que les êtres humains ont été dépouillés de la leur par la déportation et la vie dans le camp.
Wenn uns der Mund verboten wird, suchen wir uns durch Gesten, sogar durch Gegenstände zu behaupten. Sie sind schwerer zu deuten, bleiben eine Zeitlang unverdächtig. So können sie uns helfen, die Erniedrigung in eine Würde umzukrempeln, die eine Zeitlang unverdächtig bleibt. (Aus Herta Müllers Nobelvorlesung, FAZ.net. Feuilleton, 07. 12. 2009.)
3. Les verbes
Ce que nous avons décrit dans l'introduction comme minimalisme syntaxique prend pour le verbe d'autres formes que pour le nom.
Qui dit verbe dit catégories verbales (temps, mode, aspect, personne) et valence verbale, c'est-à-dire le nombre de compléments obligatoires qu'exige un verbe pour fonctionner dans un énoncé. S'agissant du verbe, supprimer le superflu signifie alors : ne garder que les compléments obligatoires et construire des phrases qui se contentent du schéma valenciel minimum. Avant de considérer la forme des énoncés verbaux, nous mentionnerons rapidement les énoncés averbaux et la nécessité de distinguer l'acte de prédication des catégories morphologiques.
3.1 Les énoncés averbaux
Nous trouvons dans notre texte des structures dans lesquelles il est possible de reconnaître la structure de prédication thème/rhème, et qui sont pour autant dépourvues de verbe principal conjugué. Ce sont les parenthèses qui accompagnent l'énumération des objets du paquetage de Leo.
Le thème est ce qui précède la parenthèse, le rhème, ce qui est dans la parenthèse, des attributs du sujet, débarrassés du verbe copule sein : 1 Tagesdecke vom Diwan (aus Wolle, hellblau und beige kariert, ein Riesengestell. [...]) [...] 1 Staubmantel (... schon sehr getragen), 1 Paar Ledergamaschen (uralt, aus dem ersten Weltkrieg).
Le choix de faire disparaître le verbe sein suspend l'acte de prédication dans un espace intemporel, pose ces objets en dehors de toute actualisation temporelle ou modale.
3.2 Le minimum valenciel et l'absence de compléments hors valence
Les verbes employés peuvent être considérés comme les verbes premiers et usuels du vocabulaire courant : sein (le verbe de prédication par excellence) et les verbes de positionnement ou de déplacement dans l'espace reviennent souvent (stellen, stehen, bringen, legen, stehen...).
Les phrases ne comportent jamais que des compléments en valence. Qu'il s'agisse des verbes divalents de position [sujet + complément directif (legen, stellen, kommen) ou complément locatif (sein, bleiben)] : Auf die Bücher kam das Necessaire ; Dann hat meine Großmutter den Grammophonkoffer, das Bündel und den Brotbeutel in die Nähe der Tür gestellt ; Das Gepäck stand fertig neben der Tür.
... ou de la relation sujet-attribut : Da war der Koffer voll ; Die Bokantschen waren geschnürt ; Dann waren sie da. Rien ne peut être ajouté qui excèderait l'essentiel.
Cette règle de stricte observance de la valence trouve son expression la plus épurée, la plus dense, dans la scène de la séparation : les phrases se succèdent alors dans une sobriété absolue et quasi insoutenable. Pourtant, l'émotion et la douleur, bridées, sont dites de manière indirecte, par un procédé qui n'apparaît sinon nulle part ailleurs dans le texte : la succession d'énoncés rapportés à des personnes, et non à des objets.
3.3 L'occupation de la première place et la catégorie de la personne
La catégorie de la personne, discontinue, appartient à la fois au nom (sujet du verbe) et au verbe (désinence personnelle). Si on considère les chaînes de désignation des personnes, on constate que rares sont les passages du texte où la catégorie de la personne, en tant que sujet du verbe au nominatif, ouvre l'énoncé. Et lorsque cela se produit, ce sont des énoncés isolés. Dans notre texte, ce ne sont pas les personnes, mais les objets qui constituent à la fois les thèmes du texte et ses sujets grammaticaux. Deux passages dans le texte font apparaître des sujets personnels en pré-V2 plusieurs fois de suite (plus de deux fois), et on peut supposer qu'ils doivent alors être interprétés comme étant très particuliers, comme contrastant (de manière subtile) avec la volonté d'effacement de la subjectivité : le premier passage correspond justement au moment de la plus grande intensité dramatique, il s'agit du dernier contact physique entre la mère et le fils, lorsque cette dernière l'aide à enfiler son manteau : Die Mutter hielt mir den Mantel mit dem schwarzen Samtbündchen. Ich schlüpfte hinein. Sie weinte. Ich zog die grünen Handschuhe an.
Rien n'est dit de ce qui se passe entre eux à ce moment, de leur déchirement et de leur détresse, c'est par le geste de tenir le manteau que s'exprime toute la tendresse de la mère, et lui ne peut qu'y répondre par un autre geste, celui d'enfiler ses gants...
Pourtant, la succession inédite et exceptionnelle des noms et des pronoms, dans un rapport de stricte réciprocité : Die Mutter - Ich - Sie - Ich souligne, par cette concordance exceptionnelle entre thème du discours et sujet personnel, l'intensité de ce dernier moment.
Le deuxième passage ouvre le dernier paragraphe, lorsque Leo parle de la phrase dite par la grand-mère. Lorsque pour la première fois il commente ce qu'il a vécu, passant du registre de l'histoire à celui du discours ou du commentaire (cf. infra). C'est sur l'analyse de ce paragraphe que nous terminerons notre commentaire.
4. "Ich weiss du kommst wieder" : langage et autonymie
La séparation est sans paroles, il y a les larmes de la mère, le silence de Leo. La grand-mère rompt le silence et l'insoutenable avec les mots "ICH WEISS DU KOMMST WIEDER", ce sont les dernières paroles du tout dernier moment passé ensemble. Cette phrase, le narrateur déploie pour elle des moyens linguistiques dont il avait privé toutes ses phrases antérieures, il abandonne pour elle son rigorisme syntaxique, il la détache du reste du texte par les majuscules, et nous allons examiner en quoi elle constitue en effet une rupture avec tout ce qui précède.
Le narrateur fictionnel (et son double dans la vie, Oskar Pastior (("DIE ZEIT: Es gibt einen Hoffnungssatz in diesem Buch, den Satz der Großmutter: Ich weiß, du kommst wieder. Müller: Oskar [Pastior] hat mir gesagt, dieser Satz habe ihn am Leben gehalten." (Ulrich Greiner, Interview mit Herta Müller, Die Zeit, 15. 10. 2009, n°43).))) affirment que c'est cette phrase qui leur a permis de survivre pendant toutes les années de déportation. C'est par le pouvoir de cette phrase que le narrateur dit être revenu de l'enfer des camps. Le paragraphe qui la contient est le passage qui a été retenu sur la jaquette du livre, la phrase elle-même dans le roman est un fil rouge, une formule incantatoire qui parcourt tout le livre et est répétée jusqu'à la fin. Capitale, elle est en toute logique présentée en lettres capitales, mais avant de revenir sur cette mise en relief par les majucules, nous allons montrer que la rupture qu'elle introduit peut être décrite à plusieurs niveaux.
4.1 L' "effet de rupture" du démonstratif
Sur le plan des chaînes de référence et des anaphores, le narrateur, après avoir constamment eu recours à la catégorie de la définitude (ou du nombre), fait pour la première fois usage du démonstratif (ich habe mir diesen Satz nicht absichtlich gemerkt), puis, plus loin il utilise à deux reprises l'anaphore ostensive (So ein Satz), autant de procédés de monstration à l'intérieur du texte.
Le démonstratif, du fait de la saisie déictique qu'il opère sur le référent, peut être ici considéré comme un "marqueur de rupture", qui réoriente le discours et sert à diriger l'attention du lecteur sur un "changement de focus" (a focus shift, Gundel). Alors que tout le texte s'est attaché à décrire les objets et les choses, les sept phrases du dernier paragraphe sont consacrées à un autre objet : la phrase de la grand-mère. Avec cette phrase, ce sont les mots et une réflexion sur le pouvoir des mots et du langage qui passe au premier plan.
4.2 Rupture temporelle : le passage au commentaire
Il s'agit aussi d'une rupture temporelle : le dernier paragraphe introduit, par rapport à la scène décrite, une prolepse temporelle ou anticipation, qui renvoie à l'après-camp, au présent du temps du raconter, ce qu'indiquent les temps verbaux du parfait et du présent, temps du discours. Alors que le prétérit marquait une rupture, une distance entre passé et présent, le choix du parfait instaure entre le passé et le présent un lien de continuation. Il signifie que les événements situés dans le passé continuent à avoir des répercussions et des conséquences sur le présent. (C'est l'ambiguïté fondamentale du "présent de l'accompli", présent par l'auxiliaire et accompli par le participe II). La dernière phrase du texte est d'ailleurs énoncée au présent.
On entre alors véritablement dans le registre du "commentaire" au sens de Weinrich (la traduction française pour Besprechen de Weinrich). Le changement d'attitude énonciative (passage de l'histoire/récit au discours selon Benveniste) s'accompagne d'un changement qualitatif : les verbes sont accompagnés d'indications qui ne sont pas uniquement temporelles ou spatiales, mais qui spécifient la manière, la causalité/conséquence (présence d'une subordonnée en weil, en position initiale au sens de puisque) ; c'est comme si, par cette phrase, une brèche s'ouvrait dans laquelle pouvait entrer la poésie : groupes nominaux complexes, avec jeu de parallélisme et des allitérations en k et h (avant-dernière phrase), surgissement de métaphores (les seules de notre extrait), métaphores qui n'ont rien d'usuel, ni de quotidien, forgées pour l'occasion et dont le lecteur ne comprendra le sens qu'en poursuivant sa lecture : Ich habe mir diesen Satz nicht absichtlich gemerkt. Ich habe ihn unachtsam mit ins Lager genommen. [...] ICH WEISS DU KOMMST WIEDER WURDE zum Komplizen der Herzschaufel und zum Kontrahenten des Hungerengels.
4.3 Rupture autonymique
La rupture passe enfin et surtout par le retour réflexif sur la forme des mots, le recours à l'autonymie et à la modalisation autonymique.
En général, on ne voit dans les mots que leur fonction référentielle, leur capacité de renvoyer à des objets du monde. Les travaux développés par J. Rey-Debove, puis J. Authier-Revuz, ont démontré la nécessité de considérer une autre fonction, tout aussi essentielle des mots : la capacité qu'ils ont de renvoyer à eux-mêmes (la fonction métalinguistique chez Jakobson). Lorsque les mots renvoient aux choses, on dit qu'ils sont employés en usage et ils sont considérés comme "transparents". Lorsqu'ils renvoient à eux-mêmes, on dit qu'ils sont employés "en mention", ils perdent leur transparence, qui permettait de voir les choses à travers eux, on dit qu'ils deviennent "opaques" ou s'opacifient ((En usage, le signe est transparent "ce que le signe lui-même comme chose est [...] n'apparaît pas, [...] la seule chose qui apparaît étant la chose signifiée" (Milner, 1979, 33). En mention, mis entre des guillemets, "le signe est considéré comme chose [...], il perd sa transparence [...] qui permettrait de voir la chose à travers lui [...] et devient opaque" (1979, 45-46).)). Le signe autonyme n'est pas soumis aux contraintes morpho-syntaxiques ordinaires : il franchit les catégories linguistiques, rompt avec la combinatoire de la langue. Tout signe autonyme se voit en effet conférer le statut d'un nom, et ceci quel que soit le statut morpho-syntaxique de l'élément concerné (phrase, syntagme, entier ou tronqué, mot, morphème, phonème...). Dans notre texte, c'est toute la proposition verbale qui devient nom (sujet de wurde) : ICH WEISS DU KOMMST WIEDER WURDE zum Komplizen der Herzschaufel und zum Kontrahenten des Hungerengels.
Avec cette substantivation, le verbe est effacé, il devient nom, il devient objet. Et le texte se clôt sur le pouvoir existentiel des mots-objets. La dernière phrase pose une loi réciproque et magique, qui redécouvre et explore ce qu'est l'acte de nomination : So ein Satz hält einen am Leben.
Si on ne peut nommer que ce qui est, inversement, nommer une chose, c'est lui conférer une existence. Ainsi, quand l'existence est menacée, quand l'individu se retrouve arraché à sa famille, à son pays, privé de tous ses biens, de tout ce qui était son humanité, lorsqu'il ne lui reste plus rien, lorsque même les objets ont perdu leur pouvoir d'évoquer, il lui reste les mots. Les mots sont le dernier refuge de sa dignité.
5. Conclusion
Il n'est pas vrai que les mots puissent tout dire. "Oft kann über das Entscheidende nichts mehr gesagt werden, alles läuft daran vorbei ((in Heinz Ludwig Arnold (Hg.). 2002. Text und Kritik, Herta Müller, Nr. 155, Heft 7, S. 6))". Mais il est des mots comme des objets : ils transportent une histoire, ils se souviennent. Du tragique : des objets que Leo emporte dans le camp, il dira, longtemps après être revenu : "Seit sechzig Jahren will ich mich in der Nacht an die Gegenstände aus dem Lager erinnern. Ich weiß nur seit sechzig Jahren nicht, ob ich nicht schlafen kann, weil ich mich an die Gegenstände erinnern will, oder ob es umgekehrt ist." Ou bien ils portent l'espoir : c'est la phrase de la grand-mère, transformée par Leo en talisman. Dire l'histoire qui se cache sous les mots, traquer l'indicible dans la langue, c'est ce vers quoi tend toute la prose poétique de Herta Müller : "Wenn es für alles eine Sprache gäbe, bräuchte ich ja nicht zu schreiben. Die innere Notwendigkeit zu schreiben kommt bei mir genau daher, eine Sprache für das Unsagbare zu finden." ("Herta Müller: Ich habe noch nie auf einen Preis gewartet", Der Tagesspiegel, 8. 10. 2009). Il semble, et notre extrait est là pour en témoigner, qu'elle l'ait trouvée.
Pour citer cette ressource :
Emmanuelle Prak-derrington, Nom et verbe, extrait de Atemschaukel de Herta Müller, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), janvier 2011. Consulté le 25/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/allemand/langue/linguistique-et-didactique/nom-et-verbe-extrait-de-atemschaukel-de-herta-myller