Les mécanismes d’accord dans le syntagme nominal
Introduction
L’accord constitue un élément de base de la maîtrise morphosyntaxique : dès les premiers cours d’italien, on a affaire à des questions le concernant. Cependant, les erreurs liées à ce point de grammaire sont (très) récurrentes, aussi bien dans des niveaux de découverte linguistique (A1 - A2), qu’auprès d’apprenants confirmés. Nous verrons que cela est dû à une difficulté objective de l’italien par rapport au français dans l’organisation du matériel morphologique soumis aux règles d’accord.
L’accord entre nom et adjectif d’un côté, entre nom et verbe de l’autre constitue un sujet d’analyse grammaticale situé entre la morphologie et la syntaxe : il fait appel à la maîtrise dans la construction d’un mot mais il sert à connecter un élément phrastique avec un autre, soit dans le syntagme nominal (accord nom-adjectif), soit dans la phrase (accord sujet-verbe). Dans la plupart des cas, un accord fautif n’entraîne pas forcément une incompréhension de l’énoncé, mais l’expression n’en résulte pas moins approximative, ce qui n’est pas acceptable dans le cadre d’un cours de langue. Cela explique la nécessité de mettre en place des mesures pour inciter les élèves à ne pas reproduire des fautes et à structurer leur pensée afin de ne pas construire les accords de façon aléatoire.
Nous présenterons ici les différents aspects de l’accord à l’intérieur du syntagme nominal et consacrerons un approfondissement ultérieur à l’accord entre sujet et verbe. Le propos de notre présentation est de souligner les différences entre italien et français tout en proposant des exercices pour corriger les difficultés rencontrées.
Tout d’abord, il faudra définir ce que l’on entend par « accord grammatical ». Il s’agit d’accorder un substantif, qui constitue la tête syntaxique du syntagme nominal (dit aussi « constituant nominal ») à ses dépendants (déterminants, adjectifs, pronoms). Voici la définition qu’en donne Creissels (2007, I, 25) : « L’accord entre le nom et ses dépendants consiste en ce que plusieurs mots parmi ceux qui entrent dans la formation du constituant nominal varient conjointement pour exprimer des caractéristiques grammaticales ou sémantiques du constituant nominal ou de son référent (nombre, cas, genre) ». Le concept de co-variance est central, comme le souligne aussi Corbett (2006 : 4), en disant qu’il n’est pas suffisant que deux termes aient des propriétés en commun ; encore faut-il que ce partage soit systématique, ce qui se produit lorsqu’un élément varie en même temps qu’un autre.
À l’intérieur d’un constituant, la tête est l’élément qui impose ses propriétés syntaxiques aux autres éléments qui composent le constituant et sont appelés ses dépendants. Les dépendants adoptent les propriétés de la tête. En français, par exemple, les déterminants, ainsi que les adjectifs inclus dans un même constituant reflètent, en principe (les formes invariables mises à part), des propriétés imposées par le nom avec lequel ils sont en relation :
Tabl. 1.
Tête |
Dépendant |
Exemples |
nom |
article |
le / ce livre |
nom |
démonstratif |
ce livre |
nom |
adjectif |
livre blanc |
nom |
possessif |
son livre |
L’accord est donc le résultat de la relation tête-dépendant. Nous limiterons la présente étude à l’analyse du rapport tête-dépendant à l’intérieur du constituant nominal, donc essentiellement au rapport de dépendance qui lie un adjectif ou un pronom démonstratif, interrogatif ou indéfini au substantif, qui constitue la tête du syntagme nominal.
Un peu de typologie
Comme Nichols (1986, 56 sqq.) le met en évidence, la relation syntaxique qui s’établit entre une tête et un dépendant est signalée par le marquage de l’un ou de l’autre élément du constituant.
A priori, il y a quatre possibilités :
- marquage zéro ;
- marquage de tête (head-marking) ;
- marquage de dépendant (dependent-marking) ;
- double marquage.
Le marquage zéro est fréquent dans les langues qui sont dépourvues de morphologie flexionnelle : dans ce type, les termes du constituant sont simplement juxtaposés, sans qu’aucun terme ne soit explicitement marqué (cf. (3)). La relation syntaxique est définie le plus souvent par l’ordre des mots :
(1) Asmat (trans-néo-guinéen, asmat-kamaro. Indonésie) | |
no | cém |
1S | maison |
« Ma maison » |
Les exemples (2) et (3) présentent respectivement des cas de marquages de tête et de dépendant. Nous avons suivi l’exemple de Nichols et avons indiqué la tête par un exposant T et la marque de dépendance par un exposant M :
(2) | a. Tadjik | Tkůh-Mi | baland |
b. Persan | Tkûh-Me | boländ | |
montagne | haut | ||
« haute montagne » |
(3) Italien (indo-européen, roman) | |||
a. | Mil | Tbambino | piccol-Mo |
DÉT.SGM | enfant.SGM | petit.SGM | |
« Le petit garçon » | |||
b. | Mla | Tbambina | piccol-Ma |
DÉT.SGF | enfant.SGF | petit.SGF | |
« La petite fille » |
Il est également possible que le marquage soit redondant, sur la tête et sur le dépendant, comme dans l’exemple (4) :
(4) Turc (altaïque) | |
ev-M in |
T kapi̶ Msi̶ |
maison-GÉN | porte-3sg |
« La porte de la maison » (litt. « de la maison sa porte ») |
Les langues indo-européennes sont dependent-marking, comme on le voit dans le tableau 1 et aussi dans (5), où on remarque que le dépendant porte la marque de la sélection de genre (questo vs. questa), qui lui est imposée par le nom-tête :
(5) | Italien : | questo libro (m) | questa sedia (f) | |
Français : | ce livre (m) | cette chaise (f) | ||
Allemand : | dieses Buch (n) | dieser Stuhl (m) | diese Frau (f) | |
etc. |
Mais déjà à l’intérieur de cette famille linguistique, on peut remarquer des différences. En anglais, par exemple, l’adjectif n’affiche pas de marques évidentes d’accord avec sa tête, contrairement à ce qu’il arrive en italien :
(6) | Italien | Anglais |
Il libr-o ner-o | The black-Ø book | |
I libr-i ner-i | The black-Ø book-s |
Dans l’exemple (6), on observe qu’en anglais la tête nominale varie (singulier : book ; pluriel : books), tandis que le dépendant adjectival et le déterminant (respectivement black et the) restent invariables. En revanche, en italien à la variation de la tête (singulier : libro ; pluriel ; libri) correspond la variation aussi bien de l’adjectif (nero – neri) que du déterminant (il – i). Cette caractéristique est commune aux langues romanes.
De plus, à la différence de l’anglais, l’italien regroupe les substantifs en deux genres grammaticaux : le masculin et le féminin, qui ont chacun sa marque morphologique.
Ces deux genres grammaticaux sont hérités du latin, qui en plus des deux genres mentionnés, en distinguait un troisième : le neutre. On peut observer que les langues romanes ont éliminé le neutre latin et recasé les noms neutres dans le groupe des masculins ou dans celui des féminins. En italien, les neutres latins ont été réinterprétés comme masculins, à cause de la proximité morphologique, mais certains d’entre eux ont donné lieu à des mots caractérisés par une morphologie hybride. En effet la terminaison latine du neutre singulier en -u(m) au masculin a facilement permis la catégorisation parmi les masculins, alors que le pluriel des neutres latins en -a a été perçu comme un féminin :
(7) | L’uov-o | le uov-a |
(Les questions liées à l’accord de ces noms à morphologie hybride sera traitée plus loin)
1. Classes flexionnelles
Jusqu’ici nous avons décrit un système qui correspond en tout point à celui du français. Mais d’où viennent donc ces erreurs d’accord si récurrentes ? Sans doute du fait que les désinences que les substantifs italiens peuvent prendre sont plus variées que celles que permet le français. En effet, même si les deux langues ont perdu la flexion nominale latine, l’évolution n’a pas été la même.
(8) | a. Français | mur-Ø | mur-s |
Espagnol | muro-Ø | muro-s | |
b. Italien | mur-o | mur-i |
L’ancien français conservait encore deux cas, appelés cas sujet et cas régime, qui correspondent respectivement au nominatif et à l’accusatif latin. Lorsque la flexion a disparu, ce dernier a constitué la forme de base du nom. Or l’accusatif pluriel se terminait en -s, qui est donc devenu la marque distinctive du pluriel (cf. 8a). Il partage d’ailleurs ce type de formation avec les langues faisant partie de la Romània occidentale (français, espagnol, portugais, mais aussi les dialectes de l’Italie du nord). En revanche, l’italien standard a maintenu la voyelle thématique, qui a disparu en français (cf. Inglese-Luraghi 2023, 84). Le passage du singulier au pluriel ne se configure donc pas comme un passage d’une forme de base à une forme augmentée grâce à une désinence, mais à un changement de désinence.
De plus, en français, la désinence -s du pluriel n’est aujourd’hui pertinente qu’à l’écrit car on n’enregistre pas de variations entre le singulier et le pluriel à l’oral : singulier [lә myʀ] ~ pluriel [le myʀ]. Cela constitue une difficulté accrue pour les apprenants car, en italien, chaque erreur d’accord est perceptible à l’oral.
La morphologie de l’adjectif présente, quant à elle, un certain nombre de difficultés, car il existe deux classes flexionnelles principales pour les adjectifs. Le croisement entre les différentes classes flexionnelles nominales d’un côté, adjectivales de l’autre, multiplie les combinaisons qui constituent les classes d’accord possibles en italien à l’intérieur du syntagme nominal.
A) Les substantifs
Nous allons donc tout d’abord lister les différentes classes flexionnelles des substantifs italiens, réparties par genre. On décèle deux classes flexionnelles des noms féminins :
a) -a au singulier ; -e au pluriel : cas-a / cas-e ;
b) -e au singulier ; -i au pluriel : lezion-e / lezion-i.
En réalité on peut ajouter une troisième classe formée par les noms en -o au singulier et en -i au pluriel, mais elle est limitée à deux noms : mano et eco (Dardano-Trifone, 1997, 178). Le mot mano est un héritage de la quatrième déclinaison latine (nom. sing. manŭs ; nom. plur. manūs – d’ailleurs dans certains dialectes du centre-sud d’Italie, ce mot est invariable, comme le prétendrait la dérivation latine : la mano / le mano). En italien standard, le -o final a rapproché le mot mano d’une morphologie propre aux masculins, lui attribuant la désinence -i au pluriel. Néanmoins ce mot reste féminin, comme en témoignent justement ses propriétés d’accord. L’autre mot, eco, est féminin au singulier et masculin au pluriel : l’eco (la eco) → gli echi. En latin, ce nom a une déclinaison particulier car il s’agit d’un emprunt du grec : echō, -ūs (< ἠχώ, -οῦς).
Comme mano est le seul mot entièrement féminin qui présente cette variation -o / -i, nous avons décidé (contrairement à ce que font les grammaires traditionnelles) de ne pas le compter comme une classe flexionnelle à part entière et de considérer que la variation -o / -i est une caractéristique propre au masculin (comme on le voit ci-dessous). Cela dit, la variation au pluriel de mano constitue une source d’erreurs très fréquente de la part des élèves : c’est pourquoi une attention particulière se révèle nécessaire. L’erreur la plus fréquente n’est pas tant dans la formation du pluriel de ce nom, mais dans l’accord notamment avec le déterminant, ce qui produit par analogie très souvent *i mani (le -i du pluriel étant associé à un masculin).
Les noms abrégés en -o (la fotografia → la foto ; l’automobile → l’auto) sont également féminins. Par ailleurs, ces abréviations ont la particularité d’être invariables au pluriel (la foto → le foto), mais, s’agissant d’une particularité liée à leur état d’abréviation, nous ne les inclurons pas dans les classes flexionnelles citées ci-dessous.
Les masculins, de leur côté, se répartissent en trois classes flexionnelles :
a) -o au singulier ; -i au pluriel : libr-o / libr-i ;
b) -e au singulier ; -i au pluriel : can-e / can-i ;
c)-a au singulier ; -i au pluriel : problem-a / problem-i.
On peut observer que l’élément commun à tous les masculins (mais aussi à une partie des féminins) est la désinence -i au pluriel.
On observe également que les deux classes b), aussi bien celle des féminins que celle des masculins, présentent les mêmes terminaisons : autrement dit, pour le type -e / -i la catégorie du genre n’est pas pertinente. Il s’agit d’une évolution de la troisième déclinaison latine : le type cane(m) → cane(s) qui a produit cane / cani (la désinence -i du pluriel est sans doute due à l’analogie avec les noms masculins en -o, cf. Rohlfs 1969, 31).
Voici un tableau qui résume les données analysées :
Féminins |
Masculins |
-a / -e |
-o / -i |
-a / -i |
|
-e / -i |
Dans cette analyse nous n’avons pas inclus les noms qui sont masculins au singulier et féminins au pluriel, comme uov-o / uov-a, dont certains ont un doublon masculin au pluriel, bien que sémantiquement différent : labbr-o → labbr-i (m) vs. labbr-a (f).
À cette liste il faut ajouter, aussi bien pour les masculins que pour les féminins,
- les mots invariables, qui peuvent se terminer par consonne (il s’agit, pour la plupart, de mots d’emprunts d’autres langues : il/i tram, il/i film, lo/gli sport, majoritairement masculins, mais cf. la colf) ;
- les mots qui se terminent au singulier par voyelle autre que a, e, o (pour la plupart féminins : la/le virtù, la/le città, la/le crisi, mais il/i kiwi) ;
- les mots invariables en -a (il/i gorilla, il/i sosia, il/i boia, etc.).
B) Les adjectifs
Passons maintenant à l’analyse des adjectifs. Si la catégorie du genre est un élément inhérent des substantifs, cela n’est pas le cas des adjectifs : en effet, l’adjectif prend le genre du substantif auquel il se réfère (la tête du syntagme). C’est bien en ce phénomène d’adéquation de chaque dépendant à la tête nominale que consiste l’accord grammatical.
Or les adjectifs en italien peuvent être de trois sortes :
a1) ceux qui présentent quatre terminaisons différentes – qui varient donc en nombre et en genre (masc. sing. : -o ; fém. sing. : -a ; masc. plur. : -i ; fém. plur.: -e) ;
a2) ceux qui ont au singulier une désinence -a commune aux deux genres et qui au pluriel se comportent comme la classe a1) : entusiasta (mf) vs. entusiasti/entusiaste (comme le souligne Serianni 1988, 196, toutes les grammaires n’attribuent pas une classe à part entière à ce type d’adjectifs) ;
b) ceux qui ont deux terminaisons différentes – variables en nombre mais invariables en genre (une forme commune au masculin et au féminin pour le singulier : -e ; une forme commune pour le pluriel : -i) ;
c) les adjectifs invariables, qui peuvent se terminer par n’importe quel phonème : il s’agit surtout d’adjectifs de couleur. Cette dernière catégorie comprend, en italien comme en français, des substantifs employés comme adjectifs (viola, rosa). De plus, dans les deux langues, même les adjectifs de couleur qui s’accordent sont invariables lorsqu’ils sont suivis d’un autre adjectif indiquant la gradation (ex. : una camicia azzurra vs. una camicia azzurro pallido).
Voici un tableau récapitulatif des classes flexionnelles des adjectifs :
|
Singulier |
Pluriel |
||
|
Masculin |
Féminin |
Masculin |
Féminin |
Classe a1) |
-o |
-a |
-i |
-e |
Classe a2) |
-a |
|||
Classe b) |
-e |
-i |
||
Classe c) |
-Ø |
2. Les classes d'accord
Il suffit maintenant de combiner une désinence du tableau des substantifs avec toutes les possibilités qui lui sont offertes par le tableau des adjectifs pour obtenir les différentes classes d’accord.
Deux noms appartenant à la même classe d’accord ont des propriétés telles que, chaque fois
- qu’ils se présentent sous la même forme morphosyntaxique,
- qu’ils apparaissent dans le même domaine d’accord et
- qu’ils ont le même élément lexical comme cible d’accord,
- alors leurs cibles ont la même réalisation morphologique (définition élaborée par Corbett 1991, 147, d’après Zaliznyak 1964).
Chaque désinence nominale féminine peut sélectionner trois désinences (en considérant Ø comme une désinence nulle), selon la classe flexionnelle de l’adjectif qui l’accompagne, tandis que chaque nom masculin est susceptible de sélectionner quatre désinences.
Mais heureusement tous ces adjectifs ne présentent pas de difficultés : en effet, le type c), invariable, ne donne pas lieu à des erreurs. Le type a), quant à lui, est celui qui s’approche le plus de l’aspect prototypique, statistiquement majoritaire : c’est-à-dire de celui qui associe la désinence -o au masculin singulier, -a au féminin singulier, -i au masculin pluriel et -e au féminin pluriel.
Le problème apparaît avec les classes que nous avons dénommées b), aussi bien chez les substantifs que chez les adjectifs, à savoir celle qui est invariable en genre et variable en nombre, présentant deux seules terminaisons : -e pour le singulier ; -i pour le pluriel.
Les élèves ont en effet tendance à généraliser la classe qui se rapproche du prototype cité ci-dessus (classe a) des adjectifs). Plus concrètement, la désinence -e est souvent ressentie comme une marque de féminin pluriel ; il n’est donc pas rare d’entendre des syntagmes comme *le case grande.
Une méthode pour les pousser à réfléchir sur cet aspect reflète celle que nous avons proposé dans notre publication du « Porte-clé grammatical » concernant les articles, c’est-à-dire la substitution. On peut conseiller à nos élèves, afin de bien réfléchir aux désinences de l’accord, de transformer le syntagme du pluriel au singulier ou vice-versa. Dans le cas cité ci-dessus, une telle substitution doit faire réfléchir au fait qu’un pluriel comme *le case grande entraîne un singulier *la casa granda, car il y a toujours un changement de désinence entre singulier et pluriel. La plupart des élèves se rend compte que ce dernier syntagme est agrammatical. En amont, il est aussi important de leur présenter les différents types d’adjectifs et de les entraîner à des phrases où ils doivent accorder avec des adjectifs de type a) et avec des adjectifs de type b). Cela permet :
1) de se rendre compte de l’existence de deux classes différentes d’accord adjectival ;
2) de sensibiliser l’oreille et reconnaître les lexèmes adjectivaux de type a) et de type b).
Finalement, on citera les noms qui changent de genre entre singulier et pluriel (type uov-o / uov-a), qui entraînent un accord au masculin quand ils se présentent au singulier, au féminin s’ils sont au pluriel :
(9) | a. L’uov-o sod-o / grand-e / futurist-a / rosa-Ø |
b. Le uov-a sod-e / grand-i / futurist-e / rosa-Ø |
Un peu d’histoire
D’où viennent ces deux classes d’adjectifs ?
Elles sont l’évolution des deux classes adjectivales latines :
- l’une qui a des désinences exclusives pour chacun des trois genres du latin (masculin, féminin et neutre) et qui reprend les désinences qui sont propres aux noms de la première et de la deuxième déclinaison nominale ;
- la deuxième classe d’adjectifs reprend les désinences des noms de la troisième déclinaison, mais elle est plus variée par rapport à la première classe en ce qui concerne la différenciation par genre : « Pour les trois genres, l’adjectif présente au N[ominatif] sg. soit deux formes (fortis, -e) soit une seule (prudens) soit plus rarement trois formes (acer, acris, acre). Les adjectifs type acer, acris, acre n’ont de particulier que leur N. sg. Pour le reste, ils suivent le modèle fortis, -e fidèlement » (Guisard-Laizé 2001, 71). Dans ce type, on distingue une forme commune fortis pour les animés (masculin et féminin), tandis que le neutre a une désinence propre (forte).
Ce type est l’ancêtre des types b) que nous avons analysés plus haut dans les classes italiennes, à savoir ceux qui sont invariables en genre et variables en nombre (ex. : grande, dérivé du latin grandis, forme commune pour masculin et féminin).
La deuxième classe des adjectifs se révèle être moins productive (car moins proche du modèle, du prototype de l’adjectif, associé à la première classe) et on enregistre un certain nombre de passages d’adjectifs de la seconde à la première classe entre le latin classique, le latin vulgaire et l’italien (comme l’atteste l’Appendix Probi) : pauper > pauperus > povero (Rohlfs 1969, 75).
Dans la morphologie nominale latine il est impossible de prédire, en jugeant simplement de la forme morphologique d’un nom-tête, de son genre grammatical (cf. Corno 2016, 296). Cette ambiguïté peut être levée seulement par l’ajout d’un dépendant : dans le cas d’un dépendant adjectival, cela est vrai seulement s’il appartient à la première classe (bonus agricola ; dans le syntagme tristis agricola il n’y a aucun élément morphologique qui permette de définir le genre grammatical). De même, en italien, avec des noms-tête et des adjectifs appartenant à la classe que nous avons dénommée b), le même type d’ambiguïté persiste : fine impossibile ; preside diligente sont des syntagmes qui restent ambigus par rapport au genre. Seul l’ajout de l’article défini (il/la) ou indéfini (un/una) peut lever l’ambiguïté. Dans des cas extrêmes, même l’article défini ne permet pas d’apporter l’information de genre : c’est le cas de l’insegnante capace, où seul l’article indéfini est en mesure d’ôter l’ambiguïté (un insegnante capace → masculin ; un’insegnante capace → féminin).
3. Cas non prototypiques
A) Attribut
La position de l’adjectif est aussi à prendre en considération. En effet, l’accord entre nom et adjectif a toujours lieu, que l’adjectif ait un rôle d’épithète ou bien d’attribut. Là aussi, ce n’est pas le cas de toutes les langues. Dans les langues germaniques qui répartissent les substantifs en genre, seul l’adjectif épithète est concerné par des phénomènes d’accord :
(10) | Italien | Allemand | Néerlandais |
La bottiglia vuot-a | Die leer-e Flasche | De leg-e fles | |
La bottiglia è vuot-a | Die Flasche ist leer-Ø | De fles is leeg-Ø |
B) Adjectifs qualifiant plusieurs noms
Lorsque la tête du syntagme nominal est formée de deux noms coordonnés, l’accord a lieu normalement au pluriel :
(11) | La carta e la penna sono pronte. |
Ci regalarono dei dolci e dei liquori squisiti. |
Une exception est fournie par lingua e letteratura italiana (ou francese, inglese, etc.) – cf. Dardano-Trifone : 1997, 201, Serianni 1988, 199, où le dépendant est maintenu au singulier, même s’il se rapporte à deux référents.
Si les noms coordonnés appartiennent à deux genres différents, normalement le masculin l’emporte sur le féminin :
(12) | Maria ha capelli e ciglia biondi. |
mais l’accord de proximité est aussi possible. L’adjectif peut donc s’accorder avec le dernier nom de la série (13a-13b). Selon Serianni (1988, 199), les conditions qui rendent possible (13b) sont sujettes à des restrictions : le dernier nom doit être un pluriel et doit être inanimé. Le linguiste ajoute que la phrase ainsi obtenue reste ambiguë parce qu’il n’est pas clair si le meuble est rouge lui aussi ou non. Au sujet de l’accord de proximité, Ferdeghini et Niggi, (1996, 29) évoquent cette possibilité lorsque l’adjectif est antéposé (13c).
(13) | a. Una sedia e un tavolo rossi. |
b. Il mobile e le sedie rosse. | |
c. Fanno ottime torte e gelati. |
C) Épicènes
Les mots épicènes ne distinguent pas entre masculin et féminins : ils ont une forme commune pour les deux genres. C’est le cas de certains thérionymes (noms qui désignent des animaux) : la volpe, la giraffa, il canguro, etc. Pour distinguer le sexe de l’animal, on aura recours à l’adjectif maschio o femmina : la volpe maschio, il canguro femmina.
Dans ce cas, l’accord se fait selon le genre grammatical auquel le nom appartient et non selon le genre naturel de l’animal (6).
(14) | a. “Quand’è stata l’ultima volta che Smithers ha visto quella volpe?” […] “Ieri mattina; una bella volpe maschio, con una folta coda scura”. (Saki, Racconti, ed. Il Saggiatore) |
En revanche, lorsque l’on raconte une histoire au sujet d’un animal volpe maschio, ce terme (qui fait référence à un personnage fictif quelque part anthropomorphisé) sera plus facilement repris par un anaphorique masculin, puisque l’élément qui prime est l’aspect animé du référent.
D) Inclusivité
De nouvelles frontières dans le domaine de l’accord sont ouverts par l’introduction de l’écriture inclusive. Plusieurs solutions ont été proposées, comme on peut lire dans Gheno (2020), qui a analysé les données que l’on trouve sur internet :
(15) |
a. le masculin généralisé : Cari tutti, siamo qui riuniti… |
b. la double forme : Care tutte e cari tutti, siamo qui riunite e riuniti… | |
c. la circonlocution : Care persone qui riunite… | |
d. le féminin généralisé : Care tutte, siamo qui riunite... | |
e. l’omission de la dernière lettre : Car tutt, siamo qui riunit… | |
f. le tiret bas : Car_ tutt_, siamo qui riunit_… | |
g. l’astérisque : Car* tutt*, siamo qui riunit*… | |
h. l’arobase : Car@ tutt@, siamo qui riunit@… | |
i. le schwa: Carə tuttə, siamo qui riunitə… | |
j. la lettre u: Caru tuttu, siamo qui riunitu… | |
k. la lettre x: Carx tuttx, siamo qui riunitx… | |
l. la lettre y: Cary tutty, siamo qui riunity… | |
m. l’insertion des deux désinences : Carei tuttei, siamo qui riunitei… | |
n. les deux désinences séparées par un point : Care.i tutte.i, siamo qui riunite.i… | |
o. les désinences séparées par une barre : Care/i tutte/i, siamo qui riunite/i… |
Pour une analyse plus détaillée, cf. Comandini 2021.
Des ouvrages littéraires en écriture inclusive commencent à être publiés, comme l’un des derniers écrits de Michela Murgia, dont est tiré l’extrait suivant :
(16) | Unə bambinə natə da gestante surrogata è esattamente uguale allə altrə. | |
(Michela Murgia, Dare la vita, Rizzoli 2023, p. 57). |
Dans l’emploi, on observe par contre parfois des fautes grossières, comme en (17), où l’auteur n’a pas suffisamment réfléchi aux classes flexionnelles :
(17) | Tutt* l* partecipant* sono invitat* a… (communication personnelle) |
Ici il n’y a pas lieu d’écrire partecipant*. Il fallait évidemment laisser partecipanti, qui est invariable en genre. Il s’agit d’une erreur proche du type décrit plus haut chez les apprenants d’italien L2, mais cette fois commise par un locuteur de langue maternelle italienne. En effet, l’écriture inclusive n’est pas (encore) ressentie comme naturelle : même les locuteurs natifs sont en phase d’apprentissage, comme les fautes d’accord le montrent.
Bibliographie
COMANDINI, Gloria (2021), Salve a tuttə, tutt*, tuttu, tuttx e tutt@: l’uso delle strategie di neutralizzazione di genere nella comunità queer online. Ricerca sul corpus CoGeNSI, in Testo e senso, n. 23.
CORBETT, Greville (1991). Gender. Cambridge University Press.
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CREISSELS, Denis (2007). Syntaxe générale. Une introduction typologique. I-II. Paris : Hermès.
DARDANO, Maurizio, Pietro TRIFONE (1997). La nuova grammatica della lingua italiana. Milano: Zanichelli.
FERDEGHINI, Marina, Paola NIGGI (1996). Grammaire de l’italien. Paris: édition Nathan.
GHENO, Vera (2020). “Lo schwa tra fantasia e norma”, La Falla, https://lafalla.cassero.it/lo-schwa-tra-fantasiae-norma/ [consulté le 04/05/2024].
GUISARD, Philippe, Christelle LAIZÉ (2001). Grammaire nouvelle de la langue latine. Paris : Bréal.
INGLESE, Guglielmo, Silvia LURAGHI (2023). Le categorie grammaticali. Roma: Carocci.
NICHOLS, Johanna (1986). Head-Marking and Dependent-marking Grammar. Language, Vol. 62, No. 1, pp. 56-119.
ROHLFS, Gerhard (1969). Grammatica storica della lingua italiana e dei suoi dialetti. III: Sintassi e formazione delle parole. Torino: Einaudi.
SERIANNI, Luca (1988). Grammatica italiana. Italiano comune e lingua letteraria. Torino: UTET.
Pour citer cette ressource :
Stefano Corno, Les mécanismes d’accord dans le syntagme nominal, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), janvier 2025. Consulté le 31/01/2025. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/langue/porte-cles-grammatical/les-mecanismes-d-accord-dans-le-syntagme-nominal