«Aquí pasan cosas raras» présenté par Luisa Valenzuela
Revenir signifie se voir une fois de plus forcée à essayer de comprendre.
Je suis revenue en cette triste année 75 et j'ai presque immédiatement su que le Buenos Aires du moment n'avait plus rien à voir avec celui que j'avais quitté, environ trois ans plus tôt. Le calme légendaire de notre ville s'était brusquement rompu. Les obscures forces de la violence la sillonnaient : toute voiture qui passait pouvait être une menace, tout paquet une bombe, les cafés étaient des lieux de suspicion et de délation. Entre ce que les gens racontaient et ce que l'on voyait dans la rue, les mailles d'un filet de folie se sont entrecroisées jusqu'à tellement se resserrer et nous opprimer qu'il était difficile de reconnaître ce qui se passait vraiment.
Déjà à cette époque, il a été nécessaire d'espionner en regardant à travers les mailles : c'est-à-dire en parlant des dangers. Mais nous étions trop inquiétés par la Triple A qui menaçait de se multiplier à l'infini. J'ai alors compris que l'unique façon de me réapproprier ma réalité – à l'intérieur du minuscule espace qui nous était concédé – c'était d'écrire. J'ai donc fait un pari avec ma fille adolescente : écrire un livre de nouvelles en un mois. (C'est pour cela que je dédie cette nouvelle édition à Anna Lisa. Pour ses encouragements, son incrédulité, son oreille attentive et ses suggestions).
J'ai ainsi commencé un travail qui consistait à m'aventurer dans des choses profondes et difficiles, à aller pêcher des fils qui flottaient dans l'air, comme de la bave du diable (merci, Julio). J'avais un petit cahier à la couverture dure et à spirale, un bon portemine, et j'allais dans les cafés avec ce tout petit appât pour attraper quelque chose qui donnerait naissance à une nouvelle, en essayant de démêler un peu cette tignasse. C'est ainsi qu'est né Aquí pasan cosas raras, en allant de surprise en surprise.
Avec une phrase, généralement écoutée au hasard, je commençais à écrire un texte qui avec un peu de chance prenait vie métaphoriquement, et le processus d'écriture – comme souvent – ouvrait des portes à la découverte. D'autres découvertes ont été plus tardives : j'ai remarqué que, contaminée par la très logique paranoïa ambiante, j'écrivais dans les cafés avec une écriture illisible pour ne pas courir le risque qu'en lisant par dessus mon épaule, quelqu'un ne découvre mon matériel et me dénonce pour subversion. Après leur publication, j'ai compris que ces nouvelles, qui pour la majorité d'entre elles sont réalistes, utilisent le masque de l'humour noir, du grotesque et de l'hyperréalisme, pour éluder la censure qui dans des cas comme celui et que nous supportions à l'époque, nous les argentins, peut arriver à être aussi terrible que ce A provocateur de terreur. Affleurent alors les obstacles de notre censure intérieure, de la censure totalement imprévisible d'un censeur officiel ou officieux, et même celle d'un lecteur qui en des moments difficiles préfère prolonger son rêve en prolongeant son ignorance liée à ce qui se passe à côté de lui (un rêve fragile, bien évidemment, initiateur de cauchemars).
Dépourvu du regard propre à la censure et avec leur proverbial courage, Kuki et Daniel Divinsky ont publié ce livre au début de la dictature militaire. Ils l'ont simplement annoncé comme « le premier livre sur l'époque de López Rega », en sachant très bien que rien n'avait changé, et que bien au contraire, tout était devenu plus souterrain, dissimulé et terrifiant, parce que nous étions en train de glisser par le toboggan de la mise sous silence.
« Je n'étais pas au courant de ce qu'il se passait » est une phrase que l'on aurait pas si souvent entendu d'avoir eu plus d'éditeurs comme eux. Et plus de lecteurs, prêts à reconnaître, au moins, plusieurs choses bizarres.
L.V. Bs. As. Mayo 1991
(Traduction de l'espagnol - Argentine - par Caroline Bojarski)
Pour citer cette ressource :
Luisa Valenzuela, Caroline Bojarski, Aquí pasan cosas raras présenté par Luisa Valenzuela, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), décembre 2012. Consulté le 21/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/litterature/litterature-latino-americaine/les-classiques-de-la-litterature-latino-americaine/luisa-valenzuela-presentation-du-recueil-aqui-pasan-cosas-raras-traduction-originale