Entretien avec Luisa Valenzuela
À propos de Aquí pasan cosas raras
Luisa Valenzuela, pouvez-vous nous parler du contexte dans lequel vous avez écrit le livre de nouvelles Aquí pasan cosas raras ? Vous dites qu'à l'époque de la Triple A vous vous « amusiez » à percer à jour les discours officiels, dont la signification réelle était bien différente de celle donnée par le gouvernement, avez-vous utilisé cette technique pour vous protéger au moment d'écrire les nouvelles du recueil ?
Ce fut une étrange expérience d'écriture, comme je l'ai déjà raconté, car je suis revenue à Buenos Aires après deux ans d'absence, me retrouvant face à une ville très différente de celle que j'avais laissé. Atroce, en vérité. C'est pour cela et pour pouvoir me réintégrer d'une quelconque façon et comprendre un tant soit peu ce qu'il s'y passait, que j'ai eu l'idée d'écrire un livre de nouvelles en un mois. Et j'ai réussi, bien plus en allant écrire dans les cafés et en écoutant – mal – ce qu'il s'y disait, ou chuchotant à d'autres tables, qu'en déconstruisant des discours. C'était une époque où il y avait beaucoup de répression et de razzias. La Triple A, l'Alliance Anticommuniste Argentine, créée par López Rega, causait des dégâts considérables parmi la population civile.
Les nouvelles sont très marquées par le lunfardo de Buenos Aires, l'oralité, et par des voix qui surgissent sans que nous sachions à qui les attribuer... C'est assez désorientant pour le lecteur, est-ce quelque chose à quoi vous avez spécialement pensé en écrivant ces nouvelles?
En fait, un lecteur ou une lectrice du coin n'est pas désorienté, mais bien évidemment, étant donné le système d'écriture que j'ai employé dans ce cas particulier, l'oralité prend une importance de premier plan et cela confère à la narration une vitalité spéciale. Les voix sont les reflets des transformations, des visions d'une réalité qui était en train de se désintégrer sous nos yeux.
Dans ce livre, les personnages sont des anonymes, des gens que nous croisons sans rien savoir d'eux. Il y a beaucoup d'éléments théâtraux, oraux, et presque pataphysiques, pour reprendre le concept d'Alfred Jarry. Pensez-vous qu'à l'époque, le climat social aurait pu rendre fous les Argentins ?
Il est évident que nous vivions dans une forme de folie : la paranoïa, pour être plus précise. Et le plus triste c'est qu'elle était justifiée. Par rapport aux autres points soulevés, je dois dire que cette situation – le terrorisme d'État camouflé par les milices et les paramilitaires – appartenait à un ordre si ce n'est pataphysique ou surréaliste, pour le moins réellement cauchemardesque. Et tout était extrêmement théâtral parce que tout était visible. Quand les militaires prirent le pouvoir en 1976, la chose était toujours aussi atroce mais rendue invisible, cachée, souterraine, déguisée d'une fausse normalité qui était encore plus terrifiante.
Dans la nouvelle Aquí pasan cosas raras il y a deux personnages, Mario et Pedro, qui trouvent un portefeuille dans un café. Vous utilisez ce lieu dans plusieurs nouvelles, pourquoi ?
Tout d'abord parce que, comme je l'ai dit, j'allais dans les cafés pour écrire. Mais il est vrai qu'en ville, à cette époque, la vie se passait pour beaucoup dans les cafés ; c'était des lieux de rencontre et de rendez-vous ratés, de rendez-vous clandestins, de dissimulation et de secrets. Les cafés de Buenos Aires ont toujours été un centre important de notre vie sociale et politique.
Vous travaillez beaucoup avec la voix. Dans ces nouvelles, ce qui peut perturber le lecteur, c'est qu'il n'y a pas de narrateur omniscient pour le guider. Nous sentons une grande liberté dans vos nouvelles, malgré le contexte dans lequel vous écrivez. Il y a des histoires macabres comme par exemple celle appelée « Los mejores calzados » dans laquelle des mendiants récupèrent les chaussures des morts pour leur donner une deuxième vie . Cela vous permet d'évoquer les horreurs de « la lutte antisubversive », en décrivant les vêtements des morts : « En revanche, les vêtements, eux, sont bien inutilisables. Ils comportent généralement des orifices de balles et des taches de sang, ou bien ils ont été déchiquetés par des coups de fouets, ou bien la gégène leur a laissé des brûlures très moches et difficiles à cacher. C'est pour cela que nous ne comptons pas sur les vêtements, par contre les chaussures sont impeccables. » Avez-vous ressenti la nécessité d'écrire sur cela ? La nouvelle permettait-elle de le faire de la façon la plus adéquate ?
Je pense que tous les genres sont valides si l'on peut franchir les barrières de la censure, tant externe qu'interne. Et ce n'était pas le moment de se mettre à réfléchir pour écrire un essai ou un traité politique – qui ne sont de toute façon pas mes outils – parce que ce qui était attendu de nous, dans le cas où nous pouvions dire quelque chose, et nous n'étions pas nombreux à pouvoir le faire, c'était d'être dans l'immédiateté et de répondre comme dans une partie de ping-pong en renvoyant la balle de l'horreur auquel nous assistions quotidiennement.
En 2003 est sorti en France un film réalisé à partir d'un livre, intitulé Escadrons de la mort, l'école française. Ce documentaire dénonce l'influence directe qu'exerça l'armée française – et plus précisément d'anciens dirigeants de l'OAS (Organisation de l'Armée Secrète) – dans la formation des militaires argentins et latino-américains dans la lutte antisubversive. Nous apprenons principalement que les méthodes utilisées par les militaires argentins et chiliens étaient des méthodes utilisées pendant la guerre d'Algérie. Ce fait est-il connu en Argentine ? Que pouvons-nous dire sur les conséquences de cette époque sur la société argentine actuelle ?
Je crois que oui, a posteriori nous avons appris l'histoire de l'OAS, mais ce dont je me souviens c'est qu'ils ont plutôt été des auxiliaires de la dictature militaire. De plus, l'intégralité des documents du plan Condor sont apparus, ce qui a instrumenté l'accès au pouvoir de toutes les dictatures militaires en Amérique latine. Le tissu social argentin a été meurtri pendant de longues années à cause du fait de refuser d'analyser et même de voir ces horreurs, mais par chance, il y a eu ces dernières années un plan d'assainissement de la situation qui se met en place avec les procès extrêmement importants des responsables, il a déjà été décrété dans mon pays que les crimes de lèse-humanité ne proscrivent jamais.
À propos de votre actualité
Dans votre livre El Mañana (sorti en 2010), vous abordez différents thèmes, récurrents dans votre œuvre, comme la répression, le terrorisme, la censure et le féminin. Vous sentez-vous attirée par certains thèmes plus que d'autres ?
Je ne crois pas qu' « attirée » soit le mot, je dirais plus interpellée. Ces thèmes sont pour moi des thèmes qu'il est urgent d'exprimer au moment de penser le langage comme une arme de défense et de dénonciation, mais que je n'utilise jamais de manière frontale. Je ne suis pas ici pour dire comment doivent être les choses – si seulement je le savais – mais pour les questionner et les percer à jour.
Vous vous intéressez beaucoup à tout ce que Lacan a écrit, pensez-vous, comme lui, que c'est le langage qui définit notre relation au monde et à nous-mêmes ?
Oui, parce qu'il n'y a pas qu'un langage mental, il y a aussi, parmi d'autres langages, un langage du cœur qui se traduit par des mots. Comme le dit très justement Heidegger, le langage est la maison de l'être. Il convient, autant que possible, d'essayer d'habiter tous ses recoins, ses sous-sols et ses combles.
Vous avez beaucoup écrit sur la politique et sur votre pays natal, l'Argentine. Vous dites que vous ne voulez pas écrire depuis le féminisme ou le socialisme, justement pour ne pas englober le monde d'une seule optique. Quelles sont vos motivations pour écrire ? Comment avez-vous commencé ?
Je ne suis partisane d'aucun « isme », parce que je crois qu'en général, cela revient à mettre les gens dans des cases de manière appauvrissante. Dans l'art, et l'écriture de fiction en fait évidemment partie, il convient d'être ouvert à tout, de tout explorer et de saisir la chance si on en tire une conclusion, en la peignant avec des couleurs estompées pour que l'interlocuteur accoste à ses propres conclusions. Comment ai-je commencé à écrire ? En pensant que c'était un exercice réservé aux gens passifs ; moi je voulais être active, aventurière, jusqu'au jour où, presque par hasard, j'ai découvert l'énorme aventure que représente le fait de s'introduire dans le monde de la littérature. J'avais dix-huit ans et j'étais suffisamment irresponsable pour plonger tête la première dans cette mer dont je n'ai jamais réussi à ressortir. J'ai appris à nager, ça oui.
Pour citer cette ressource :
Caroline Bojarski, Entretien avec Luisa Valenzuela, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), décembre 2012. Consulté le 22/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/litterature/entretiens-et-textes-inedits/entretiens/entretien-avec-luisa-valenzuela