Vous êtes ici : Accueil / Littérature / Littérature latino-américaine / Les classiques de la littérature latino-américaine / «Il se passe des choses bizarres» de Luisa Valenzuela

«Il se passe des choses bizarres» de Luisa Valenzuela

Par Luisa Valenzuela, Caroline Bojarski : Titulaire d'un Master 2 Pro (Traduction littéraire et édition critique) - Université Lumière Lyon 2
Publié par Christine Bini le 21/12/2012

Activer le mode zen

Cette page propose une traduction de la nouvelle ((Il se passe des choses bizarres)), extraite du recueil éponyme de l'auteure argentine Luisa Valenzuela.

Dans le café de l'angle – tous les bons cafés sont dans un angle, tous les lieux de rencontre sont un croisement entre deux voies (deux vies) –, Mario et Pedro commandent des cafés crème et leur ajoutent beaucoup de sucre, parce que le sucre est gratuit et nourrissant. Cela fait longtemps que Mario et Pedro sont sans un sou, et ce n'est pas qu'ils aiment se plaindre, mais voilà, il serait temps d'avoir un peu de chance, quand soudain, ils voient le portefeuille abandonné, et d'un seul regard se disent que le moment tant attendu est peut-être arrivé. Justement ici, muchachos, dans le café de l'angle, un café parmi tant d'autres.

Sur la chaise accolée à la table le portefeuille est tout seul et personne ne vient le chercher. 

Les jeunes du quartier entrent et sortent, discutent de choses que Mario et Pedro n'écoutent pas : ils sont de plus en plus nombreux et ont un accent, ils viennent de l'intérieur du pays... je me demande ce qu'ils font, pourquoi ils sont venus. En revanche, Mario et Pedro se demandent si quelqu'un va s'asseoir à la table du fond, tirer la chaise, et trouver ce portefeuille que presque, déjà, ils aiment, caressent, et sentent, et lèchent et embrassent. Finalement, quelqu'un arrive et s'assoit, seul (et penser que le portefeuille est peut-être rempli de billets et que l'autre va le rafler pour le modique prix d'un cocktail Gancia, ce que finalement il demande après avoir hésité un long moment). On lui apporte le cocktail, garni d'un grand nombre d'ingrédients. Après quelle olive portée à sa bouche, après quel morceau de fromage, va-t-il remarquer le portefeuille qui l'attend sur la chaise à côté de la sienne ? Mario et Pedro ne veulent même pas y penser mais ne pensent pas à autre chose... Au bout du compte, l'homme a autant ou aussi peu le droit qu'eux à ce portefeuille, au bout du compte, ce n'est qu'une question de hasard, une table mieux choisie et voilà. Le type avale sa boisson avec dégoût, gobe certains ingrédients plutôt que d'autres ; eux ne peuvent même pas demander un autre café parce qu'ils filent un mauvais coton, comme cela peut vous arriver, à vous ou à moi, peut-être plus à moi qu'à vous, mais ce n'est pas la question à l'instant où Pedro et Mario vivent sous l'emprise d'un type qui se cure les dents à l'aide de ses ongles pour en extraire des morceaux de salami tout en terminant son verre et qui ne voit rien, qui n'entend pas les commentaires provenant du groupe de jeunes : on les voit dans les coins. Même Elba m'en parlait l'autre jour, rends-toi compte, elle la bigleuse. On dirait de la science-fiction, qu'ils ont atterri d'une autre planète, bien qu'ils ressemblent à des types de l'intérieur, mais tellement bien peignés, tellement bien habillés... je t'assure, moi j'ai demandé l'heure à l'un d'entre eux mais non, bien sûr, il n'ont pas de montre. Pourquoi porteraient-ils des montres, me demanderas-tu, s'ils vivent dans un temps qui n'est pas le nôtre. Non. Moi aussi je les ai vu, ils sortent d'en dessous les pavés dans ces rues où ils traînent toujours, et maintenant allez savoir ce qu'ils cherchent, bien que nous sachions qu'ils laissent des trous dans les rues, ces énormes nids-de-poule d'où ils sont sortis et qui ne peuvent plus se refermer.

Ni le type au cocktail Gancia, ni Mario et Pedro ne les écoutent, suspendus à un portefeuille oublié sur une chaise qui contient sûrement quelque chose de valeur parce que sinon il n'aurait pas été oublié ainsi, pour eux, seulement pour eux, si le type aux cocktails ne. Le type au cocktail Gancia, verre vidé, dents récurées, nourriture presque pas touchée, se lève de table, paye debout, garçon retire tout met pourboire dans poche passe torchon humide sur table s'éloigne et hop, le moment est arrivé parce qu'à l'autre bout le café est animé et ici vide et Mario et Pedro savent que c'est maintenant ou jamais.

Portefeuille sous le bras, Mario sort en premier et c'est justement pour cela qu'il est le premier à voir le sac d'homme abandonné sur une voiture, à côté du trottoir. Contre le trottoir, la voiture, et par-dessus, le sac abandonné, sur le toit de celle-ci. Un sac splendide d'une superbe qualité. Pedro le remarque aussi, trop de coïncidences lui font trembler les jambes, cela lui servirait tellement d'avoir un nouveau sac avec en plus des poches remplies de biffetons. Mario ne se décide pas à le prendre. Pedro si, même si c'est avec une certaine culpabilité montante, prête à exploser au moment où il voit s'approcher d'eux deux poulets avec l'intention de.

Nous avons trouvé cette voiture sur un sac. Ce sac sur une voiture. Nous ne savons pas quoi en faire. Du sac, je veux dire.

Alors laissez-le là où vous l'avez trouvé. Ne nous dérangez pas avec des broutilles, nous avons des choses plus importantes à faire.

Des choses plus transcendantes. Persécution de l'homme par l'homme, si l'euphémisme m'est permis. Grâce à quoi le célèbre sac reste aux mains terrifiées de Pedro qui s'en est emparé avec une si grande tendresse. Il avait tellement besoin d'un sac comme celui-ci, de sport, et sûrement bien bourré, comme nous l'avons dit, bourré de biffetons, pas de soie, qu'importe la soie. Avec le butin bien en main, ils prennent à pied la direction de leur maison. Ils ne se décident pas à sortir un de ces billets croquants que Mario a cru apercevoir en entrouvrant à peine le portefeuille, de l'argent pour prendre un taxi ou un misérable bus.

À travers les rues, ils font attention au cas où les choses bizarres qui sont en train de se passer, celles qu'ils ont entendues sans y prêter attention dans le café, auraient quelque chose à voir avec leurs trouvailles. Ou bien les personnages étranges n'apparaissent pas dans ces zones, ou bien ils ont été remplacés : deux policiers par angle, cela fait beaucoup de policiers, surtout quand il y a autant d'angles. Cet après-midi n'est pas un après-midi gris comme les autres, et en y pensant bien, ce n'est peut-être pas non plus un après-midi chanceux, comme il y paraît. Ce sont les visages sans expression d'un jour de semaine, si différents des visages sans expression des dimanches. À présent Mario et Pedro ont chaud, ils portent des masques et se sentent exister car sur leur chemin ont fleuri un portefeuille (horrible mot) et un sac de sport. (Un sac pas aussi neuf qu'il y paraissait, un peu râpé même, avec les bords usés, mais digne. C'est ça : un sac digne). Comme après-midi, celui-ci n'est pas des plus faciles. Quelque chose se déplace dans l'air avec le hurlement des sirènes et ils commencent à se sentir repérés. Ils voient des policiers dans tous les coins, des policiers dans les obscures vestibules, et même des policiers postés par deux dans tous les angles, dans le but de recouvrir toute la surface de la ville, des policiers trépidants sur leurs mobylettes circulant à contresens comme si la marche du pays dépendît d'eux et peut-être qu'elle en dépend, oui, c'est pour cela que les choses sont comme elles sont, et Mario ne se risque pas à le dire à voie haute car le portefeuille le ligote ; et s'il renfermait un micro, mais quelle paranoïa, si personne ne l'a obligé à l'embarquer. Il pourrait s'en débarrasser dans n'importe quel coin mais non, comment abandonner cette fortune arrivée jusqu'à lui sans qu'il ait eu besoin de l'ôter des mains de quelqu'un, même si cette fortune est chargée de dynamite ? Il saisit le portefeuille avec plus de naturalité, plus de tendresse, pas comme s'il était sur le point d'exploser. Au même moment, Pedro décide de mettre à son épaule le sac qui lui est un peu grand, sans le rendre ridicule ni rien de ce genre. Ample, oui, mais pas ridicule ; pratique, protecteur, tendre, un peu usé sur les bords, vieux. Pedro met les mains dans les poches du sac (ses poches) et trouve quelques tickets de bus, un mouchoir usé, quelques billets et des pièces. Il ne peut rien dire à Mario et se retourne soudainement pour regarder s'ils les ont suivi. Peut-être qu'ils sont tombés dans une sorte de piège indéfinissable, et Mario doit être en train de ressentir la même chose parce qu'il ne dit rien non plus. Il siffle entre ses dents avec la tête d'un type qui toute sa vie s'est trimbalé avec un ridicule portefeuille noir comme celui-ci. La situation n'a plus le brillant aspect des débuts. On dirait que personne ne les a suivi, mais allez savoir : des gens viennent derrière eux et peut-être que l'un d'entre eux a laissé le portefeuille et le sac avec d'obscures intentions. Mario se décide enfin et dit à Pedro dans un murmure : ne rentrons pas chez nous, continuons comme si de rien n'était, je veux voir s'ils nous suivent. Pedro est d'accord. Mario se remémore avec nostalgie le temps (un heure auparavant) où ils pouvaient se parler à voix haute, et même rire. Le portefeuille est de plus en plus lourd pour lui et il est de nouveau tenté de l'abandonner à sa chance. L'abandonner sans en avoir inspecté le contenu ? De la pure lâcheté.

Ils continuent à marcher sans destination précise pour semer un possible quoique improbable poursuivant. Ce ne sont plus Pedro et Mario qui marchent, mais un sac et un portefeuille transformés en personnages. Ils avancent et finalement le sac décide : entrons dans un bar pour boire quelque chose, je meurs de soif.

Avec tout ça ? Sans même savoir de quoi il s'agit ?

Et bien oui. J'ai quelques pesos dans ma poche.

Il sort sa main apeurée tenant deux billets. Mille et mille anciens pesos, il n'ose pas replonger la main mais croit – sent – qu'il y en a plus. Cela fait un bail qu'ils n'ont pas mangé de sandwiches, ils peuvent en commander dans ce café qui a l'air tranquille.

Un type parle et une autre répond les samedis il n'y a pas de pain ; quoi que ce soit, je me demande ce que c'est, le lavage de cerveau... Dans les époques turbulentes, il faut toujours laisser traîner une oreille, bien que l'inconvénient des cafés soit le bruit des voix qui couvre les voix. Ce qu'il y a de bien dans les cafés, ce sont les croques monsieur.

Écoute bien, toi qui est intelligent.

Ils se laissent distraire un moment, ils se demandent aussi ce qu'est un lavage de cerveau, et si celui qui a été appelé intelligent le croit. Croire pour croire, il y en a même qui sont disposés à avaler le truc des samedis sans pain, comme si quelqu'un pouvait ignorer que le samedi on a besoin de pain pour fabriquer les hosties du dimanche et que le dimanche on a besoin de vin pour pouvoir traverser le long désert des jours ouvrables.

Quand on parcourt le monde – les cafés – avec les antennes aiguisées, on pêche toutes sortes de confessions et on fait les raisonnements les plus abstrus (absurdes), mais absolument nécessaires par nécessité d'alerte et à cause de ces deux éléments si éloignés d'eux et qui les possèdent, les enveloppent, tout particulièrement maintenant, au moment où ces jeunes entrent haletants dans le café et s'assoient à une table avec des têtes d'ici il ne s'est rien passé et sortent des pochettes, ouvrent des livres mais il est trop tard : ils entraînent la police collée à leurs talons et c'est bien connu, les livres ne trompent pas les astucieux policiers, bien au contraire, ils les excitent. Ils sont arrivés après les étudiants pour mettre de l'ordre et ils le mettent, à l'aide de coups : vos papiers, allez, allez, tout droit dans le fourgon qui attend dehors avec la bouche grande ouverte, Pedro et Mario ne savent pas comment se sortir de là, comment se frayer un passage dans la marée humaine qui est en train d'abandonner le café à sa tranquillité initiale, convalescente, à présent. En sortant, un des jeunes laisse tomber un petit paquet aux pieds de Mario qui, dans un geste irréfléchi, l'attire à l'aide de son pied et le cache derrière le célèbre portefeuille appuyé contre la chaise. Tout à coup il prend peur : il croit être tombé dans la folie appropriatrice de tout ce qui arrive à sa portée. Ensuite il prend encore plus peur : il sait qu'il l'a fait pour protéger le gamin mais si le poulet se mettait à le fouiller, lui ? Ils trouveraient sur lui un portefeuille qui allez savoir ce qu'il contient, un paquet énigmatique (tout à coup cela le fait rire, il imagine que le paquet est une bombe et voit ses jambes voler dans les airs, gentiment accompagnées par le portefeuille, à présent éventré et crachant de gros billets, faux). Tout cela le très court instant pendant lequel il dissimule le petit paquet et après plus rien. Mieux vaut ne penser à rien, s'éloigner des flics télépathes et de ces choses-là. Et que se disait-il, il y a mille ans de cela, quand régnait le calme ? : un lavage de cerveau ; on aurait besoin d'un auto-lavage de cerveau pour ne pas révéler ce qu'il y a à l'intérieur de cette tête folle – la procession avance vers l'intérieur, jeunes gens – . Les jeunes s'éloignent, un peu poussés par les coups des bleus, le paquet reste là, aux pieds de ces deux messieurs, dignes, des messieurs au sac et au portefeuille (chacun le sien). Des messieurs dignes, très seuls maintenant, dans le café tranquille, des messieurs qui à présent ne pourront même plus être réconfortés par des croques monsieur.

Ils se lèvent. Mario sait que s'il abandonne le petit paquet le garçon de café va l'appeler et tout peut être découvert. Il l'emporte, l'ajoutant ainsi au butin de la journée, mais pas pour longtemps ; il l'abandonne dans une rue déserte, dans une poubelle, comme quelqu'un qui ne veut pas de cette chose, tremblant. À côté, Pedro ne comprend rien mais par chance n'arrive pas à réunir assez de force pour demander quoi que ce soit.

Dans des époques de clarté, on peut poser tout type de questions, mais dans des moments comme celui-ci, le seul fait d'être toujours en vie condense déjà tout ce que l'on peut se demander et le dénature. La seule chose que l'on peut faire est marcher, et aussi s'arrêter, parfois, par exemple pour savoir pourquoi cet homme pleure. Cet homme pleure de manière si douce, si incontrôlable, que c'est presque un sacrilège de ne pas s'arrêter à côté de lui et même de s'inquiéter pour lui. C'est l'heure de la fermeture des magasins et les vendeuses qui prennent la direction de leurs maisons veulent savoir de quoi il s'agit : en elles l'instinct maternel est toujours sur le qui-vive, et l'homme pleure sans pouvoir se consoler. Il arrive enfin à articuler quelques mots. Il n'en peut plus, et le cercle de gens qui s'est formé autour de lui prend une tête compréhensive mais ne comprend pas. Quand il agite le journal et crie je n'en peux plus, quelques-uns croient qu'il a lu les nouvelles et que le poids du monde est devenu trop lourd pour lui. Ils sont sur le point de s'en aller et de l'abandonner à sa lassitude. Enfin, au milieu de ses sanglotements, il arrive à expliquer qu'il cherche du travail depuis des mois et qu'il ne lui reste plus un seul peso pour le bus, ni un gramme de force pour continuer à chercher.

Je travaille, dit Pedro a Mario. Allons-nous en, nous n'avons rien à faire ici.

En tout cas, nous n'avons rien à lui offrir. Si seulement nous avions quelque chose.

Du travail, du travail, reprennent en cœur les autres, et cela les touche, parce que ce mot-là est intelligible, et pas les larmes. Les larmes de l'homme continuent de transpercer l'asphalte et va-t-on savoir ce qu'elles trouvent, mais personne ne se le demande, sauf lui peut-être, peut-être que lui est en train de se dire mes larmes sont en train de perforer la terre et les pleurs peuvent trouver du pétrole. Si je meurs ici-même, peut-être pourrai-je m'infiltrer dans ces petits trous que font les larmes dans l'asphalte et au bout de mille ans me transformer en pétrole pour que quelqu'un comme moi, dans ces mêmes circonstances... Une charmante idée, mais le cercle ne le laisse pas se perdre dans ses pensées qui d'une certaine façon – pressent-il – sont des pensées de mort (le cercle prend peur : penser à la mort comme ça, en pleine rue, quelle attaque contre la paix du citoyen moyen, que la mort n'atteint que par l'intermédiaire des journaux). Le manque de travail, ça, tous le comprennent et tous sont disposés à l'aider. C'est mieux que de mourir. Les bonnes vendeuses des boutiques d'appareils électroménagers ouvrent leurs portefeuilles et en pressent quelques billets ; s'organise immédiatement une collecte, les plus décidées récoltent l'argent des autres et les incitent à donner plus. Mario est tenté d'ouvrir le portefeuille, quels trésors y aura-t-il à l'intérieur à partager avec ce type ? Pedro pense qu'il aurait dû récupérer le paquet que Mario a abandonné dans une poubelle. Peut-être s'agissait-il d'outils de travail, de peinture en aérosol, ou d'un parfait petit équipement pour construire une bombe, quelque chose à donner à ce type pour que l'inactivité ne le liquide pas.

Les filles sont maintenant en train d'insister pour que le type accepte l'argent accumulé. Le type braille et braille qu'il ne veut pas de l'aumône. L'une des filles lui explique qu'il s'agit seulement d'une contribution spontanée pour sortir sa famille de ce mauvais pas pendant que lui continue à chercher du travail avec plus d'entrain et l'estomac rempli. Le crocodile pleure maintenant d'émotion. Les vendeuses se sentent bonnes, libératrices, et Pedro et Mario décident que ce type est un type chanceux.

Peut-être qu'avec ce type à leurs côtés, Mario se déciderait à ouvrir le portefeuille et Pedro pourrait inspecter en profondeur le contenu secret des poches du sac.

Alors, quand le type se retrouve tout seul, ils le prennent par le bras et l'invitent à manger avec eux. Le type résiste, ses deux-là lui font peur : ils pourraient vouloir lui prendre le fric qu'il vient de recevoir. Il ne sait plus s'il est vrai qu'il ne trouve pas de travail ou bien si c'est cela son travail, simuler le désespoir pour que les gens des quartiers s'émeuvent. Il réfléchit rapidement : s'il est vrai que je suis désespéré et que tous ont été si bons avec moi, il n'y a pas de raison pour que ces deux-là ne le soient pas. Si j'ai simulé le désespoir cela veut dire que je ne suis pas mauvais acteur et que je vais aussi pouvoir tirer quelque chose de ces deux-là. Il décide qu'ils ont un regard étrange mais qu'ils paraissent honnêtes, et ils s'en vont ensemble à une brasserie pour se payer le luxe de manger des sandwiches au chorizo et boire une bonne rasade de vin.

Trois, pense l'un d'entre eux, c'est un chiffre qui porte bonheur. Nous allons voir si quelque chose de bon sort de tout ça.

Pourquoi s'est-il fait si tard pendant qu'ils se racontaient leurs vies, peut-être leurs véritables vies ? Les trois hommes se découvrent un même besoin d'y mettre de l'ordre en se les racontant minutieusement depuis leur enfance jusqu'à ces jours funestes où tant de choses bizarres se passent. La brasserie n'est pas très loin du quartier de la Gare du onze septembre et par moments, ils rêvent de s'en aller, de faire dérailler un train, ou quelque chose d'autre, qui pourrait faire retomber la tension qui monte en eux de l'intérieur. C'est maintenant l'heure des rêvasseries et aucun des trois ne veux demander l'addition. Ni Pedro ni Mario n'ont parlé de leurs trouvailles inattendues. Et le type n'envisage pas une seule seconde de leur payer la nourriture, à ces deux fainéants qui pour comble l'ont invité.

La tension devient insupportable et il ne reste plus qu'à se décider. Les heures ont passé. Autour d'eux, les garçons de café empilent les chaises sur les tables, comme un échafaudage se refermant peu à peu, menaçant de les engloutir car les garçons continuent d'empiler chaises sur chaises, tables sur tables, puis des chaises et encore des chaises, avec une ardeur de construction imperturbable. Ils vont rester prisonniers dans un filet de pieds en bois, une tombe faite de chaises et de quelques tables. Belle fin pour ces trois lâches qui ne se sont pas décidés à demander l'addition. Ils reposent ici : ils ont payé de leurs vies sept sandwiches au chorizo et deux pichets de vin de la maison.  Ce fut un  prix équitable.

Enfin, Pedro – le courageux Pedro – demande l'addition et prie pour qu'il y ait assez d'argent dans les poches extérieures. Les poches intérieures sont un monde insondable, encore ici, protégé par les chaises ; les poches intérieures constituent un labyrinthe trop tortueux pour lui. Il devrait visiter d'autres vies en s'introduisant dans les poches intérieures du sac, s'introduire dans ce qui ne lui appartient pas, se perdre lui-même en entrant d'un pas ferme dans la folie.

Il y a assez d'argent. Les trois hommes sortent du restaurant soulagés et amis. Comme s'il l'avait oublié, Mario a laissé le portefeuille – trop lourd, déjà – dans la tortueuse construction de chaises et de tables entassées, ils ne le trouveront sûrement pas avant le lendemain. Ils se séparent de l'homme après quelques pâtés des maisons et continuent en direction de l'appartement qu'ils partagent. Sur le point d'arriver, Pedro se rend compte que Mario n'a plus le portefeuille. Il se défait alors du sac, le retire avec tendresse et le laisse sur une voiture stationnée, son endroit d'origine. Enfin, ils ouvrent la porte de l'appartement, sans peur, et se couchent, sans peur, sans argent et sans illusions. Leur sommeil est profond, jusqu'au moment où Mario, dans un sursaut, ne sait plus d'où vient le vacarme qui vient de le réveiller : d'un rêve ou de la réalité.

 
Luisa Valenzuela

Traduit de l'espagnol (Argentine) par Caroline Bojarski

 

Pour citer cette ressource :

Luisa Valenzuela, Caroline Bojarski, "«Il se passe des choses bizarres» de Luisa Valenzuela ", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), décembre 2012. Consulté le 05/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/litterature/litterature-latino-americaine/les-classiques-de-la-litterature-latino-americaine/luisa-valenzuela-il-se-passe-des-choses-bizarres-nouvelle-