«Querido Diego, te abraza Quiela» d'Elena Poniatowska
PONIATOWSKA, Elena, Querido Diego, te abraza Quiela [Cher Diego, Quiela t'embrasse], éditions ERA, 1978, 72 pages.
Elena Poniatowska est une écrivaine mexicaine d'origine polonaise de renommée internationale. Journaliste de formation, ses romans sont souvent le fruit d'un savant mélange entre réalité et fiction, déconstruction et dénonciation. Repoussant les limites des genres littéraires en ayant recours au témoignage, à l'essai, au roman ou à la photographie sans s'y enfermer, ses romans sont à la fois des instantanés d'une époque et une plongée au cœur de l'intimité. Dans Cher Diego, Quiela t'embrasse, elle met en scène une femme oubliée, effacée, qui partagea la vie du célèbre peintre mexicain Diego Rivera pendant dix ans. Dans ce roman épistolaire, la frontière entre la fiction et la réalité n'est encore une fois pas hermétique, à la manière des tableaux du Paris des années 1920.
Dans l'atelier qu'Angelina et Diego ont partagé à Paris, le temps s'est arrêté. Depuis que Diego est parti, Angelina ne vit que grâce aux moments qu'ils ont partagés. En contemplant la blouse qu'il n'a pas emportée ou en retournant à leurs endroits préférés, Angelina se remémore celui sans qui sa vie ne vaudrait rien. À travers les lettres qu'elle lui envoie, du 19 octobre 1921 au 22 juillet 1922, nous apprenons qu'elle a quitté sa Russie natale pour venir en France après la mort de ses parents pour étudier l'art, et qu'elle a récolté les éloges de ses professeurs, dont André Lhote. En compagnie de Diego, elle côtoie le milieu artistique parisien et devient amie d'Élie Faure, d'Ossip Zadkine ou de Juan Gris. Elle évoque régulièrement le souvenir de leur fils, Dieguito, mort à l'âge d'un an d'une pneumonie. En se remémorant cette époque, Angelina avoue ne pas avoir été une mère ordinaire, et ne cache pas avoir préféré son mari à son enfant. Néanmoins, délaissée par Diego et rejetée par ses amis, elle souffre terriblement de la perte de son enfant qui lui aurait permis d'affronter sa solitude d'une manière différente. Les lettres, auxquelles Diego ne répond pas, si ce n'est en lui envoyant plusieurs fois de l'argent, sont pour Angelina un moyen de se retrouver avec celui qu'elle considère comme son amant, son fils, son inspirateur, son Dieu et sa patrie(1). Angelina n'a pas une haute estime d'elle-même et fait plusieurs fois référence à sa condition de femme pour justifier sa faiblesse et sa sentimentalité. Elle délaisse ses facultés créatives d'artiste et s'en remet constamment à Diego pour juger ses travaux, alors qu'elle disait jouir auparavant d'un réel élan vital et créatif pour la peinture.
Dans la huitième lettre datée du 2 janvier 1922, Angelina semble avoir changé et réussit à se détacher de Diego en sortant de la passivité et de l'observation, elle dit : "Je n'ai rien à faire, je n'arrive pas à faire mes gravures, aujourd'hui je ne veux pas être douce, tranquille, soumise, compréhensive, résignée, ces qualités toujours prônées par les amis. Je ne veux pas non plus être maternelle ; Diego n'est pas un grand enfant, Diego est seulement un homme qui n'écrit pas parce qu'il ne m'aime pas, et qu'il m'a complètement oubliée". Mais Angelina découvre ses propres pensées comme si quelqu'un d'autre les avait formulées et ne peut se détacher de celui qu'elle aime tant. Elle ne sort que momentanément du rôle qu'elle s'est attribué, celui de la femme modèle, dévouée à son mari. Elle accepte qu'il ne lui réponde pas, comme elle a accepté de ne pas avoir un deuxième enfant ou bien de le voir dans les bras d'une autre femme.
À la fin du livre, après la dernière lettre, Elena Poniatowska révèle la nature de la correspondance en avouant s'être inspirée du livre de Bertram Wolfe pour écrire ses « fausses » lettres. Le pacte de lecture qui mettait le lecteur dans la position d'un voyeur en lui donnant accès à un contenu très intime est rompu. En réalité, toutes les lettres n'ont pas été écrites par Poniatowska, puisque la dernière – qui figure dans La fabulosa vida de Diego Rivera – fut bien écrite de la main d'Angelina Beloff. En écrivant Cher Diego, Quiela t'embrasse, notre auteure a voulu répondre à la biographie de Wolfe, très élogieuse aux égards de Rivera, et qui présentait Angelina comme une femme passive et de petite envergure. Elena Poniatowska, même si elle ne le dit pas explicitement et que les interprétations de son œuvre peuvent être multiples, montre à travers ce portrait féminin une autre facette du grand peintre mexicain connu pour son engagement politique et ses nombreux mariages. En effet, en épousant Lupe Marín et Frida Kahlo, celui-ci s'était forgé l'image d'un homme proche de la culture indienne et politisé, en affirmant publiquement son intérêt pour le communisme. Ayant obtenu une bourse pour aller étudier en Europe, Rivera avait rencontré Angelina pendant son séjour en France où il avait pu côtoyer les peintres européens. De retour au Mexique, il voulut accorder à ses origines mexicaines une place prédominante dans sa peinture. En donnant la parole à Angelina, Elena Poniatowska – qui a de nombreux points communs avec cette exilée russe – permet à une femme de contrecarrer un discours masculin, même si elle n'arrive pas à formuler une critique profonde de l'abandon de Diego. Il est vrai qu'Angelina n'apparaît pas comme une femme « forte », mais son attitude hésitante permet d'aborder le sujet de la créativité au féminin et les limites qui lui sont imposées en Europe et en Amérique Latine au XXe siècle. La société décrite par Angelina est également une référence à la situation de l'Europe de l'après-guerre et à la misère qui touche une grande partie des pays. Elle révèle également la vision édulcorée d'une Amérique ensoleillée et encore « sauvage ».
Elena Poniatowska nous propose une fois encore le portrait d'une grande femme, une figure de son temps, dans un style mêlant journalisme (en s'aidant du livre de Bertram Wolfe, The fabulous life of Diego Rivera) et création littéraire (en reprenant et en écrivant des cartes d'Angelina Beloff), que l'on retrouve dans ses livres Hasta no verte, Jesús mío (1969), Tinísima (1993) et Leonora (2011) dont les "personnages" centraux sont Jesusa Bórquez, Tina Modotti et Leonora Carrington. Dans ces livres, il ne s'agit pas pour Elena Poniatowska de proposer une biographie traditionnelle, car les femmes qu'elle choisit de croquer sont interprétées par de magnifiques personnages qu'elle a elle-même mis en scène.
Note
(1) « tu as été mon amant, mon fils, mon inspirateur, mon Dieu, tu es ma patrie ; je me sens mexicaine, l'espagnol est ma langue, même si je l'écorche en la parlant. Si tu ne reviens pas, si tu n'envoies pas quelqu'un me chercher, je ne te perds pas seulement toi, mais aussi moi, et tout ce qui peut exister », lettre du 28 janvier 1922, p.55 éd. ERA.
Pour citer cette ressource :
Caroline Bojarski, Querido Diego, te abraza Quiela d'Elena Poniatowska, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), avril 2012. Consulté le 21/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/litterature/litterature-latino-americaine/les-classiques-de-la-litterature-latino-americaine/elena-poniatowska-querido-diego-te-abraza-quiela