La reprise du fantastique au XXe siècle en Argentine et ses sources au XIXe siècle français
Introduction
– Ce n'est pas un hasard si cette phrase pourrait être rencontrée dans tous les récits fantastiques, puisqu'elle n'exprime que la pensée d'un personnage a vécu une aventure fantastique. On verra tout au long de l'histoire de ce genre, depuis ses débuts jusqu'à ses expressions les plus récentes, que cette phrase n'a rien perdu de sa véracité. D'où notre interrogation : pourquoi trouve-t-on les mêmes thématiques dans le fantastique du XIXe siècle ainsi que dans celui du XXe siècle? Y a-t-il des différences ou est-ce seulement répétition ?
– La littérature fantastique est un sujet très en vogue depuis le romantisme. Ses premiers critiques étaient les auteurs eux-mêmes, qui, au lieu d'élaborer une théorie de ce genre littéraire, en ont plutôt fait l'éloge dans le but de mettre en évidence les caractéristiques générales de sa construction. C'est seulement au XXe siècle qu'elle deviendra l'objet d'étude d'une myriade de critiques. Et pourtant le fantastique reste un objet complexe, dont la définition n'est pas tout à fait satisfaisante en elle-même, et qui en ce sens ne saurait être ramené à une définition unique.
Selon la définition de l'écrivain et critique italien Italo Calvino (2), on assiste au XIXe siècle au développement de deux styles de fantastique. Le premier est celui qui inaugure le genre, le fantastique visionnaire. Il privilégie les aspects visuels de la technique narrative, créant une scène complète et insolite où peuvent apparaître diables, vampires, monstres pour illustrer les peurs du subconscient. L'homme au sable de Hoffmann en constitue un exemple probant. À mesure que le genre évolue, le fantastique devient plus introspectif, avec une tendance à intérioriser le surnaturel : c'est, en d'autres termes, l'époque où l'on commence à écrire sur la terreur des angoisses concrètes du quotidien. Le chef de file de ce fantastique moderne est Edgar Allan Poe. Si cet auteur empruntait encore à quelques sources du fantastique classique (visionnaire), c'était uniquement dans le but de le parodier et de le pousser à l'extrême, car c'est en effet de la construction de ses récits qu'émergera le fantastique qualifié d'intérieur. Sa célèbre phrase: « La terreur ne vient pas d'Allemagne, mais de mon âme. » (3) a fait en ce sens figure de manifeste. A sa suite, d'autres auteurs s'empareront de de son leitmotiv, non seulement au XIXe siècle, mais également au XXe siècle, où Poe servira encore de modèle à plusieurs auteurs, et constituera l'une de leurs principales sources d'inspiration.
Si Todorov annonce la mort du fantastique du XIXe siècle, conséquence notamment de l'émergence de la psychanalyse, cela n'engendre pas pour autant la mort de la machine fictionnelle. Reconnu comme un genre toujours en mouvance, on assiste au XXe siècle à l'apparition d'une série d'écrivains latino-américains, aussi divers que Borges, Cortázar et Carpentier, qui abandonnent les conventions de représentation réaliste, conçues à la manière de la fin du XIXe siècle, et qui construisent une littérature qualifiée par les critiques de néofantastique : les thèmes et les motifs issus du fantastique du XIXe siècle sont repris et retravaillés de manière à mettre en évidence les peurs et les incertitudes qui ont toujours hanté l'être humain. Cette espèce de renaissance du fantastique nous permettra de débattre des causes de cette reprise sous l'optique du progrès humain.
Notre démarche s'effectuera en trois temps. La première partie sera consacrée à l'évolution du genre en Europe et son arrivée en Amérique du Sud. Dans la deuxième partie on présentera un panorama de la définition de cette littérature. Dans la troisième partie de ce travail nous établirons une comparaison entre quelques nouvelles choisies afin de déterminer et d'analyser les thématiques qui s'y répètent, dans le but d'établir aussi bien les convergences que les divergences existant au cœur de cette littérature à chacune des époques concernées. Nous les analyserons et en débattrons au fur et à mesure, pour montrer exactement sur quoi repose cette influence, et dans quelle mesure le fantastique du XIXe siècle peut être considéré comme précurseur de celui du XXe siècle, et si l'on a finalement des différences ou seulement une répétition.
Histoire du fantastique en Europe
Pour que la littérature fantastique puisse émerger en Europe à la fin du XVIIIe siècle et atteindre son point culminant au XIXe siècle, toute une série de facteurs exigent d'être pris en compte, tels que l'existence d'une mentalité moderne, rationaliste, scientificiste et d'un imaginaire fortement alimenté par la notion de progrès. Ces idées, fortement liées à la mort de la culture religieuse et à la disparition de l'imaginaire théologique, permettent à l'homme de s'approprier des pouvoirs, des potentialités et des mystères qu'il n'était pas parvenu jusque là à maîtriser. Dans cette optique, Jean-Luc Steinmetz affirme que « l'évolution des mentalités favorise l'éclosion du fantastique » (4). Son argumentation consiste à dire que la philosophie Rationaliste permet de rejeter la foi traditionnelle en Dieu à mesure qu'on soumet toutes les choses à l'épreuve de la raison, et qu'on remet en question le savoir acquis. Cette philosophie participe de la dynamique du doute pour mieux établir la vérité, pour appuyer la connaissance sur des fondements raisonnables afin d'assurer une certaine cohérence à la réalité.
– Néanmoins, si la culture scientifique moderne, telle qu'elle apparaît aux XVIIe et XVIIIe siècles, est une des conditions de l'éclosion de la littérature fantastique, cette littérature surgira comme une manière d'interpeller, de problématiser et de nuancer la science, et l'apparente disparition de la culture théologique. Selon Roger Caillois le fantastique « naît au moment où chacun est plus ou moins persuadé de l'impossibilité du miracle. Si désormais le prodige fait peur, c'est que la science le bannit et qu'on le sait inadmissible, effroyable » (5). En d'autres termes, la littérature fantastique sert à remettre en question les problématiques posées et résolues à l'intérieur d'une culture religieuse. Elle apparaît aussi comme une manière de tester les limites d'une conscience moderne et d'un rationalisme confiant. Elle se propose de réfléchir sur ce que seraient les impasses de cet idéal de progrès et sur la problématique courante de l'idée fantaisiste de l'homme d'usurper la place de Dieu. Cela signifie que la littérature fantastique est au cœur même de la culture moderne et scientifique, agissant comme un interlocuteur problématique.
– En se fondant sur les mêmes principes que le Rationalisme, le fantastique les utilise à des fins opposées : au lieu d'établir des vérités, il provoque le doute et le raisonnement qui aboutissent à une absence de réponse, remettant en question la suprématie de la pensée rationnelle. Ainsi, le fantastique tend à montrer que la cohérence du monde, à laquelle vise le Rationalisme, peut éclater à tout instant. De ce fait, le fantastique offre un autre point de vue sur la réalité, et montre qu'elle n'est pas ce qu'elle paraît être.
Le cas de la France
En France on peut distinguer trois époques pour le fantastique : le pré-fantastique, le fantastique classique et le fantastique moderne. Le premier a été influencé par le roman noir anglais et par le merveilleux du siècle des Lumières, le deuxième conserve tous les grands traits des contes de Hoffmann et le troisième constitue l'aboutissement de cette littérature sous l'influence de Poe.
– L'éclosion du fantastique en France est rendue possible par les mentalités et le contexte littéraire en vigueur, qui se manifestent déjà au XVIIIe siècle et que nous qualifierons de pré-fantastique. Le diable amoureux (1772) de Cazotte, puis Valérie (1792), une nouvelle de Florian, sont deux œuvres considérées par la majorité des critiques comme fondatrices du fantastique français. Cependant, elles ne sont pas fantastiques, mais pré-fantastiques, introductrices de cette littérature en France. Baronian affirme qu'« on est ici au bord du fantastique moderne » (6). Le pré-fantastique est sous l'influence du merveilleux et du féerique et du roman noir anglais. Tous ces balbutiements pré-fantastiques sont indispensables pour que Hoffmann soit intégré dans le siècle suivant. Selon Baronian, « le décor est planté et tout est en place pour accueillir l'Allemagne, Hoffmann et, avec eux, enfin le fantastique moderne » (7). Le fantastique de Hoffmann est le produit d'une expérience personnelle qui ne s'explique pas et qui sera présentée telle quelle, c'est à dire, sans explication rationnelle. –
– Au milieu du XIXe siècle et suite à la parution des contes d'Edgar Allan Poe (1853), le fantastique connaît certains changements par rapport à la forme classique. Cela ne signifie pas que le fantastique produit avant Poe va cesser d'exister, au contraire, il va survivre et se développer en intégrant les nouveautés introduites par ses contes. Jacques Cabeau défini très bien la stratégie de Poe quand il dit qu'au lieu « de jeter un individu normal dans un univers inquiétant, Poe lâche un individu inquiétant dans un monde normal » (8), ainsi une nouvelle esthétique du fantastique est lancée ; la cohésion et la logique sont les ressources employées pour produire l'effet fantastique.
– La prose de Gautier tiendra autant de Poe que de Hoffmann. Villiers de l'Isle-Adam est peut-être l'écrivain français qui a le mieux assimilé Poe. Il a le même goût pour l'horreur et la cruauté, et la même logique surnaturelle. Guy de Maupassant est un autre écrivain de cette période qui sera influencé par les plus divers écrivains fantastiques. Son écriture se caractérise par l'économie des moyens, formule tirée de Poe, et ses sujets sont les plus variés possibles. –
Ce nouveau fantastique en France rend compte de multiples manières des bouleversements et de la déroute d'une société en perpétuelle évolution – à travers les nouveautés scientifiques, le matérialisme, l'ascension de la bourgeoisie, l'industrialisation et le paupérisme d'une partie de la population, la multiplication des mouvements littéraires, par exemple. Cela se déroule, explique Bozzetto « dans un cadre mental et social encore rigide (...) crée une impression de puissance étonnante, en même temps qu'un grand sentiment de fragilité, d'insécurité » (9). Le conflit entre mondes interne et externe donne lieu à une nouvelle sensibilité, moderne celle-ci, dans laquelle s'affirme un fantastique de l'intériorité qui « se situe du côté de l'intellectualisation des formes de l'angoisse » (10) .
Dans son œuvre Un nouveau fantastique, Baronian précise que cette nouvelle forme de fantastique ne s'affirme pas partout à la même époque. Si elle apparaît en France à la fin du XIXe siècle, elle ne verra le jour que plus tard en Argentine, avec Borges, Cortázar et Casares. A présent nous consacrerons nos efforts à tenter d'expliquer la naissance de ce fantastique moderne en Amérique Latine.
Le fantastique et le réalisme magique en Amérique Latine
Si Baronian simplifie l'histoire du fantastique en Amérique Latine en disant qu'elle est le reflet de la dernière forme littéraire apparue en Europe à la fin du XIXe siècle, il est à noter que l'histoire de cette littérature dans le continent latino-américain demeure quelque peu imprécise. Bien qu'elle naisse très probablement à la fin du XIXe siècle, sous l'influence également de Poe et de Hoffmann, ce n'est qu'au XXe siècle qu'elle connaîtra un véritable développement et une expression internationale significative.
D'abord il est nécessaire de comprendre que les deux termes, fantastique et réalisme magique, désignent deux entités distinctes. Fantástico est la dénomination d'un genre, realismo mágico est le nom d'un mouvement littéraire apparu en Amérique Latine autour de 1918 comme le reflet d'une série de facteurs historiques et artistiques et qui, en évoluant et en se modifiant, allait connaître un véritable boom dans la littérature des années 1950 à 1970.
Le parcours sur la terminologie du réalisme magique effectué par Barroso met en évidence trois positions distinctes. « La primera se centra en el misterio presente en la realidad » (11). « La segunda posición se agrupa en torno a la idea de que el realismo mágico es una técnica o conjunto de procedimientos y recursos que permiten al artista tratar la realidad subjetivamente » (12). Enfin, « hay una tercera posición que considera el "realismo mágico" como yuxtaposición temática de actitudes racionales e irracionales, reflejo de la mezcla de razas y del sincretismo cultural americano» (13).
Le réalisme magique est intégré dans la dernière conception du fantastique apparue en Europe à la fin du XIXe siècle et il s'est développé en Amérique Latine au XXe siècle comme un mouvement de contestation aux ordres préétablis de la société en développement dans ce continent; pour cette raison, il évolue vers des formes spécifiques et laissera une empreinte particulière dans la littérature latino-américaine. Le rapport à la réalité change au XXe siècle, et ce qui était considéré comme surnaturel au XIXe siècle sera traité comme « improbable », car ce qui bouleverse la conception du réel servira à révéler toute l'étendue des « possibilités de la réalité ». Selon Borges dans Diálogos « La literatura fantástica no es una evasión de la realidad, sino que nos ayuda a comprenderla de un modo más profundo y complejo ». Dans cette optique, notre analyse discutera des similitudes et les particularités de ces deux fantastiques.
Le cas de l'Argentine
Le professeur et critique Paul Verdevoye affirme que le fantastique argentin naît vers la fin du XIXe siècle. Selon l'auteur, l'arrivée et la réception des œuvres traduites comme celles de Poe et de Hoffmann, qui ont beaucoup influencé l'Europe, ont eu une répercussion toute particulière en Argentine, pour être considérée comme le pays « le plus ouvert aux influences étrangères » (14). Afin d'esquisser une perspective historique, Verdevoye cherche dans la presse de l'époque quelque trace de la littérature fantastique, puisque dans l'Argentine du XIXe siècle les œuvres de fiction n'étaient pas publiées sous forme de livres. La mention de cuento fantástico apparaît pour la première fois en 1833 dans la Gaceta Mercantil. Les auteurs de cette période ont amorcé une tradition du fantastique en Argentine, et certaines constantes influenceront les auteurs du XXe siècle, ce que ne manque pas de remarquer Rosalba Campra:
Cette définition peut également être appliquée à la littérature du XIXe siècle en Europe, puisqu'elle admet que le fantastique est un moyen de contester l'ordre établi, et que cette fonction deviendra également le leitmotiv de la littérature du XXe siècle. Elle ne fait donc que corroborer notre définition du fantastique. Elle considère que cette littérature ouvre la porte à une nouvelle vision des choses, du fait qu'elle crée une incertitude vis-à-vis de la réalité. En Argentine, l'expression de cette littérature a partie liée avec le mouvement du réalisme magique de l'Amérique Latine. Celui-ci avait pour but de mettre en évidence et d'alerter le monde sur les problèmes particuliers de ce territoire, en partant d'une formule où irréel et réel se mélangent pour révéler ce que l'on ne voit pas, c'est-à-dire la possibilité d'une autre réalité.
bref commentaire sur le fantastique
Au milieu du XXe siècle, nous trouvons un grand nombre de tentatives de définition du genre fantastique de la part des théoriciens. Depuis les années 1950, Callois, Vax, Castex, Todorov, Steinmetz et Malrieu ont essayé de le situer par rapport à des genres connexes tels que le merveilleux, l'étrange et la science-fiction. Todorov, Steinmetz et Malrieu en particulier en ont également étudié l'esthétique, la forme et la structure. Faisant contrepoint avec ces derniers, certains critiques et théoriciens comme Bessière et Baronian discutent de la nature du fantastique et vont parfois jusqu'à réfuter certaines convictions établies antérieurement.
De ce vaste ensemble de définitions ressortent quelques caractéristiques communes à toutes ces œuvres. D'abord on discutera la définition du fantastique par rapport aux genres connexes tels que le merveilleux, le surnaturel et l'étrange. Ensuite on traitera de quelques caractéristiques formelles du genre.
Todorov dans son livre Introduction à la littérature fantastique (16), explique que pour que le fantastique existe, l'hésitation est indispensable. Si le lecteur ou le personnage décident d'eux-mêmes de choisir telle ou telle explication pour rationaliser les phénomènes décrits, on sort alors, selon Todorov, du fantastique et on tend vers le genre de l'étrange. Si au contraire, on décide d'admettre « de nouvelles lois de la nature par lesquelles le phénomène peut être expliqué, nous entrons dans le genre du merveilleux » (17). Le fantastique est un genre faible, parce qu'il peut s'évanouir à chaque instant du fait précisément de sa proximité avec ces genres connexes. Il est à la frontière des genres, il peut glisser à chaque instant, pour cela il faut être un artisan des mots pour ne laisser pas échapper la « fantasticité ».
Selon la plus part des critiques et théoriciens, la construction d'un cadre réaliste fiable est fondamentale au récit fantastique pour qu'apparaisse un événement insolite et inexplicable. La proposition de Castex « Une intrusion brutale du mystère dans la vie réelle » va devenir la pierre angulaire de toutes les théories du fantastique qui verront le jour suite à son ouvrage. Cet élément « mystérieux », actualisé par le terme d' « insolite », va générer le doute dans le personnage et dans le lecteur. Le protagoniste devra répondre à trois questions pour essayer d'éclaircir le panorama où il se trouve. D'abord il mettra en doute sa perception de l'événement (ai-je bien vu ?) ; ne pouvant douter de ses sens il met en question sa raison (ai-je bien toute ma tête ?) et finit par conclure qu'il est sain d'esprit, puisque c'est la norme que le fantastique ne puisse pas s'expliquer par la folie, la drogue et le rêve. Son dernier recours est de remettre en question le réel lui-même (la réalité est-elle vraiment ce qu'elle paraît être ?). Cette dernière interrogation n'a pas de réponse ; le texte reste ouvert dans la mesure où sa fin ne correspond pas à sa clôture, laissant intact le champ d'interprétation du possible et de l'impossible. Cela correspond à la première loi du fantastique de Todorov, soit l'hésitation du lecteur lorsqu'il achève la lecture du texte. Le texte ne peut pas se clore sous peine de perdre sa « fantasticité », c'est pourquoi le récit doit rester ouvert à toutes les possibilités d'interprétation ou de prolongation. En ce qui concerne le refus de la vérité, il est à la base du fantastique, étant donné que sa fonction consiste à remettre en question ce que nous tenons pour vrai et réel ; que cela soit clair, il ne s'agit pas de nier une vérité, mais de remettre en question ce que l'on tient pour vrai.
Finalement, on pourrait défendre l'idée que le récit fantastique est ambigu dans la mesure où il reconstruit la réalité en même temps qu'il s'acharne à la déconstruire. Cette façon d'élaborer le texte ne sert qu'à mieux contester les normes, les valeurs et le système de pensée de la société en question. L'auteur met tout en place pour être crédible, pour écarter le soupçon qui pourrait peser sur le narrateur et sur son histoire et cependant, il laisse planer volontairement un doute. Selon Todorov, « la fonction sociale et la fonction littéraire du surnaturel ne font qu'un: il s'agit ici comme là d'une transgression de la loi. Que ce soit l'intérieur de la vie sociale ou du récit, l'intervention de l'élément surnaturel constitue toujours une rupture dans le système préétabli et trouve en cela sa justification » (18). Or, la littérature fantastique a, dès lors, la fonction de contestation.
La comparaison et l'analyse des nouvelles : les sujets qui se répètent
Les questions principales à nous poser dans ce parcours d'analyse sont les suivantes: quels sont les éléments en commun entre les couples de deux contes ( « La cafetière » et « La escuela de noche » dans un premier moment, et « À s'y méprendre » et « La trama celeste » dans un deuxième) et comment sont-ils réinvestis dans l'esthétique fantastique de chaque conte ? L'effet créé par l'usage de ces éléments fantastiques est-il le même ? L'écriture de chacun de ces deux textes est-elle similaire ? Les thèmes sont-ils les mêmes ? On pourrait y ajouter au fur et à mesure d'autres questions du même ordre afin d'éclaircir quelques points non encore résolus.
La Cafetière et La escuela de noche, de véritables fêtes ?
Le conte que nous nous apprêtons à analyser, La cafetière (19), se déroule au cours d'un voyage en Normandie. Un groupe d'amis font un voyage à pied et s'installent dans une pension pour la nuit. Là, le personnage principal va vivre une expérience unique : au cours de la nuit, dans sa chambre, il va voir les objets et les figures des tapis prendre vie, et danser avec une belle jeune fille. A l'aube, ses amis vont le trouver étendu sur le sol, habillé de façon complètement démodée , un morceau de porcelaine entre les bras. C'est peu après qu'il va découvrir qu'il a dansé avec la sœur morte du propriétaire de la pension.
– Le thème du bal sinistre, dont les personnages ont un vague souvenir, sera repris par Cortázar dans son récit de La escuela de noche (20). On y découvre l'aventure de deux amis qui partent explorer leur école pendant la nuit et finissent par découvrir que l'on y donne un bal sinistre, dont font partie tous les professeurs, ainsi que le directeur et quelques élèves. Ils y voient seulement une fille et quelques hommes déguisés en femmes. Les deux amis sont découverts et amenés à participer à la fête où des aventures sinistres auront lieu.
– Les événements sinistres advenant au cours d'un bal ainsi que l'absence de conscience des personnages qui ne peuvent expliquer ce qui s'est passé vont être le sujet de comparaison de ces deux contes.
Gautier ainsi que Cortázar édifient un cadre réaliste dans lequel situer leurs contes. Ils suivent donc la règle primordiale conditionnant l'existence du fantastique, comme on l'a vu. Les deux événements ont lieu dans un endroit déterminé et clairement circonscrit, une chambre et une salle d'école. Le choix du récit à la première personne est également significatif dans les deux cas, car il nous permet de suivre les raisonnements des personnages, de sorte que l'on partage leur hésitation lors de l'apparition de l'élément insolite. Gautier, dans le premier récit fantastique, subit clairement l'influence de Hoffmann. Il place l'histoire dans un lieu inconnu et lointain, son personnage s'évanouit quand il est confronté à l'insolite, en somme il a, pourrait-on dire, une âme plus romantique et plus sensible que le personnage de Cortázar qui à aucun moment ne perd connaissance et qui ne relie pas les événements à quoi que ce soit de surnaturel, contrairement au personnage de Gautier qui associe ce qu'il voit à une « illusion diabolique ».
Aussi bien Gautier que Cortázar inventent le scénario d'un bal où l'on trouve de nombreux éléments qui amènent à la construction d'un récit fantastique. De plus, dans les deux cas on retrouve au moins un élément pouvant confirmer que ces événements ont bien existé. Gautier nous offre comme piste du « surnaturel dans le réel » le vêtement dont le protagoniste est vêtu quand il se réveille, la cafetière brisée entre ses bras et le dessin qu'il fait de la sœur morte de son hôte. Il mélange donc deux mondes - le réel et l'« insolite » - que le personnage est le seul à avoir réellement vécus. Cortázar nous donne comme seul témoignage celui de l'ami qui a également vécu l'expérience macabre, mais qui ne confirme rien puisqu'il ne veut pas parler de ce qui s'est passé. Pour donner l'impression qu'il s'agit d'un autre monde, l'auteur modifie l'apparence et les habitudes des gens de l'école entre leur quotidien et la nuit du bal.
Dans les deux cas, cette association d'éléments réalistes et « surréalistes » - au premier sens du terme - aboutit au même résultat, c'est-à-dire au doute sur la véracité des faits passés dans ces deux bals, où rêve et réalité sont mis en confrontation.
Le fantastique de Gautier est typique de la première vague du fantastique du XIXe siècle, avant Poe. Le texte est peuplé d'objets surnaturels extérieurs au personnage, comme la cafetière qui réfléchit l'intérieur de l'être humain (par exemple la possibilité de l'existence d'un esprit diabolique capable de manipuler les sentiments amoureux). Dans ce cas, l'intervention du surnaturel sert à bouleverser nos croyances. Les objets, placés dans un cadre de confrontation entre l'irréel et le réel, fonctionnent comme une révélation des peurs et des angoisses vécues par l'être humain. Et si le texte de Cortázar nous parle de faits pouvant arriver dans le monde réel, il met également en scène les démons intérieurs de l'être humain, également dans une tentative de contourner l'incontournable, c'est-à-dire le réel. Son fantastique ne réside pas dans une extériorité qui sert de révélateur au fait raconté, comme c'est le cas chez Gautier; mais c'est parce qu'il interroge notre conscience qu'il nous offre la possibilité de voir le monde d'une autre façon et de nous demander : « et si c'était vrai ? ».
À s'y méprendre et La trama celeste, des cas parallèles ?
À s'y méprendre (21), de Villiers d'Isle Adam, peut être considéré comme un texte appartenant au genre fantastique. Ce conte fait partie du recueil Contes Cruels, de 1883. À s'y méprendre raconte l'histoire d'un homme d'affaires qui, par une journée pluvieuse, pense avoir vu la même chose dans deux lieus distincts: le récit établit un parallélisme entre le monde des morts et le monde des affaires. Ce texte fait appel à une ironie noire accompagnée d'onirisme (« car la vie est un songe ») - rêve et ironie sont en effet caractéristiques de l'œuvre de Villiers. En d'autres termes, toute l'atmosphère du texte, du début à la fin, est empreinte de fantastique. C'est pourquoi nous avons choisi À s'y méprendre pour établir une comparaison avec le texte de Bioy Casares, La trama celeste (22).
De son côté, Adolfo Bioy Casares écrit La trama celeste en 1958: ce conte est extrait d'un recueil de contes fantastiques qui fait partie de la littérature fantastique ayant dominé l'Amérique Latine vers le milieu du XXe siècle.
C'est exactement ce que fait Casares dans ce conte, et de manière particulièrement savante. La trama celeste est un récit complexe du fait de son usage de la technique des récits enchâssés. On peut y distinguer au moins trois niveaux de narration sous-tendus par l'intrigue, dont les trois narrateurs sont: un anonyme, qui reçoit le récit qui sera raconté ; Carlos Alberto Servian (C. A. S.), l'homme qui écrit le texte envoyé ; et Irineo Morris, le pilote d'avion qui subit la transmutation des mondes dont il fait part à Servian. On peut distinguer les trois niveaux de narration selon le critère du niveau d'interprétation. On a le premier niveau, qui correspond à ce que rapporte Morris, qui raconte ce qu'il a vécu et interprète les faits. Le deuxième niveau est constitué des interprétations de Servian à partir de ce que lui dit Morris. Le troisième est celui du narrateur du début de l'histoire, qui reçoit par colis les trois éléments qui peuvent prouver que ce qui s'est passé est vrai, et qui lit et interprète les versions de Morris et de Servian. En somme, c'est l'histoire d'un pilote d'avion, Irineo Morris, qui lors de l'essai d'un aéroplane, subit une transmutation de monde. Il change de monde chaque fois qu'il exécute une manœuvre avec l'avion. Sans comprendre ce qui lui arrive, il appelle Servian, qui, dans l'un de ces mondes, lui a envoyé un livre.
Servian, à partir de ce que Moris lui raconte, essaie d'expliquer ce qui a bien pu se produire. L'histoire écrite par Servian et son analyse des événements sont envoyées au narrateur de l'histoire qui nous transmet le récit de cette histoire fantastique. Il décide de la publier car il a fait la connaissance au cours d'un voyage de Morris et Servian (qui s'étaient évadés dans un autre monde) et il souhaite ainsi établir la véracité des faits vécus par les trois personnages.
– A présent, nous allons analyser la manière dont est présenté le fantastique dans ces deux contes, les éléments particuliers qui nous permettent de les considérer comme des récits fantastiques, puis tenter de déterminer les points communs et les divergences qui existent entre les deux.
La comparaison des cas parallèles
Les éléments communs entre les deux sont les règles suivies pour créer l'effet fantastique. Ils utilisent un cadre réaliste pour que les événements puissent avoir lieu dans des paysages bien circonscrits et bien réels comme le sont Paris et Buenos Aires. Ces éléments nous permettent d'en venir à la question si le procès de création du fantastique est identique. Nous pouvons ainsi expliquer ces éléments.
Le fantastique de ces deux contes est manifeste et apparaît à travers leur construction logique prodigieuse. Pour les comparer il faut commencer par analyser leur unité constitutive. Tous deux ont une tendance réaliste: dans un monde croyable figure un seul événement incroyable. Les événements fantastiques ont lieu dans un espace restreint (un morgue/salle de réunion à Paris et l'hôpital et quelques rues à Buenos Aires), ainsi les auteurs exploitent un seul événement, un seul personnage et une unique situation fantastique, évitant que tout tombe dans le fantastique; car si tout est fantastique, rien ne peut l'être - comme le disait Casares. Au moment de l'apparition de l'insolite les personnages sont plongés mentalement dans une certaine confusion. Cette dernière est due à la création d'une atmosphère et d'un entourage propices à l'apparition de l'inexplicable. L'entourage physique allié à l'intensité émotionnelle pousse le personnage au bord d'une quasi folie qui résulte de l'explication du fait que nous considérons surnaturel (deux lieus distincts s'avèrent être le même dans la conception du personnage de Villiers; et dans le cas de Bioy deux lieus qui devraient être le même sont distincts, ce qui cause la confusion du personnage).
Un autre point commun à remarquer est la situation des deux personnages, qui quand ils sont confrontés à l'événement insolite, se demandent si ce peut être une hallucination, parce que le parallélisme de leurs situations et de leurs cas respectifs leur fait douter de leur conscience. C'est aussi un autre type de procédé du fantastique du XIXe le personnage qui perd connaissance, d'où il ne sait pas s'il s'agit d'un rêve, d'une hallucination ou si ce qu'il a vécu est réel. En d'autres termes, Casares emprunte au XIXe siècle la loi selon laquelle il faut créer un personnage susceptible de rencontrer des événements insolites. Villiers et Casares emploient le même procédé pour créer l'effet fantastique, qui est le parallélisme.
La narration est également importante pour pouvoir comprendre l'effet fantastique. Le discours à la première personne de Villiers nous aide à suivre le parcours du personnage et nous allons « douter » avec lui, nous partageons ses trois interrogations sur la véracité de l'événement : ai-je bien vu ? Ai-je bien toute ma tête ? La réalité est-elle vraiment ce qu'elle paraît être ? Nous savons dès le début que le personnage est perturbé par la pluie et par son rendez-vous d'affaires, mais quand il voit les deux lieux qui semblent les mêmes sans l'être on continue à douter par rapport à la troisième question. La même chose se passe avec le récit de Casares, quand on arrive à la troisième question le doute surgit. Mais dans son texte il y a trois niveaux de narration, ce qui nous permet d'accompagner les deux autres narrateurs dans leurs raisonnements. Ils nous aident, en nous donnant des exemples, à croire à l'existence des mondes parallèles et c'est pourquoi on doute encore plus quant aux conditions d'existence de notre propre réalité. Le texte de Casares nous offre la possibilité de voir le monde d'une autre façon, en montrant aux lecteurs ce qui est caché à la plus part des gens. Si le surnaturel du récit peut être interprété simplement comme un délire de Morris, l'hypothèse surnaturelle reste néanmoins la plus vraisemblable, car l'explication des mondes parallèles est celle qui peut le mieux expliquer l'événement insolite. On peut donc hésiter entre ces deux possibilités. De son côté, le texte de Villiers sert davantage à critiquer le progrès et le travail, comme nous allons le démontrer à la fin de notre conclusion, car même si l'on s'interroge sur la duplicité des lieux, c'est néanmoins l'ironie qui demeure la plus forte dans son récit.
La différence d'écriture réside dans l'explication des faits. Dans le récit de Casares il y a une situation inexplicable, qui est la transmutation en plusieurs mondes presque identiques. De cette situation il fait une analyse rigoureuse et il essaie de l'éclaircir avec le plus de détails possible. L'effet fantastique ne s'achève pas avec cette explication qui, au contraire, fait grandir notre hésitation, c'est-à-dire que le fantastique se réalise pleinement - il y a l'intervention du surnaturelle, mais la possibilité d'une explication réelle s'insinue peu à peu dans notre esprit.
Villiers, au contraire de Casares, ne fait pas une explication rigoureuse du fait extraordinaire, il n'accumule pas des hypothèses (la narration de Casares a trois points de vue, contre un seul pour celle de Villiers). Au moment où il fait la description du lieu de la réunion, qui apparaît exactement pareille à celle de la morgue et qu'il se demande s'il est retourné à son lieu de départ, nous pouvons ressentir l'effet fantastique. Il a été dans deux lieus différents, qui par la description donnée semblent être les mêmes. Nous achevons notre lecture avec la même impression que le personnage: est-il retourné à son lieu de départ ou sont-ce deux lieux différents, mais qui laissent les gens dans un état identique (corps morts). Et nous partageons l'ironie du personnage qui décide de ne plus faire d'affaires.
Enfin, nous en arrivons à la dernière question que nous allons élargir: les thèmes sont-ils les mêmes et d'où proviennent les motifs de cette écriture ?
– À s'y méprendre entreprend une critique du progrès, thème générateur du fantastique au XIXe siècle. Le progrès modifie le rythme de la vie. La notion de temps change avec les machines. Les affaires commencent à se développer avec une vitesse que l'on n'a pas connue jusqu'alors. Et c'est justement ce monde en transformation, qui rend la vie des hommes si agitée, en les transformant en mort vivants, ce qui constitue la critique exprimée dans l'histoire de Villiers.
Le livre Passages de Walter Benjamin nous aide à réfléchir à la modernité et au progrès, réflexion qui constitue le leitmotiv du conte. Benjamin remarque à propos de l'architecture de Paris que les constructions en fer et en verre sont la grande nouveauté de l'époque (24). Or le toit du bâtiment dans lequel le personnage entre pour la réunion est fait de ces deux matériaux. Villiers met à profit cette architecture pour créer le climat de suspens du conte: il décrit la pluie qui tombe sur la baie vitrée, par une journée grise à cause du mauvais temps, et le bruit qu'elle fait en tombant. Non seulement l'œuvre de Benjamin nous aide à réfléchir à celle de Villiers, mais elle traite également de Blanqui et du temps éternel (25). La philosophie de Blanqui est à la fois le sujet et l'une des hypothèses permettant d'expliquer les faits dans le conte de Casares, d'où l'on peut dire que ce nouveau débat sur le temps a aussi influencé l'écrivain argentin.
– Bioy entreprend également une réflexion critique sur la société de son temps. La trama celeste interroge les notions qui sont à la base de la société moderne, telle que l'idée d'originalité, et par extension, celle de l'existence d'un « moi » unique et individuel. La présence de l'insolite, qui vient bouleverser la notion préétablie du temps et de l'espace, fait que le chaos et la multiplicité prévalent sur l'ordre, révélant la malléabilité du concept d'unité. L'auteur fait appel à la théorie de la relativité d'Einstein, donnant ainsi plus de possibilités de changement au monde que l'on croit (ou croyait jusque là) immuable.
– Les deux auteurs sont en adéquation avec les questions de leur temps, et chacun à sa manière crée une histoire fantastique dans le but de faire réfléchir sur le monde et la réalité en tant que telle. Bioy considère que la présence du fantastique dans la littérature réside dans le désir d'expliquer l'univers. Il dit aussi que le fantastique fonctionne comme une hypothèse tentant de répondre à l'incompréhension que soulève l'insolite, « para compartir con otros los vértigos de nuestra perplejidad ».
Suite à cette analyse on peut remarquer qu'il existe des similitudes de construction entre ces deux contes et la manière dont ils créent l'effet fantastique. Les principes d'élaboration du fantastique au XIXe siècle réapparaissent au XXe, avec une nouvelle forme de critique de la société à cause du progrès et de la science. Comme nous l'avions déjà remarqué, Bioy utilise beaucoup de formules du XIXe pour écrire son conte. On pourrait considérer le conte de Villiers toujours actuel au XXe et au XXIe, puisque on n'a pas encore résolu le problème de la relation du temps de travail avec le bien-être humain - problème évoqué de nos jours par la science-fiction et ses robots. –
Conclusion
Dans ce travail nous avons cherché à établir des liens entre le fantastique du XIXe siècle au XXe pour montrer qu'il était pertinent de voir dans le fantastique du XIXe un précurseur de celui du siècle suivant, ouvrant ainsi la voie à de nouvelles études plus spécifiques qui iraient dans le même sens. L'analyse des ces récits, choisis à la lumière de la définition et de l'histoire du fantastique, nous porte à penser que l'esprit qui domine dans cette littérature est celui de contestation, du doute et de la liberté.
– Étant données les circonstances historiques de ces deux siècles, nous avons vu que le fantastique est né en réaction à un certain état de mentalité, dans une époque déterminée et au sein d'une société en mutation. Le récit fantastique, tant au XIXe qu'au XXe siècle, reconstruit le réel à partir des données objectives de la société qui lui sert de référent et met en scène un élément étrange dépendant de l'environnement socioculturel dans lequel il advient. En effet, après notre étude nous ne pouvons qu'être d'accord avec ce que dit Richter: « il n'existe pas d'événements fantastiques, il n'y a que des événements fantastiquement accueillis » (26), c'est-à-dire que pour que l'événement puisse être considéré comme insolite il faut qu'il corresponde aux conceptions de l'impossible et de l'irréel qui ont cours dans la société de référence. Ainsi son intrusion remet en question la validité des normes établies et contre toute attente et logique, elle déconstruit le cadre réaliste élaboré dans le but de l'interroger voire de le contester.
– Dans cette même optique, le questionnement du protagoniste quant à la possibilité ou l'impossibilité de l'événement est révélateur des débats intellectuels du moment, comme le défend Bessière. Le personnage affecté par le fantastique vit en fonction de ce qui est tenu pour vrai et réel dans la société où il est inséré, et malgré cela il finit par croire à ce qu'il a vu, senti et éprouvé, aussi impossible que cela soit, et en dépit de tous les arguments contre que peuvent lui fournir ses connaissances. « Le fantastique est un développement sur l'impuissance du héros à organiser le réel » (27) nous disait Bessière. Au XIXe siècle le choix du personnage de croire au fantastique démontre les limites et l'impuissance de la Raison et conteste son omnipotence. Au XXe siècle, en acceptant le fantastique, le personnage ouvre une voie nouvelle, il essaie de montrer que la réalité n'est pas délimitée et qu'elle présente d'autres versants pour être vécue.
Toujours à propos de la création de l'effet fantastique, nous avons observé que jusqu'au milieu du XIXe siècle les objets étaient reproduits en tant qu'extériorité, c'est-à-dire qu'ils se situaient en-dehors de l'être humain mais qu'en même temps ils restaient une projection du sujet et de son époque. Par contre, avec Poe, les objets sont créés dans l'inconscient, le surnaturel ou l'étrange habitent le personnage, ils viennent également du dedans et non exclusivement du dehors. Par conséquent, le XXe siècle a inversé la logique du texte fantastique. A présent, les éléments les plus fantastiques résident dans notre être même. Le fantastique par excellence, c'est nous, a dit Sartre. En autres termes, on trouve le fantastique essentiellement dans la dimension consciente de l'être humain. Au XXe siècle, nous pouvons constater que la fonction du fantastique consiste à présenter les dispositifs de base pour la connaissance et l'appréhension du monde, puisque le fantastique se généralise et crée un hiatus avec la réalité: l'insolite n'est plus un élément interdit ou impossible dans la société, il devient plutôt un élément invérifiable, parce qu'il permet toujours une correspondance ou une concordance avec l'extérieur. De ce fait, le doute créé ne porte plus sur la véracité de l'élément surnaturel; l'hésitation, au XXe siècle, naît surtout des possibilités que l'événement fantastique nous offre afin de présenter un nouvel aspect du réel : « Le surnaturel devient fantastique lorsque, privé de raison d'être, il présente des séries de phénomènes marquées d'une cohésion interne » (28).
Finalement, on ne peut pas nier que la littérature fantastique continue à incarner la contestation de l'ordre établi. Borges avait déjà remarqué, en préparant avec Casares et Silvina Ocampo une anthologie de la littérature fantastique, « que les textes, même s'ils sont très divers et s'ils viennent d'époques et de pays très différents, reprennent toujours les mêmes thèmes » (29). Or, si les thématiques du conte se retrouvent d'un siècle à l'autre, c'est parce que cette littérature a toujours représenté la projection du sujet par rapport à ses peurs, ses angoisses et ses incertitudes. Même si elle évolue, et que le fantastique cesse de provenir du dehors, et naît à présent du dedans de l'être, comme nous l'avons vu, c'est parce que la mentalité de la société a changé et que, pour cette raison, notre manière d'appréhender l'inconnu s'est modifiée également. Tout cela nous aide à expliquer pourquoi le fantastique existe encore en tant que littérature de contestation d'une modernité toujours en évolution, comme en atteste sa fonction depuis le XIXe.
Notes
1 - Jorge Luis Borges, Le livre de sable, Paris, Folio-Gallimard, 1960, p.141.
2 - Italo Calvino, introduction à Contos Fantásticos do século XIX, contos organizados e selecionados por Ítalo Calvino. São Paulo, Companhia das Letras, 2000.
3 - E. Poe cité par F. Raymond et D. Compère, Les maîtres du fantastique en littérature. Bordas - Paris, 1994, p. 18
4 - Jean-Luc Steinmetz, La Littérature fantastique, Paris, Presses Universitaires de France , (coll. Que sais-je ?), 1990, p.39.
5 - Roger Caillois, Anthologie du fantastique, t.I [introduction], Gallimard, Paris, 1966, pp.8-9.
6 - Ce que Baronian considère comme moderne, nous le qualifierons de classique. Le fantastique classique, dans la classification que nous opérons, est influencé par Hoffmann, tandis que le fantastique moderne sera influencé par Poe.
7 - Jean-Baptiste Baronian, Panorama de la littérature fantastique de langue française, Paris, La petit vermillon, 2000, p.52.
8 - Jacques Cabeau, Poe par lui-même, Paris, Seuil, 1960, p.46.
9 - Roger Bozetto. L'obscur objet d'un savoir. Fantastique et science fiction, Aix en Provence, Publication de L'Université de Provence-Aix-Marseille, 1992, p.85.
10 - Bozetto, op.cit, p.216.
11 - Barroso, op.cit, p.42.
12 - Barroso, op.cit, p.43.
13 - Barroso, op.cit, p.43.
14 - Paul Verdevoye, Le fantastique argentin. Revue America, Cahiers du CRICCAL no 17. s/d. p. 13.
15 - Campra apud Verdevoye, op.cit., p.11.
16 - Tzevtan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Éditions du Seuil, 1970.
17 - Todorov, op.cit,, p.46
18 - Todorov, op. Cit., p.174.
19 - Théophile Gautier. Récits Fantastiques. Grands Textes Classiques. Paris, 1995.
20 - Julio Cortázar. Deshoras. Madrid, Ed. Alfaguara, 1983.
21 - VILLIERS de L'Isle-Adam, Auguste. Contes Cruels. Ed. Corti, Paris, 1988.
22 - Adolfo Bioy Casares, La trama celeste. Clasicos Castalia, Madrid, 1990
23 - Adolfo Bioy Casares, Introduction à La trama celeste. Clasicos Castalia, Madrid, 1990, p.14.
24 - Walter Benjamin, Construction en fer IN : Passages, Paris, Ed. CERF, 2006. p. 173-189.
25 - Benjamin, L'ennui, éternel retour IN : Passages. P.138-140.
26 - Anne Richter, Le fantastique féminin, un art sauvage, 1984, p.65.
27 - Bessière, op. cit, p.75.
28 - Bessière, op. cit, p.80.
29 - María Esther Vázquez. La littérature fantastique. Entretien avec Borges enregistré en 1964. IN : Borges : Images, dialogues et souvenirs. Ed. Seuil, 1985. p.123.
Dossier "Le Fantastique argentin"
Sur La Clé des Langues
Par Fernande Salomão Vilar
Borges et le fantastique - un pli baroque
Jouer à la Marelle de Cortazar avec le pli deleuzien
La reprise du fantastique au XXe siècle en Argentine et ses sources au XIXe siècle français
Les textes
Théophile Gautier
La Cafetière (in libro veritas)
Julio Cortazar
La escuela de noche (literaberinto)
Auguste de Villiers de L'Isle-Adam
Adolfo Bioy Casares
La trama celeste (ciudad seva)
Pour citer cette ressource :
Fernanda Salomão Vilar, La reprise du fantastique au XXe siècle en Argentine et ses sources au XIXe siècle français, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mai 2011. Consulté le 10/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/litterature/litterature-latino-americaine/auteurs-contemporains/la-reprise-du-fantastique-au-xxe-siecle-en-argentine-et-ses-sources-au-xixe-siecle-francais