«Como agua para chocolate» : l’adaptation cinématographique
La transcription du realisme magique et du goût en images
L'histoire de Como agua para chocolate adopte un point de vue plutôt particulier puisque c'est une descendante qui nous narre les étranges légendes de sa famille, transmises de génération en génération par le biais du fameux livre de recette, héritage ancestral, que nous lisons à notre tour.
Le réalisme magique
Le fait que l'histoire soit présentée comme une légende permet l'introduction de l'élément magique de façon naturelle. Par ailleurs, selon la définition du réalisme magique en littérature, son insertion ne perturbe normalement pas le déroulement de l'action principale et n'exige pas d'explication ni de solution.
Sa transcription cinématographique pouvait alors poser certains problèmes, car les images en elles-mêmes sont plus percutantes, moins nuancées et s'imposent au spectateur sans laisser de place à son imaginaire, un imaginaire qui varie énormément selon la culture et l'éducation que l'on reçoit.
Alfonso Arau confesse, dans une interview réalisée par Xavier Robles et Guadalupe Ortega : « Los mexicanos y latinoamericanos vivimos la mitad del tiempo en la magia y la otra en la realidad. Y me planteé simplemente tomarlo como realista y a todas las cosas que son mágicas darles una absoluta naturalidad. »
Les fantômes de Como agua para chocolate
Le monde des revenants est largement exploité dans ce livre et plusieurs fantômes apparaissent à Tita, l'héroïne, tout au long de sa vie. On observe rapidement que ces éléments fantastiques n'affectent que très peu la vraisemblance du récit et cela est compréhensible pour deux raisons :
- Tout d'abord, pour un spectateur mexicain, ou qui aurait une bonne connaissance de la culture mexicaine, la mort et les revenants ne sont pas des éléments qui sortent vraiment de l'ordinaire et ne sont pas non plus effrayants.
- D'autre part, l'apparition des fantômes dans le récit comme dans le film se fait de façon très progressive. Le premier à entrer en scène est un « gentil » fantôme, celui de la vieille cuisinière de la famille, Nacha, qui a succombé au pouvoir des larmes amères de Tita (celle-ci avait sangloté dans la pâte d'un gâteau qu'elle était en train de préparer et que Nacha a goûté). La vieille grand-mère, invoquée à plusieurs reprises, ne se manifeste que par la voix dans un premier temps, lorsque notre héroïne a besoin de conseils pratiques ou culinaires. La communication entre les vivants et les morts apparaît dans le film de façon naturelle, ce qui ne nécessite aucune astuce ni aucun effet spécial particulier. L'esprit du savoir ancestral, la voix de l'expérience est toujours présente, à la manière d'un vieux souvenir qui viendrait murmurer à notre oreille ce que l'on a appris et que l'on a oublié.
Nacha apparaît ensuite physiquement dans plusieurs scènes clés : lorsque Tita ne sait comment s'y prendre pour soigner les brûlures de Pedro ; pour la scène finale, lorsqu'elle prépare la chambre des amoureux ; et tout à la fin, le réalisateur ajoute les spectres de Nacha et de Tita aux côtés de la narratrice, lorsque celle-ci conclut le récit. Ces fantômes apparaissent alors comme témoins heureux et sereins du chemin qu'elles ont réussi à construire et du savoir qu'elles ont réussi à transmettre. Cet habile ajout filmique a pour fonction d'augmenter l'intensité de l'émotion finale chez les spectateurs empathiques.
Quant au « méchant fantôme », celui de Mamá Elena, ses interventions dans l'histoire sont assez brèves et faciles à retranscrire en images, puisque ses apparitions ne s'accompagnent la plupart du temps d'aucun phénomène étrange, hormis des portes qui claquent et des chiens qui aboient. Cependant, pour sa dernière apparition, où la magie entre en jeu, le réalisateur a substitué la version du livre par la sienne. Normalement, au moment où Tita parvient finalement à tenir tête à sa mère, le spectre commence à rétrécir pour ne devenir qu'une petite boule lumineuse. Dans la version filmique, Mamá Elena apparaît en faisant un impact dans la vitre, comme s'il eut s'agit d'une balle de pistolet, qui disparaît une fois l'altercation entre le fantôme et sa fille terminée. La version du livre aurait en effet pu mal se fondre au monde réaliste-magique dans lequel le spectateur a été emmené depuis le début et où tout élément étrange s'incorpore naturellement au déroulement de l'action. L'impact qui apparaît et disparaît peut passer aux yeux du spectateur comme le seul fruit de l'imagination de Tita qui, au bord de la crise de nerf, somatise et se laisse envahir par ses émotions.
Les scènes réalistes-magiques
Plusieurs détails réalistes magiques du récit de Laura Esquivel ont été parfaitement respectés et réalisés cinématographiquement, mais il faut tout de même remarquer que d'autres passages ont été largement escamotés.
Une des premières scènes réalistes magiques notoire du livre se déroule au chapitre 3, "Codornices en pétalos de rosa". Dans cet extrait, Gertrudis, sœur de Tita, envahie par un désir sexuel intense (après avoir mangé le plat dans lequel le sang passionnément amoureux de Tita s'est mêlé), fait prendre feu à la cabine de douche du jardin à cause de son corps brûlant. Elle dégage alors une odeur de rose si forte qu'un soldat révolutionnaire la sent à plusieurs kilomètres de là. La séquence est très fidèle au scénario original et aucun artifice n'est ajouté, si ce n'est la voix-off de la narratrice et une subtile lumière rose qui viennent renforcer l'étrangeté de la scène.
Quelques éléments font partie de ce que l'on pourrait appeler les leitmotivs de l'histoire : le froid et la couverture que Tita, comme la belle Pénélope, brode nuit après nuit en font partie. Le froid qui envahit notre protagoniste et l'accompagne constamment n'était évidemment pas facile à représenter en images ; la présence de cette couverture, qui ne cesse de grandir et de se colorer, pouvait alors être un habile accessoire pour représenter et rendre à ce froid permanent son caractère magique. Restait à dénicher une couverture aussi extravagante que celle qui est décrite dans l'ouvrage... Arau nous dévoile dans la même interview dont il a été fait mention plus haut, le secret de sa fabrication :
Desde que empezamos a construir el decorado, yo busqué una señora en Ciudad Acuña y le encargamos esta tarea. Ella reclutó a un montón de mujeres y prácticamente todas las señoras de allá hicieron pedacitos; tú sabes qué son esas colchas de parches, y estuvieron tejiendo todo el tiempo, desde que empezamos a construir hasta que se filmó la escena. La colcha llegó a medir 70 metros y tardaron cuatro meses en tejerla.
Au grand bonheur du réalisateur, cette gigantesque couverture en patchwork introduisait à elle seule l'idée de réalisme magique. Alfonso Arau précise : « Lo hago sin hacer un efecto especial, sin poner música especial, sin hacer un efecto spielbergiano, sin poner un mito, sin poner nada. Sólo realistamente. Ése es el enfoque que yo le di y el otro reto que había que superar.» Il confesse avoir préféré la simplicité déjà fortement explicite, plutôt que de rajouter un effet spécial qui aurait pu être grossier, alors que l'essence même de cette magie réaliste est contenue dans cette fantastique simple couverture.
Par ailleurs, on apprend aussi que le ranch dans lequel est filmé toute l'histoire a été spécifiquement construit pour l'occasion, afin qu'il soit le plus possible fidèle au récit de Laura Esquivel et que l'ambiance géographique, la lumière blanche et irréelle qui imprègne les paysages de la région, soit présente. Après le tournage, la maison a été restituée à la région, afin qu'elle soit utilisée comme centre touristique.
En revanche, deux des scènes les plus « magiques » du récit ont été complètement supprimées : Au chapitre 7, "Caldo de colita de res", il est fait mention d'une cascade de pleurs tellement importante que celle-ci ruisselle le long des escaliers et inonde la maison du docteur Brown (le médecin et futur fiancé de Tita). Ils sont obligés de s'y mettre à trois pour tout sécher. D'autre part, au chapitre 11, "Frijoles gordos con chile a la tezcucana", la scène où les poules que Tita nourrit se battent en formant un tourbillon de plumes qui disparaît dans les airs, brille également par son absence. Les raisons de ces disparitions peuvent trouver leur explication dans les exigences du temps cinématographique et dans le refus du réalisateur de troubler le réalisme de l'action par des détails trop invraisemblables.
Goût et cinéma
Comme nous l'avons déjà remarqué auparavant, chaque évènement marquant de l'histoire de la famille De la Garza fait l'objet d'un chapitre et est associé à une recette culinaire. Le lien entre les évènements, les anecdotes du présent et celles du passé se confondent avec la marche à suivre pour réaliser la recette en question. On est en réalité constamment baigné dans le monde des saveurs, des textures et des astuces ménagères pendant toute la lecture du roman. Dans le texte, on suit la préparation de chaque plat du début jusqu'à la fin et ce processus est primordial pour l'éveil gustatif. Mais ce qui intéresse surtout les lecteurs, les spectateurs et les commensaux, c'est le produit fini : le spectacle du plat, le tableau achevé et la dégustation. La prouesse qu'il fallait réaliser était d'arriver à faire en sorte que la préparation et le spectacle remplacent la dégustation.
La participation des cinq sens
La cuisine est une activité qui fait travailler tous les sens, bien que certains soient plus sollicités que d'autres. En effet, lors d'une dégustation, le goût et l'odorat seront les deux sens les plus vivement sollicités, mais la vue et l'ouïe auront, dans un second plan aussi leur importance. Au cinéma, il faut inverser l'échelle d'importance des sens : la vue et l'odorat auront dans cette discipline une place de choix.
L'image et la représentation sont en quelque sorte l'introduction d'un plat et c'est par son apparence qu'il donnera envie ou pas d'y goûter. Quant à l'ouïe, avant de considérer son rôle lorsque l'aliment croustillant est introduit dans la bouche, on peut considérer sa participation au plaisir culinaire comme un préliminaire à l'acte de dégustation. La curiosité gustative des convives peut être vivement suscitée par le bruit des casseroles qui s'entrechoquent, des couteaux qui s'aiguisent, des crépitements, des ustensiles qui s'agitent : « Y así como los amantes saben que se aproxima el momento de una relación íntima, ante la cercanía, el olor del ser amado, o las caricias recíprocas en un previo juego amoroso, así estos sonidos y olores, sobre todo el del ajonjolí dorado, le anunciaban a Pedro la proximidad de un verdadero placer culinario. » (Como agua para chocolate, Laura Esquivel, Ed. Planeta Mexicana, coll. Booket, 2008, pp 71-72). Dans cette citation, on entrevoit également le parallèle que notre auteur a voulu insérer entre la dégustation d'un plat et l'acte sexuel. Cette comparaison peut en effet aider le lecteur ou le spectateur, privé de l'utilisation de ses cinq sens à imaginer la jouissance qui peut exister lorsque l'on déguste un plat d'exception.
Au cinéma en particulier, tous les sens ne pourront évidemment pas prendre part au jeu. Véronique Assadas souligne d'ailleurs le problème dans un article : « Il y a paradoxe à la représentation du goût au cinéma, puisque cela revient à convoquer deux sens (la vue, l'ouïe) pour leur faire transmettre des émotions sensorielles majoritairement dévolues aux autres sens, olfactif, tactile et gustatif » (Le goût, " Le cuisinier, le voleur, sa femme et son amant : le goût de l'hubris ", actes du colloques, Véronique Assadas, Troisième colloque transfrontalier, Septembre 1998, p69) A l'écrit, il paraît aisé de décrire assez justement toutes ces sensations avec des mots adéquats. Pour Como agua para chocolate, le réalisateur disposait déjà d'un grand avantage narratif qu'il allait pouvoir exploiter pour préparer son public à la fantaisie gustative. Le fait que l'histoire soit présentée sous forme de livre de recettes et narrée par une descendante de la famille héritière des secrets culinaires ancestraux, confère d'ores et déjà aux plats du récit une dimension de cuisine de grand-mère, goûteuse, onctueuse et saine que les petits-enfants n'arriveront (hélas !) jamais à égaler. Cette narratrice, absente de l'action aura pourtant un rôle primordial au moment de la transmission du goût : si les deux seuls sens représentables à l'écran ne sont pas jugés suffisants par le réalisateur, celui-ci pourra faire appel au "joker" narratrice/voix-off qui se chargera avec les mots du livre de guider le commensal agueusique vers le fantasme gustatif adéquat.
Pour plonger le spectateur dans une impression de préparation culinaire constante, le cinéaste s'est servi au maximum du jeu de l'actrice qui a le rôle de Tita. Tout au long du film, lorsqu'on retrouve notre héroïne, elle est généralement dans la cuisine, ou le jardin potager ou auprès des animaux, affairée à une besogne en rapport avec la cuisine : on peut la voir ramasser des abricots, couper des citrons, moudre des ingrédients, nourrir les poules, faire la vaisselle ; sitôt qu'elle est sollicitée dans l'action, elle est en fait déjà culinairement active. Le tablier qu'elle porte constamment participe également à la réalisation de cet effet, puisqu'il s'agit-là de l'accessoire essentiel du travail de la cuisinière.
Deux autres détails participaient à l'écrit à créer cette ambiance culinaire constante et ont presque totalement disparu de l'écran. Dans le roman, on s'aperçoit très vite que le langage des personnes initiées à la cuisine dans le ranch ne parlent et ne pensent qu'en métaphores et comparaisons culinaires. D'autre part, en plus de l'élaboration de plats, le livre est également très riche en « recettes de bonne-femme » (comment conserver longtemps des œufs, comment plumer un oiseau, comment préparer une pâte hydratante pour les lèvres, comment lutter contre la mauvaise haleine, comment soigner les brûlures...). L'abondance de ces détails n'était pas transmissible à l'écran dans les temps cinématographiques impartis et Alfonso Arau n'a choisi que de garder les détails principaux.
L'expérience culinaire : comment différencier visuellement le bon goût du mauvais goût ?
Alfonso Arau a en effet porté beaucoup d'importance au visuel des plats, car leur représentation, accompagnée du jeu et/ou des commentaires de l'acteur, sont les seules éléments qui sont disponibles pour que le spectateur se fasse une idée gustative du plat.
Lorsque Rosaura, l'aînée de Tita, décide de cuisiner pour la première fois, tous les convives détestent car le résultat est très mauvais. Comment transmettre à l'écran qu'une viande est trop salée ou qu'un riz est pâteux ? Alfonso Arau choisit le zoom sur une assiette triste, grise, où les aliments proposés ne sont pas identifiables, et ce non pas parce qu'ils y sont sublimés, mais parce que leur élaboration n'était pas adéquate. Le message culinaire négatif que reçoit le spectateur est appuyé par le silence des commensaux, accompagné de quelques moues et regards significatifs. Le film n'oublie également pas d'introduire discrètement le détail de la grippe intestinale (Gertrudis, la troisième sœur, se plaint de devoir retourner encore une fois aux toilettes) pour achever de dégoûter le spectateur.
Par contre, lorsqu'un plat mérite réellement toute l'attention du spectateur, la mise en valeur ne s'arrête pas à une bonne utilisation de la caméra pendant la dégustation. Elle filme et met en valeur toute la préparation, car c'est le travail de la cuisinière qui va, ingrédient par ingrédient, étape par étape, faire saliver le convive virtuel. Dévoiler les coulisses du restaurant est d'ailleurs actuellement une mode qui prend des proportions extraordinaires : les émissions sur les concours culinaires auxquels participe monsieur Toulemonde, se multiplient à la télévision. L'idée des ingrédients, l'imagination des saveurs et de ses combinaisons, les mains expertes qui manipulent les ingrédients, les secrets de grand-mère qui change tout et surtout la présentation finale, le tableau de grand-maître achevé : voilà ce qui est nécessaire actuellement pour que le spectateur apprécie cet art éphémère. Pour Como agua para chocolate, l'écrivain et le réalisateur l'avaient déjà bien compris, car on constate que les procédés de présentations dans le film, plus de 10 ans auparavant, étaient déjà bien similaires à ce que l'on trouve aujourd'hui dès qu'on allume le petit écran.
Pour la réalisation des "Codornices en pétalos de rosa", la plus fameuse recette du roman, le caméraman s'est appliqué à exécuter un va-et-vient constant entre les mains expertes de Tita, qui manipule ses ingrédients et ses ustensiles avec virtuosité, et son visage qui révèle bonheur, gourmandise et concentration. L'accommodation artistique des oiseaux et l'assaisonnement presque alchimique de la sauce à la rose composent un plat qui relève de l'œuvre d'art : un ballet de cailles couronné de pétales de rose. A table, le rituel du silence, des moues et des regards significatifs est encore une fois observé, mais cette fois-ci de manière positive : silence admiratif, moues de jouissance, regards délicieusement surpris. Tout comme l'intoxication alimentaire vient achever de nous dégoûter du mauvais plat, ici, le désir sexuel ardent qui envahit les convives finit d'achever la métaphore érotique que Laura Esquivel avait employée pour comparer le plaisir culinaire à un orgasme.
Pour citer cette ressource :
Anne-Marie Molin, "«Como agua para chocolate» : l’adaptation cinématographique", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), octobre 2011. Consulté le 15/10/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/arts/cinema/como-agua-para-chocolate-l-adaptation-cinematographique