Secourir et guérir : voir autrement la violence dans les villes colombiennes ? Années 1980 et 1990
Introduction
Les deux dernières décennies du XXème siècle en Colombie ont été marquées par l’exacerbation des conflits sociaux et politiques et par de profondes transformations institutionnelles. L'économie de la drogue joua un rôle central dans ce bouleversement social, dans la mesure où elle éroda les systèmes normatifs et les institutions de la société (Waldmann, 2007 ; Martin, 2014), et favorisa le développement de techniques de violence ainsi que le brouillage des frontières entre le criminel et le politique (Betancourt et García, 1994 ; Atehortúa, 2006). Tout en désarticulant le tissu social et en dépolitisant les conflits, elle s’est instaurée comme un facteur de discontinuité avec les violences du passé (Pécaut 1991, 2000a, 2000b ; González et al, 2009). La confrontation inédite entre les réseaux du trafic de cocaïne et le gouvernement colombien, qui a eu lieu entre 1984 et 1995, illustre bien la portée du phénomène. La particularité de cette confrontation s’explique par le type d’acteurs qui se sont affrontés, par le paroxysme de la violence, par le discours « guerrier » mis en place de part et d’autre, et surtout, par le fait qu’elle a ciblé les centres de pouvoir et les grandes villes du pays. Pour la première fois, à Bogotá, Medellín et Cali, les citadins ont vécu une certaine forme de terreur.
Si les institutions de l’État colombien chancelaient, les citadins subissaient les aléas des attentats à la voiture piégée, des assassinats ciblés, des massacres et des menaces permanentes. Malgré tout, il était possible d’avoir recours à un tiers reconnu bien que défaillant - ce qui n’a pas souvent été le cas à la campagne ou dans les périphéries urbaines. Outre les fonctionnaires judiciaires, de la police et des administrations locales et nationales, plusieurs acteurs collectifs et institutionnels ont agi en tant que tierce partie. Les secouristes (les pompiers, les membres de la Protection Civile et de la Croix Rouge) et les médecins (des services d’urgences ou de l’Institut Médico-Légal), par exemple, sont intervenus dans la prise en charge des effets de la violence. Leur action et leur histoire n’ont pas toutefois donné lieu à une production documentaire médiatique et institutionnelle abondante. Ils ont été délaissés par les sciences sociales bien qu’ils se situent au cœur de l’expérience de la violence. Même aujourd'hui, alors qu’en Colombie l’esprit mémoriel guide l’action collective à toute échelle, leur voix semble prise pour acquise. Le but de cet article est donc de reconstruire leur histoire orale [1] afin de voir autrement la violence dans les villes colombiennes. Que peuvent-ils nous apprendre sur l’épreuve individuelle et institutionnelle de la violence en Colombie ? Tout d’abord, l’article s’interroge sur le contexte de cette violence et sur la manière dont elle est imbriquée dans les rouages sociaux et institutionnels du pays. Il s’agit de rendre intelligible les enjeux de sa prise en charge. Ensuite, sont analysées la particularité de cet objet socio-historique et sa portée intellectuelle (ce qu’il permet de voir et de comprendre).
1. L’expérience du basculement vers la terreur en ville
C'est celle qui a propulsé l'Institut au XXème siècle [rires],
non pas au XXIème mais au XXème. Alors, après avoir fait ce travail
je me dis que c'était vraiment difficile !, très dur !, pauvre pays ! »
D’après Pécaut (2000a), la Colombie aurait connu un passage de la banalisation de la violence au recours stratégique de la terreur, lequel affecte les configurations de l'espace, du temps et de la subjectivité. La violence contre la population civile viendrait constituer un moyen d’ajustement des rapports de force d’un nombre grandissant d’acteurs (guérillas, réseaux mafieux et criminels, paramilitaires). En accord avec son analyse, le terrorisme urbain lancé par les narcotrafiquants en serait un exemple mitigé, puisqu’en ville il n'a pas empêché complètement l'action collective et le recours à une institutionnalité reconnue. Quand on se situe au plus près de l’événement violent, par le biais des acteurs urbains du « soin du trauma » au sens large du terme (premiers intervenants, médecins urgentistes et légistes), l’on s'aperçoit que la définition de la terreur garde toute de même son intérêt. Si, comme le dit Pécaut, la terreur brouille la distinction entre les conditions concrètes et les représentations, comment interpréter alors l'emprise de la violence et de la mort collectives dans un contexte urbain d'impuissance institutionnelle ?
1.1. Exercer un métier du « soin du trauma » dans un contexte de violence
Image No. 1. Carro bomba (Voiture piégée), Fernando Botero, 1999.
Motivé par le désir d’aider sa communauté, alors frappée par de constantes crues et inondations, Ederley Torres décida d’intégrer la Protection Civile Colombienne à l’âge de onze ans. Entre 1977 et 1992 il fut volontaire dans la périphérie urbaine de Bogotá, et devint ensuite fonctionnaire à temps plein. Ses collègues le décrivent comme la « mémoire vivante » d’une institution dont les archives n’ont que très peu été conservées. À propos de la période des années 1980, il indique ceci :
« Qu’est-ce qu’on trouve ? Eh bien, que les désastres les plus importants ont été en grande partie pris en charge par les communautés elles-mêmes, à cause des insuffisances institutionnelles (…) L’expérience des années 1970 et 1980 nous a orienté à faire quoi ?… à créer un grand système national de prévention et de prise en charge des désastres. C'est seulement en 1989, après la tragédie d’Armero (qui a eu lieu en 1985), que l’on a eu besoin de créer un système. « La letra con sangre entra [2]... ».
En effet, le travail des secouristes était associé aux catastrophes naturelles et aux accidents, et la transformation des institutions répondait principalement à la gestion immédiate des tragédies. La prise du Palais de Justice à Bogotá, orchestrée par le groupe guérillero M-19 en novembre 1985 – et qui aurait été soutenue financièrement par le réseau mafieux de Medellín dans sa lutte contre l’extradition des Colombiens vers les États-Unis -, venait changer la donne pour les agents du secours. Dorénavant, la Protection Civile, les Sapeurs-Pompiers et la Croix Rouge allaient affronter aussi les ravages de la violence.
La vague de terrorisme déclenchée par les réseaux mafieux dans la deuxième moitié des années 1980 et la première moitié des années 1990 a fini par ébranler les certitudes et les habitudes professionnelles. Ainsi, l’affirme le lieutenant Carlos Augusto Henao, pompier de Bogotá :
« Nous étions toujours dans l'expectative, car une bombe explosait soudainement et il fallait s'y rendre (…) Quand nous sortions, nous vivions avec le sentiment de ne pas savoir si nous allions rentrer (…). Alors, nous savions déjà que nous étions plus exposés que les autres (…) Dans les villes, il n'y avait pas un conflit [3], mais plutôt cette angoisse permanente [4] (…) Mais il y avait un fort sentiment de fraternité pour se protéger les uns les autres ».
Bien qu’ils fussent conscients de l’impuissance des institutions, les secouristes ont éprouvé un certain plaisir du fait de l’intensification des liens de groupe et des défis professionnels. Il en fut de même pour les médecins de la Polyclinique de l’Hôpital San Vicente de Paul à Medellín (le service d’urgences de patients adultes) et pour les médecins légistes de l’Institut médico-légal de Bogotá, Medellín et Cali. Quand les souvenirs de cette période émergent, ces derniers laissent parfois transparaître un halo de nostalgie. Pourtant, il est sûr que l’intensification de l’activité professionnelle s’est faite au détriment de leurs vies personnelles et familiales. Le docteur Pedro Morales, médecin légiste et ancien responsable des services médico-légaux du pays, précise que :
« Pour ce qui est du narco-terrorisme, nous en avons été aussi victimes (…). Nous n'avons pas été frappés directement, nous n'avons pas subi de bombes, mais ils nous ont vraiment détruit la vie. C'est dire à quel point c'était terrible… vous arriviez au travail et vous aviez 50, 90 ou 100 morts. Cela signifie que nous devions travailler pendant des semaines sans arrêt (...). Il faut dire que dès qu'il y avait une bombe, il n'était pas nécessaire d’appeler les gens. Juste après l’explosion de la bombe, tout le monde arrivait pour voir ce qui s'était passé et pour se mettre au travail. On faisait une collecte commune pour commander à manger [il rit] et voilà, c'était quelque chose de très intéressant (...) ».
Si les attentats à la voiture piégée ont bouleversé les vies des médecins et des secouristes ainsi que l’exercice de leurs professions, c’est non seulement à cause du type d’urgences ou de menaces extérieures, mais également en raison des enjeux de la réponse institutionnelle.
Clavandier affirme que toute mort produit un désordre factuel et symbolique dans la société. Quand la mort est collective, elle fait davantage preuve d’une « propension à déstabiliser des liens sociaux et à mettre en difficulté les pouvoirs en place » (2004, 11). C’est la raison pour laquelle ce type de mort fait l’objet d’un traitement social particulier. Selon cette sociologue, ce qu’il faut retenir de la notion de « mort collective » n’est pas tant le nombre de morts, ou le fait qu’elle soit produite par une action collective, mais le fait qu’elle déclenche une réaction collective. Dans le cas ici étudié, il faut préciser que les corps massacrés, torturés, explosés, polytraumatisés par balle, débordaient toute stratégie de prise en charge. Pour illustrer ce propos, il suffirait d’évoquer une anecdote rapportée par le docteur César Augusto Giraldo, médecin légiste à Medellín, à la retraite depuis de nombreuses années et figure incontournable de l’histoire de la médecine légale en Colombie. Au début des années 1990, nous dit-il, un gendarme français est arrivé à Medellín dans le cadre d’un programme de coopération internationale en matière de justice. Déconcerté par la situation de violence de la ville, ce gendarme aurait dit au docteur Giraldo qu’alors qu’en France il disposait d’une équipe de quinze personnes pour enquêter sur une mort violente, à Medellín un seul médecin légiste avait plus de quinze corps à autopsier par week-end. Par ailleurs, des statistiques de la Polyclinique nous permettent de dresser un état de la situation de dépassement institutionnel. Rien qu'en 1990, cette institution a pris en charge 16.926 blessés, dont 11.458 par « lésions personnelles », soit approximativement 31 cas de traumatisme par jour [5]. Personne n’était préparé pour affronter une telle présence de l’atteinte brutale au corps – les corps professionnels inclus.
1.2. Le paradoxe colombien
Au lendemain des années 1980, la situation sociale et politique de la Colombie était d’autant plus grave que certains analystes affirmaient que le pays se trouvait « au bord du chaos » (Leal et Zamosc, dir., 1990), alors que des personnalités publiques se demandaient « à quel moment la Colombie a-t-elle échouée ? » (Apuleyo, dir., 1990). Cette vision critique déguisait souvent un certain fatalisme, mais elle n’empêchait pas pour autant la recherche de solutions nouvelles. Il est intéressant de constater qu'à la même période le recours au conseil technique et scientifique se répandait et se consolidait au sein des institutions politiques et des organisations de la société civile. Les sciences sociales et politiques y jouèrent un rôle important, par le biais des connaissances académiques, des expertises et de la dénonciation. Non seulement « les Colombiens contemplent leur pays », comme le dit la révision bibliographique de la littérature académique en Colombie entre 1990 et 2001, faite par les historiens Henderson et Restrepo (2003), mais ils cherchent également les chemins à suivre au milieu de ce chaos.
Sur le plan politique, alors que la Colombie a adopté la démocratie comme mode de gouvernement depuis le XIXème siècle et qu'elle a lancé depuis maintes initiatives pour la consolider au niveau institutionnel, la démocratisation sociale et politique est loin d'être une réalité. S'il est contestable d'associer la culture politique colombienne à la violence, et même de parler d'une « culture de la violence », il semblerait que des rouages d'ordre et de violence, au niveau social, culturel et juridico-politique, orientent l'évolution du pays. D'après González, Bolívar et Vásquez (2009) les phénomènes de violence en Colombie ne se limiteraient pas à briser l'ordre consolidé, mais découleraient plutôt d'une histoire complexe d'interactions conflictuelles, sous-tendant la construction d'un État inachevé. De fait, les tensions entre les deux grands partis, les libéraux et les conservateurs, ont été historiquement à l'origine de guerres civiles jusqu'à la première moitié du XXème siècle. La violence qui en résulta fut d'autant plus excessive que les termes de cette opposition ne furent pas uniquement idéologiques et politiques, mais aussi identitaires. Pécaut explique que la Violencia des années 1950 désignerait la dernière grande confrontation présentant les aspects d'une « guerre civile », dont « les atrocités qui les accompagnent sont comparables à bien des égards à celles de la guerre d’Espagne » (2012, 11).
Depuis les années 1960, la lutte subversive, l'émergence des réseaux du trafic de cocaïne et la polarisation politique ont reconfiguré le théâtre des confrontations, en raison des arrangements instables entre les différents acteurs. D’après Sánchez (1999), dans les années 1980, la violence a cessé d'être un recours principalement tactique pour devenir une pratique sociale à part entière, résistant au contrôle institutionnel et aux initiatives de pacification sociale. Il s'est produit également une expansion territoriale des agents de la violence, sous une logique d'affrontement par population civile interposée. Selon une étude récente menée par le Centre National de la Mémoire Historique (GMH, 2013), par exemple, le conflit armé a occasionné entre 1958 et 2012 au moins 220.000 morts, dont 81,5 % correspondent aux victimes civiles. Ce chiffre n’exprime toutefois pas les autres modalités de victimisation non nécessairement meurtrières subies par des millions de Colombiens. Ainsi, la même étude estime que le conflit armé a provoqué le déplacement de plus de six millions de personnes. Évidemment, le chiffre ne rend pas compte de la totalité des homicides en Colombie - l’on compte presque 600.000 homicides entre 1975 et 2005, d’après les sources de la Police Nationale -, et doit être lu en tenant compte du contexte de production des données : le silence ou la peur de la population, le caractère fragmentaire et limité des recensements, la difficile distinction à opérer entre violences criminelles et violences politiques, etc. Par ailleurs, comme l’affirme Guzman :
« parallèlement, d’autres formes de violence, plus précisément celles associées au narcotrafic, ont augmenté de manière importante et se sont manifestées de façon considérable dans les villes » (2012 ; 50).
Assurément, l’escalade de violence, la corruption généralisée et le recours progressif au meurtre des civils ont déséquilibré la cohérence des normes et des valeurs sociales. En ce qui concerne Medellín, la réponse de la force publique (militaire, de police et des forces spéciales) a souvent été excessive à l'égard des criminels, de leurs familles, et de la population civile. Cela a entamé la légitimité institutionnelle. Ainsi en témoigne le massacre de Villatina, perpétré en 1992 contre de jeunes habitants d'un quartier d'habitat informel par des policiers cagoulés, lesquels ripostaient aux meurtres des policiers commandités par Escobar. Ces policiers partaient de l'idée selon laquelle les bandes de jeunes tueurs à gages d'Escobar venaient de ces zones. Selon Melo (1998), au moment des hostilités, on pouvait compter 2500 agents de police à Medellín, face à une « armée » de 1500 tueurs à gages constituée par Escobar. La situation était véritablement complexe car les compromis entre des individus et des secteurs de la force publique avec des narcotrafiquants et d'autres acteurs armés ne faisaient qu’encourager tacitement la formation de groupes de justice privée, comme le groupe « PEPES », organisé contre Escobar et ses alliés. Par ailleurs, l'intervention des diverses agences des États-Unis dans ce territoire producteur et commerçant de cocaïne à partir des années 1980, lancée dans le cadre de la « guerre contre les drogues » annoncée par Nixon en 1971, aurait vraisemblablement contribué à renforcer certaines institutions du pays, par le biais de la coopération et de la formation. Cependant, elle aurait également alourdi les hostilités et les tensions internes. Cette intervention étrangère a attisé le débat sur l'autonomie et la puissance des autorités locales, dans un contexte d'abandon important par la force publique du traitement légal de l'ordre public. Melo (1994) note qu’une épuration officielle des forces armées et de la police a été opérée au début des années 1990, dans le but justement de pallier cette situation d'illégitimité.
D’une certaine manière, les dimensions symbolique et instrumentale de l'autorité avaient été gravement atteintes au cours des années 1980. La méfiance des individus à l'égard des tiers qui sont censés réguler les recours à la violence, était monnaie courante même dans les plus grandes villes du pays. Une étude théorique faite à partir du cas colombien (Waldmann, 2007) affirme que, face aux risques persistants et à la complexité des rapports de force entre les agents de violence, les individus auraient été contraints d'être vigilants et de s'adapter en permanence eu égard à la variété des normes. Cela pourrait expliquer, d’après lui, la diminution du respect des normes légales et la primauté des intérêts individuels. Mais, en même temps, nos entretiens semblent montrer que cette « conjoncture » aurait pu dynamiser la production individuelle et institutionnelle. Ils révèlent, par exemple, que de nombreuses institutions sont parvenues à gérer le défi imposé par la violence et la mise en éclat des cadres moraux et normatifs, grâce à des initiatives émanant des individus et des petits groupes formés à l’occasion. C’est dans ce contexte, en apparence paradoxal, que l’on pourrait relire l’expérience de la violence.
2. Une fenêtre pour voir la société en temps de violence
on ne se laisse pas contaminer par les gens, qui vous pressent,
qui vous demandent d’aider d’abord leurs proches, pas du tout.
On est chacun sur sa tâche, on aide les personnes, on leur redonne du courage.
En leur redonnant du courage nous obtenions aussi la force pour pouvoir travailler »
(Lieutenant Carlos Augusto Henao)
Adolfo León González est professeur d’histoire de la médecine à l’Université d’Antioquia. Il a travaillé durant les années 1980 et 1990 dans la Polyclinique et dans d’autres services hospitaliers de la ville. D’après lui, l’expérience au sein de la Polyclinique l’a rendu sensible à l’« étude de l’Histoire ». Une fois à la retraite, au lieu d’assumer des postes administratifs mieux rémunérés, le Dr. González a donc décidé de devenir historien. Cette double conscience d’acteur social et d’historien de la médecine de la région lui ont fait considérer cette institution comme « une fenêtre sur ce qui se passait à Medellín ». Évidemment, tous les médecins n’ont pas pu voir à travers cette fenêtre. Le cloisonnement disciplinaire et la rationalisation des sociétés modernes, autant que le refus de voir [6] et la banalisation de la violence qui entourait la Colombie à cette période, auraient obscurci la compréhension de l’épreuve subie par les acteurs sociaux.
Les entretiens montrent que le compartimentage psychique a énormément aidé les médecins et les secouristes à continuer à vivre et à exercer leur métier dans une société profondément troublée. En ce sens, il n’est pas étonnant que certains d’entre eux aient réagi avec autant de sollicitude que de surprise face à l’idée de revivre cette période. Federico Conrado Velásquez, médecin urgentiste à la retraite et professeur à l’Université CES à Medellín, a même avoué au fil de son récit : « honnêtement, je ne sais pas comment j’ai pu vivre tout cela ». D’autres ont été manifestement débordés par des souvenirs douloureux encore très vifs. La rencontre avec un chercheur ouvrait ainsi la possibilité de lier cette mémoire fragmentée, cachée, enfouie ou passée inaperçue, à un récit historique. À tel point qu’en 2014, un secouriste nous a parlé de manière confidentielle de sa participation lors de la reprise du Palais de Justice [7] en 1985. Jusque là, aucun chercheur (judiciaire ou scientifique) n’était venu lui demander de témoigner pour aider à éclaircir la disparition forcée de 11 personnes et la mort de 98 autres. Dans cet ordre d’idées, si l’on étend l’analogie de la « fenêtre » à l’ensemble d’actions et d’institutions du soin du trauma, c’est parce que cela permettrait de voir autrement la société en temps de violence massive. En renversant le sens de l’image, il s’agirait de découvrir le « bloc opératoire » dans lequel la société a pris en charge ses propres blessures.
2.1. Individus et institutions « intermédiaires ».
Faire une description fine de la nature et du fonctionnement des institutions publiques et privées ici explorées, bien que fondamentale, déborderait les limites de cet article. Il est tout de même important d’en faire une brève caractérisation. Premièrement, de par leur nature ces institutions se situent au point de passage entre les acteurs en conflit (illégaux et légaux) et les victimes, entre les logiques de la violence et celles de la souffrance. Deuxièmement, de par leur fonction, ces institutions contribuent directement à donner du sens à la brutalité de la violence. Elles entament les premières actions dans ce but, tout en rendant visible à la fois la spécificité de la violence en cours, ses effets concrets sur le corps des individus et les processus sociaux visant à les contenir, les réparer et les réguler. Troisièmement, ces institutions n’occupent qu’une position modeste au sein des organismes de l’État et de la société civile, et leur action est fortement ancrée dans des connaissances scientifiques et des compétences techniques. Nous assumons alors la définition d’après laquelle les institutions ne se réduisent pas aux entités étatiques et constituent dans leur ensemble le « plan symbolique » des organisations (Portes, 2009). Finalement, le rapport de ces institutions avec la violence ne peut être compris pleinement selon la figure du « spectateur » ou de l’« observateur » [8]. En accord avec la thèse d’après laquelle : « Toute violence n'exige pas de tiers, mais il est nécessaire pour qu'une violence prenne un sens social » (Reemtsma, 2011 ; 419), nous proposons la notion du tiers « médiateur » de la violence, pour rendre compte de la particularité empirique des institutions.
Les moyens et les stratégies des institutions colombiennes ont été sans doute dépassés par la violence des années 1980 et 1990. Pourtant, les individus qui ont incarné ces institutions, ont composé avec l’insuffisance matérielle et organisationnelle et ont fait preuve de résistance et d’inventivité. Notre enquête révèle que l’engagement professionnel et moral des individus, ainsi que l’intensification des actions de prise en charge, ont fait barrage à l’expérience quotidienne du désordre. Ce qui confirmerait, d’une certaine manière, les résultats d’une récente enquête socio-historique sur l’individuation en Amérique Latine faite par Martuccelli (2010). D’après lui, les particularités historiques, culturelles et politiques de cette région auraient doté l’individu d’un certain « talent » pour le lien social, ne serait-ce qu’en raison des contraintes permanentes qu’il doit affronter. Il serait ainsi obligé de devoir inventer des solutions à des problèmes sociaux et politiques que les institutions ne parviennent pas à résoudre. Revenant à notre cas d’étude, il s’agit de dire que, malgré la situation de violence et la fragilité institutionnelle, l’horizon d’action auquel les individus pointaient n’abritait pas uniquement la débrouille circonstancielle mais aussi le renforcement durable des institutions. Assurément, le travail des secouristes et des médecins face à la violence généralisée, entrepris à toutes les échelles, a permis de protéger l’institutionnalité même et a relancé les précaires « ensembles des règles, écrites ou informelles, qui gouvernent les relations des occupants des rôles dans les organisations sociales » [9] (Portes, 2009, 29). L’accélération des transformations institutionnelles qu’a connue cette période en Colombie pourrait donc être lue sur ces nouvelles bases.
Durant cette période trouble, beaucoup de médecins et de secouristes se sont réaffirmés, par exemple, dans l’idée de préserver la « neutralité » de leur intervention. Jorge Ivan López, médecin, expert dans la gestion des risques et secouriste émérite de la Croix Rouge, est depuis le début des années 1980 une figure centrale dans la consolidation du système interinstitutionnel et intersectoriel de prise en charge des urgences dans le département d’Antioquia - dont le chef-lieu est Medellín. D’après lui, toute agression « méritait une intervention neutre », d’autant que des personnes et des communautés étaient massivement affectées et que la force publique y était quelquefois impliquée. Par ailleurs, cet engagement pour la neutralité s’est rendu visible par d’autres biais : en l’occurrence, un dilemme moral et professionnel, qui a été difficilement évoqué par les médecins de la Polyclinique lors des entretiens. Fallait-il privilégier la prise en charge des patients urgents moins graves aux dépens des tueurs à gages qui arrivaient en état critique ? Malgré les débats internes récurrents vers le tournant des années 1980 et 1990, les médecins ont globalement fait le « triage des patients » et les interventions subséquentes en fonction des critères médicaux. La protection de la neutralité professionnelle et morale lors de la prise en charge des situations de violence témoigne de l’étendue de la polarisation sociale.
Durant cette période, le rapport des communautés locales avec les secouristes à Bogotá et à Medellín, contrastait avec la méfiance généralisée des citoyens à l’égard des institutions. En général, les secouristes ont toujours entretenu des liens étroits avec les communautés, tout en bénéficiant d’une estime populaire. Il faut savoir, par exemple, que les pompiers de Medellín ont toujours pu se déplacer à des endroits où d’autres institutions, telles que la police ou les administrations locales, ne le pouvaient pas pour cause de présence des bandes criminelles et d’acteurs armés, même dans les périodes de conflit les plus aiguës. En outre, la perception des victimes vis-à-vis des organismes de secours, des services d’urgences et d’évaluation médico-légale a été positive. Alors que plusieurs victimes d’attentats terroristes [10] nous ont fait part de leur scepticisme vis-à-vis des institutions politiques, administratives et de la justice, elles ont évalué favorablement l’action de ces services. Tout compte fait, les organisations médicales et para-médicales ont agi comme tiers médiateur de la violence, contenant au moins partiellement les effets désintégrateurs de la violence massive sur les liens sociaux.
Il se pourrait que les individus et les institutions ici étudiées aient contribué à redéfinir l’ « épreuve » que la violence a fait subir à la société colombienne. La notion d’épreuve permet de dépasser l’analyse mécanique des causes et des conséquences (Linhardt, 2006), tout en proposant une interprétation contingente des événements et des processus sociaux. Elle met en relation dans un contexte historique spécifique de fabrication du sujet, les processus de socialisation et les dispositions individuelles (Araujo et Martucelli, 2009), ainsi que les dimensions cognitive, axiologique et praxéologique. Ainsi, il s’agirait d’éclaircir le type de travail que les Colombiens ont entrepris face à la violence urbaine des années 1980 et 1990. Certainement, si leur travail a été d’ordre moral, émotionnel et personnel - dans le sens où Kleinman (2006) a étudié la réponse des individus face à des situations de danger et d’incertitude -, il l’a été aussi d’ordre technique, organisationnel et collectif. De nombreuses « situations-limites » - dont certaines ont eu lieu en Colombie - attestent d’un rétrécissement des horizons d’action et de la difficulté à mettre en sens les événements (Bataillon, 1997 ; Bataillon et Merklen, dir., 2009). Or, il semblerait que le sur-investissement des médecins et des secouristes a garanti, pour le moins, l’encadrement socio-institutionnel de la quête de sens face à la dimension corporelle de la violence. Les équipes ont commencé à développer une sensibilité nouvelle vis-à-vis des victimes et ont renforcé le rôle « médiateur » des institutions. Dans une certaine mesure, ces institutions auraient contribué à la consolidation ultérieure de la victime comme figure publique. Dans tous les cas, en remplissant la tâche de secourir, de guérir et d’assister techniquement et scientifiquement les institutions de justice et de sécurité, avec détermination et dans des conditions difficiles, ces institutions auraient contribué à briser l’effet paralysant de cette violence intense et massive.
2.2. Au-delà du courage et de la débrouille
Ni le contexte de violence ni les dynamiques institutionnelles du secteur médical et para-médical à Bogotá, à Medellín et à Cali n’étaient identiques. D’après nos entretiens, Medellín aurait connu un essor durable dans le secteur paramédical, précédant de peu le début des hostilités entre les réseaux mafieux et le gouvernement national. De fait, le processus d’articulation des agences de santé autour de la prise en charge des événements massifs a été lancé pendant la première moitié des années 1980. Il faut rappeler que le taux d’homicide à Medellín en 1991, l’année la plus sanglante de son histoire, a atteint 381 morts par 100.000 habitants (dans une ville peuplée alors par 1,6 millions d’habitants). À l’époque, la Polyclinique de l’hôpital San Vicente de Paul était le seul service capable de prendre en charge le nombre élevé des blessés par les actes de violence. Il a été décrit par certains historiens comme un « hôpital de guerre » (Roldán, 2003). Tout au long des années 1980, l’hôpital a traversé de nombreuses crises financières et a expérimenté une restructuration importante lors de la mise en place de la Loi 100 de 1993 (instaurant le système de sécurité sociale intégré). Il va sans dire que les dépenses du service d’urgences ont été au cœur des débats et des transformations administratives. Entre-temps, la Polyclinique n'a jamais arrêté de servir comme lieu d’entraînement de toute une génération de médecins spécialistes. Comme l’affirme le Dr. Carlos Morales, chef du département de chirurgie générale de l’Université d’Antioquia :
« d’une certaine manière, nous étions en train de nous spécialiser, de devenir un centre de traumatologie de haut niveau, je veux dire par là que dans notre contexte cela n’existe pas, du moins comme ils existent sous d’autres latitudes, comme aux États-Unis ».
La violence de Medellín n’avait pas de commune mesure en Colombie, même si d’autres villes comme Cali et Bogotá avaient des taux d’homicide élevés. Dans la ville capitale, le contact des équipes para-médicales et médicales avec les autorités et les ressources de la nation était plus direct. Or, d’après plusieurs interviewés, lors de la prise en charge des attentats, les équipes de secours auraient souffert du « protagonisme institutionnel ». Le désir de s’emparer du pouvoir de commandement aurait contribué à ce qu'il se produise une « catastrophe dans la catastrophe ». Dans tous les cas, au moins jusqu’aux années 1990, l’activité para-médicale en Colombie répondait plus à une vocation qu’à une profession. Quant aux agences de Médecine Légale, alors que le pays rentrait dans une période trouble, « si Bogotá était pauvre, le reste des villes du pays n’avait que des SDF », ironise le Dr. César Augusto Giraldo. L’Institut de Médecine Légale avait entamé en revanche une profonde transformation morale et organisationnelle depuis la fin des années 1970, appuyée sur la volonté et les efforts des docteurs tels que le Dr. Giraldo à Medellín et le docteurs Egon Lichtenberger et Ricardo Mora Izquierdo à Bogotá (Tellez, ed. 2014 ; Giraldo-Giraldo, 2014).
Sans doute, l’effort mobilisé par les secouristes et les médecins face à l’escalade de violence et à l’insuffisance des moyens institutionnels a un sens qui est propre à chaque contexte institutionnel. Dans l’ensemble, ces acteurs sociaux ont éprouvé des sentiments et des dilemmes moraux nouveaux, ainsi qu’une notable intensification des liens de groupe et de l’activité professionnelle. Malgré le fait que ces transformations se sont faites souvent au détriment de leurs vies personnelles, l’on constate que chez certains médecins le souvenir de cette période est composé des sentiments de fierté, de gloire et de nostalgie. Il semblerait que le terrorisme urbain soit parvenu à ébranler les habitudes des secouristes et des médecins, non seulement à cause des particularités des urgences, mais aussi des enjeux sociaux de sa prise en charge. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre le fait que l’effervescence collective des équipes ait déclenché et accéléré des transformations institutionnelles déjà en cours. Le défi imposé par la violence et la terreur au-delà de provoquer la « sidération » [11], a indubitablement stimulé l’engagement au projet d’assister une société brisée et meurtrie. Le deuil de la « terreur en ville » n’est évidemment pas identique au deuil ordinaire et au deuil de guerre, pour reprendre la distinction faite par Audoin-Rouzeau (2010), ne serait-ce qu’en raison de la spécificité de la conflictualité urbaine colombienne et de la particularité de la confrontation contre les réseaux mafieux. Cela dit, ce deuil collectif a une forte ressemblance avec le deuil de guerre en ce qu’il est souvent « infini » et qu’il instaure des « communities in mourning » [12] (Winter cité par Audoin-Rouzeau, 2010). En l’occurrence, une compilation de brefs témoignages faite par Martin et Atehortúa (2015) à Medellín illustre bien l’étendue des personnes touchées par la mort d’un proche, dans une ville qui a connu 90 000 meurtres entre 1975 et 2010.
Dans tous les cas, parmi les secouristes et les médecins c’est un sentiment de devoir et de sacrifice pour la « noble cause », semblable à ce qui est ressenti dans les sociétés en guerre, qui a fonctionné comme vecteur de l'action professionnelle. Il est important de signaler que, face à cette période de violence urbaine, les premiers intervenants et les médecins Colombiens n’ont pas été l’objet d’une reconnaissance sociale ou d’une prise en charge particulières, comme cela a été le cas aux États-Unis ou en Europe face aux grands attentats ou aux grands désastres naturels – surtout après le 11 septembre 2001. Le Dr. Ana María Berenger, ancienne cadre régionale et nationale de l’Institut de Médecine Légale, propose une interprétation qui pourrait être appliquée à plusieurs agences de secours, de santé, de justice et de police de l’époque :
« Bien qu’il y eût tellement de psychiatres, de gens qui connaissaient le sujet, l’Institut oubliait ce petit détail, ce que nous appelons aujourd'hui le syndrome du ‘burn out’, à savoir, que celui qui soigne a aussi besoin d'être soigné et accompagné. Mais non, l'Institut de Médecine Légale est un ‘brave’ (berraco), alors là… ils ont tous le syndrome du brave. Vous savez, c'est comme certaines personnes qui considèrent que rien n'est grave, que dès lors qu’ils sont braves, ils peuvent tout, car ils ont la force, ils ont la force d'âme. Surtout à cette époque-là ».
Le syndrome de la « bravoure » peut alors être compris à la fois comme un symptôme et comme un mécanisme d’ajustement psychologique à la précarité institutionnelle en temps de violence. Il s’appuie sur une valeur sociale tacite des Colombiens, celle d’aller de l’avant malgré l’adversité (salir adelante). Sans aucun doute, les acteurs de la prise en charge institutionnelle du trauma ont surinvesti narcissiquement leur activité professionnelle, pour qu’« il n’y eût pas de temps pour la tristesse » [13] . Si la souffrance ne fut pas écartée, elle fut contrée par la jouissance de l’image combative de soi-même face à la surcharge de travail, par la fierté des tâches accomplies et par la transmission de l’expérience aux nouvelles générations.
Sciemment ou non, les médecins et les secouristes concevaient leur travail comme nécessaire au fonctionnement social et comme indispensable à la réponse institutionnelle à la violence : « si je ne le faisais, qui d’autre allait le faire ? », ont affirmé à ce titre plusieurs interviewés. De plus, malgré le volume de travail et les risques associés, le phénomène de désertion n’a été que relatif et a été compensé par le renforcement de la conviction professionnelle. À chaque nouvel incident massif, par exemple, les médecins ont rejoint volontairement les équipes de travail, même en dehors des horaires de disponibilité. Décidément, le ressort de l’action des secouristes et des médecins ne tient pas au simple courage ni à la débrouille.
L’expérience urbaine de la violence a donc eu des effets « positifs ». Les apprentissages que les médecins et les secouristes en ont tirés sont devenus l’objet d’une évolution professionnelle à l’échelle individuelle et institutionnelle. Ederley Torres, membre de la Protection Civile de Bogotá parle ci-après de l’incidence de l’épreuve de la tragédie dans la transmission intra-institutionnelle :
« (…) Je suis fier d'être dans cette institution et de porter les distinctions qu'ils m'ont données, parce que je les ai méritées. Et c'est une fierté pour moi et pour mes volontaires, parce que je dirige un groupe de 3000 volontaires, et moi, à chaque fois que je peux, je leur parle de mes expériences. C'est la seule façon de me décharger de toutes les énergies réprimées que j'ai eu tout au long des années, de voir toutes ces tragédies et ces situations, et de pouvoir leur dire ce qu'ils peuvent faire, et de quelle façon ils peuvent s'éduquer pour être des vrais secouristes, pour qu'ils ne débarquent pas demain dans une situation avec plein de blessés et de morts et ne puissent pas l'affronter et doivent partir, pour éviter que la tristesse les empêche d'agir ».
Il faut préciser que la transmission a été faite en grande partie par le moyen de l’enseignement oral et qu’un grand nombre de secouristes, de médecins légistes et de médecins des urgences interviewés sont devenus des professeurs, des formateurs et des conférenciers. En général, leurs institutions n'ont commencé qu’à documenter lentement leurs apprentissages, même s’il existe une notable différence quantitative et qualitative entre, d’une part, les services médicaux et d’investigation médico-légale, et de l’autre, les organismes de secours. Si tout un répertoire de nouvelles pratiques a été déployé lors des années 1980 et 1990, c’est aussi grâce à des actions de coopération à l’échelle locale, nationale et internationale. Pour ne citer qu’un cas représentatif, grâce à la détermination et à l’insistance des médecins, l’Institut de Médecine Légale a bénéficié de l’aide technique des organismes comme l’ICITAP américain, le GTZ allemand ou la gendarmerie et la police françaises, dans le cadre d’une nouvelle stratégie de politique internationale lancée par les gouvernements Barco et Gaviria.
3. En guise de conclusion
En définitive, l’étude empirique de l’épreuve de la violence urbaine des années 1980 et 1990 en Colombie se révèle très féconde sur le plan scientifique. Le fait d’avoir abordé ce phénomène singulier selon une perspective nouvelle, questionne notre compréhension des modes d’interaction sociale dans les sociétés en guerre ou bouleversées par divers phénomènes de violence. À l’aide des récits des secouristes, des médecins légistes et des médecins d’urgences, nous avons pu reconstituer les enjeux émotionnels, moraux et organisationnels de sa prise en charge. Ces acteurs institutionnels ont orienté notre regard vers le travail qu’une société effectue pour contrer les effets directs de la violence et pour commencer à leur donner du sens. Ce fut principalement à l’échelle micro-sociale que nous avons identifié une intensification des pratiques et un renforcement des principes moraux et professionnels. Il s’en suit que la mort massive et la défaillance institutionnelle ont été vécues non seulement comme une épreuve subie mais aussi comme un défi.
Globalement, les institutions de la prise en charge du trauma ont agi comme un tiers « médiateur » de la violence. Cette notion nous permet de dépasser les dichotomies classiques dans l’étude de la violence et d’expliquer autrement le rapport des institutions à la violence en tant que processus social contingent. Les institutions médicales et para-médicales ont pour le moins aidé à ce que la société puisse donner du sens à l’effraction de la violence. Leur réponse a permis également de protéger l’institutionnalité même, par le biais de l’entretien des rapports sociaux de confiance et de neutralité avec les communautés. Cela contraste avec le climat de méfiance généralisée entourant les institutions colombiennes de cette période. Les apprentissages techniques et organisationnels tirés de l’expérience de la violence des années 1980 et 1990 ont un impact certain, bien que difficile à évaluer, sur les processus de transformation institutionnelle en cours. Enfin, il faut rappeler que la conviction professionnelle a souvent contrebalancé les bouleversements profonds éprouvés par les organisations et les individus. Car une forme particulière d’engagement professionnel est née de l’expérience de la violence urbaine, à savoir l’adhésion au projet d’aider une société meurtrie.
Notes
[1] Cet article s'inscrit dans une recherche doctorale en cours, menée à l'EHESS sous la direction de Stéphane Audoin-Rouzeau (CESPRA - EHESS) et la codirection internationale de Gonzalo Sanchez (CNMH - Présidence de la République de Colombie). Les sources orales ont été recueillies à Bogotá, à Medellín et à Cali entre 2014 et 2016, grâce aux aides de terrain octroyées par la Commission de la Scolarité (EHESS), la bourse Aires Culturelles (EHESS), et le LABEX-TEPSIS.
[2] Proverbe pouvant être traduit par : « Les leçons entrent avec du sang », et qui évoque les difficultés associées à l’apprentissage et les bienfaits de la discipline – associée dans le proverbe aux châtiments corporels.
[3] Le lieutenant C compare ici l’expérience urbaine de la confrontation entre les réseaux mafieux et la force publique avec l’expérience plutôt rurale et périurbaine du conflit armé colombien.
[4] Le mot employé en espagnol est « zozobra ». Ce mot d'origine catalane a été employé par la plupart des interviewés de l’enquête doctorale dont dérive cet article. Il désigne l'angoisse, la peine profonde, ainsi que l’opposition et la force des vents qui empêchent la navigation. À y regarder de plus près, l’usage de ce mot semble désigner une affliction profonde face à l'éventualité d'être atteint par la prochaine situation de violence. « Nous savions que nous sortions de chez nous le matin, sans pourtant être sûrs d'y revenir le soir » répètent plusieurs interviewés qui n'ont pas été frappés directement, alors que les victimes des attentats terroristes reconstituent dans leurs récits des signes avant-coureurs de la mort vécue comme fatalité.
[5] Selon les données consultées directement dans les archives de l’hôpital. Cf. le rapport annuel du service d’urgences des patients adultes, en format papier (imprimé et relié) et non inventorié.
[6] Nous empruntons l’expression à Audoin-Rouzeau (2002) pour l’appliquer aux acteurs sociaux en temps de conflit violent, alors qu’elle désigne plutôt la difficulté des sciences sociales à s’intéresser directement aux violences extrêmes du combat.
[7] Soit un an avant le trentième anniversaire de l’événement. Les procès judiciaires sont encore en cours.
[8] Nous faisons référence à la distinction faite par Koloma Beck (2011) entre trois modes d’expérience de la violence : « perfomer », « target » et « observer ».
[9] Notre traduction.
[10] Pour consulter les témoignages publics des quelques victimes du « narcoterrorisme », cf. la série documentaire « Las víctimas de Pablo Escobar. 1980-1990 », produite en 2012 par la chaîne Colombienne Canal Capital.
[11] Nous faisons référence au titre de l’ouvrage de Truc (2016). Son analyse aborde les réactions publiques aux attentats terroristes dans les sociétés démocratiques occidentales à partir d’un corpus textuel novateur. Or, elle est axée sur « the societal experience of a one-time attack », et non sur le « chronic terrorism », pour reprendre la distinction faite par Spilerman et Steclov (2009).
[12] Communautés en deuil, mais aussi communautés de deuil.
[13] Nous reprenons au subjonctif passé le titre d’un documentaire fait à propos des victimes du conflit armé colombien, « Il n’y a pas eu de temps pour la tristesse » (CNMH, 2012).
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Pour citer cette ressource :
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