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Dossier sur Ximena Escalante

Par Marie Du Crest : Professeure, chroniqueuse
Publié par Christine Bini le 08/03/2014

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Dossier sur Ximena Escalante, dramaturge mexicaine. Lectures et retours sur les trois pièces grecques de Ximena Escalante : Phèdre, Andromaque et Electre.
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Ximena Escalante naît en 1964 à Mexico. Elle étudie successivement dans son pays puis en Espagne. Elle se forme tout à la fois à la mise en scène, à l’écriture dramatique, à la critique et à l’analyse théorique. Elle s’intéresse également au cinéma par le biais d’adaptations et de scenarii. Elle est aujourd’hui l’un des principaux auteurs de théâtre du Mexique. Ses œuvres sont traduites et mises en scène à travers le monde. Parmi ses pièces publiées, citons : Vacío azul (1994) ; Cary Grant et La siesta de Pirandello (1996).

Sont éditées en France, aux éditions, le Miroir qui fume, les trois pièces «  grecques » et Moi je veux être un prophète.

Triptyque-Escalante ou Les Autres Grecques

La Grèce est pour nous un berceau, celui de la tragédie. Ximena Escalante vient de bien plus loin, du Mexique, poursuivre la parole millénaire d’Euripide, de Sophocle ou d’Eschyle. Selon son propre aveu, elle aime la « matière » mythologique et tous ses possibles. Transformer, entremêler, ouvrir ce que tous les textes anciens, antiques ont dit d’essentiel : « la desolación amorosa, el amor, la pasión y la sexualidad y los conflictos entre ellas. ». Ses trois pièces (Fedra y otras griegas Andrómaca real et Electra despierta) à sujet grec et universel tissent un cycle des voix féminines : fille, sœur, mère, amante. Chaque conflit tragique pour X. Escalante fait surgir «  muchas historias paralelas ». Phèdre (Fedra y otras griegas) n’est plus seulement celle qui se perd dans sa passion pour le jeune Hippolyte mais aussi une adolescente qui grandit, une sœur qui se sent coupable de faire souffrir son aînée. Andrómaca n’est plus une veuve troyenne ou la mère d’Astyanax mais une femme qui ne parvient pas à la parole amoureuse, qui se fait battre. Hermione n’est pas sa rivale comme chez Euripide mais en quelque sorte une autre elle-même. Electre, elle aussi a été une enfant incapable d’aimer sa mère sans nom, (le mot Clytemnestre attaché au cycle des Atrides est totalement absent de la pièce mexicaine), croisant sa sœur Iphigénie que personne n’a sacrifiée. Le temps se dilate donc comme en témoignent deux des pièces du tryptique, des personnages contemporains croisent la route des figures tragiques ; les palais royaux, les villes d’Epire, ou d’Aulide disparaissent pour des lieux anonymes urbains (fête foraine, bar, chambre, et autres bureaux, laveries…). La construction des pièces convoque des épisodes assez courts avec leur titre respectif qui sont autant de tentatives d’échange, de parole accordée à l’ensemble des personnages. En outre, les deux dernières pièces traduites par Aurélie Dupire sont liées par le retour du personnage d’Oreste lui aussi successivement amant, frère et fils.

Si les trois pièces n’ont pas été créées au Mexique simultanément : Fedra en 2002 au Teatro el Granero de la Unitad cultural del Bosque ; Andrómaca real en 2007, au Teatro El Gale’on et pour Electra despierta en 2009 au Foro del Centro Universitario de Teatro, en revanche à Lyon, elles ont fait partie d’un polyptique dans une mise en scène de Sylvie Mongin-Algan en 2011 au Nouveau théâtre du huitième avec la compagnie des Trois huit.

Articles

 

Premier panneau - Fedra y otras griegas : Fedra vs Margarita

fedra-150_1394312284308-jpgEn décembre 2012, je revenais au texte de S. Kane : L’amour de Phèdre, tranchant, sexuel et désespérant. Phèdre en vérité, ne nous lâche pas, nous ramène toujours à elle, à d’autres incarnations théâtrales : ainsi Fedra dont le prénom lui semble étrange parce qu’étranger, voudrait s’appeler comme d’autres filles au Mexique, Pilar, ou mieux Margarita (p 24). X. Escalante, à la différence de la dramaturge britannique, donne à son héroïne le temps de grandir, de s’interroger sur sa vie. Dans la longue liste des personnages, elle perd tout titre mythologique mais apparaît successivement à dix ans, à quatorze ans, puis à trente cinq ans. Dans la mise en scène française, elle surgit sur le plateau d’abord avec deux tresses enfantines. La pièce se construit sur cette « biographie » ou ce destin du personnage. En effet la première partie correspond à son enfance avec son décor de fête foraine, marquée par la présence de sa nounou et l’avertissement du devin Tirésias, comme débarqué de l’Œdipe roi de Sophocle. La deuxième partie, la plus ample de la pièce est un voyage en mer ( une croisière dit la didascalie) qui réunit des passagers anonymes mais surtout une Fedra adolescente, et le couple d’Ariane, sa sœur et de son amant, Thésée : traversée de la trahison, traversée du désir. La troisième partie n’arrive qu’après une parenthèse ainsi nommée, qui nous conduit dans une ville, et plus précisément dans un bar branché «  le Naxos », souvenir ironique de l’île grecque, « aux bords » où Ariane fut laissée, dirait Racine. La dernière partie donc nous ramène à la maison de Fedra, à la ville. C’est l’acte d’Hippolyte, le beau-fils sportif que Fedra adulte convoite à travers les trous des serrures. A Tirésias répondra Moira, le noir destin tragique. Et la mort elliptique de Fedra, sera dite dans une didascalie, décrivant un rituel mortuaire, effectué par sa nounou (p 108)

D’une certaine manière et comme l’indique le titre de Phèdre, il est question de l’épouse de Thésée mais pas uniquement. X. Escalante réunit à la fois l’héroïne de Racine et celle de Thomas Corneille (Ariane). Les deux sœurs grandissent ensemble. Il sera question de cette dernière assez longuement, celle dont l’auteur du début du XVIIIe siècle, écrit aux vers 174-5 :

Ariane en beauté partout si renommée,

Aimant avec excès, ne serait point aimée ?

Chez X. Escalante, Ariane est bien l’expression de cet amour passionnel (VI p. 30) bafoué, doublement bafoué qui trouvera refuge, dans la tradition dramatique à Naxe en proie à ses douleurs. Pourtant, ce qui frappe dans la pièce, c’est la pureté, l’innocence perdue de Fedra et son attachement profond à Ariane. Ce sont ses rêves ou des créatures mythologiques mi humaines, mi- animales, qui injectent en elle les troubles pensées du désir. La légendaire Pasiphaé la met en garde contre Thésée, et surtout les deux sirènes, Pili et Tere sont les instruments de la tentation ou bien encore Europe déçue par les scrupules de Fedra, tandis que le minotaure annonce à Ariane la trahison à venir. Medusa elle-même, exhibée comme un monstre de foire par un animateur, prédit, « dit avant », ce qu’est une femme déchue :

Je voudrais revenir au commencement de tout, avant cela même et ne pas connaître les sentiments, non, ne rien ressentir pour personne, ne pas avoir de nécessité. (p 28-9).

X. Escalante fait donc des deux sœurs, des êtres indissociables. Lorsqu’Ariane a enfin découvert que Fedra et Thésée sont amants, elle décide de débarquer du navire et c’est sa petite sœur qui exprime le plus, son tourment et son chagrin, sa peur de la solitude. (p 68). Ariane, elle, ne s’adresse qu’à son amant avec violence. Les hommes restent, au fond, des objets de pur désir, sans grandeur. Thésée est un séducteur pressé, l’homme du Naxos, un dragueur, le client de la prostituée ( p 103), un fornicateur rapide et Hippolyte n’aime que le sport parce qu’il lui fait se sentir «  fort, utile et sain » (p 94). Il n’aime pas Aricie comme chez Racine, il n’est pas un antique chasseur d’Artémis. Fedra d’ailleurs assume ce qui lui arrive. Le Destin venu des ancêtres n’a pas sa place. Ne dit-elle pas à sa nounou, à la fin de la pièce ? (p 105) :

C’est parce que je suis ce que je suis que je fais ce que je fais.

En somme, le pièce de X. Escalante nous apprend toute l’humanité du désir, de l’amour blessé et trahi à travers des figures universelles, intemporelles qui ont traversé les océans jusqu’au Mexique.

Deuxième panneau - Andrómaca real ou le nouveau triangle racinien

andromaca-150_1394311728977-jpgL’Andromaque de X.Escalante est réelle (real), elle n’est pas héritière de récits mythiques : le premier volet de la pièce s’intitule, d’ailleurs, La réalité. Les évènements qui font suite à la guerre de Troie, à la mort d’Hector, à sa condition de prisonnière, et qui nourrissent les textes d’Euripide ou de Racine n’ont pas leur place dans la pièce mexicaine. La question centrale du devenir de ses fils, Astyanax ou Molossos ne représente ici aucun enjeu. Andrómaca est d’abord et avant tout une femme «  qui reste froide face à sa propre vie », frigide même face à Pyrrhus ; elle se tait et reçoit les coups de cet homme désirant allant jusqu’à  hurler son amour (p 13). L’action s’initie sur une succession ou plutôt une combinaison de duos (un couple par scène) dont l’un des participants refuse l’amour de l’autre :

Pyrrhus/ Andrómaca ( 2). Cette dernière n’éprouve donc rien pour cet homme.

Hermione / Pyrrhus ( 3). Cette fois-ci, c’est Pyrrhus qui rejette Hermione.

Oreste / Hermione (4) . Celle-ci repousse Oreste.

D’un dialogue à l’autre, nous retrouvons, dans ce système triangulaire, des répliques qui passent d’un face-à-face au suivant. Ainsi par exemple, Pyrrhus dit à Hermione qu’elle est « un torchon » (3), qui à son tour utilisera les mêmes mots contre Oreste (4). Ces couples sont comme interchangeables, révélateurs des relations amoureuses entre hommes et femmes d’autant que dans la seconde moitié du texte, les données vont s’inverser dans la ronde des amours, comme le titre VI « Le monde à l’envers », le note. Andrómaca déclare son amour à Pyrrhus qui va le refuser :

Andromaque -Je t’aime

Pyrrhus -Pourquoi est-ce que tu me dis ça ?

Andromaque -J’ai besoin de te dire ce que je ressens.

Pyrrhus -Mais…tu sais que tu ne m’intéresses pas. (p 49-50)

Dans la scène suivante, Pyrrhus rencontre Hermione et lui avoue son amour qu’elle repousse («  tu es vraiment moche ») alors qu’elle recherche celui de « l’homme » (4) qui s’écarte d’elle tout d’abord et finit par l’embrasser. Mais Hermione affronte tous les hommes, les frappe jusqu’à Oreste.

Inverser l’amour est aussi une douleur, une impasse. Hermione dit à Pyrrhus :

Rien ne change parce que toi et moi nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre. ( p 61)

Toutefois, Andrómaca et Pyrrhus sont capables d’exprimer enfin cette impossibilité de leur amour, de leur amour simplement humain. Pyrrhus dans une réplique plus longue que les autres, redit ce chagrin :

Tu ne peux pas parce que tu es triste. Tu es triste parce que le monde t’est hostile…. ( p 63)

L’Andromaque de Racine fuit vers la mort (scène 1 acte IV), celle de X. Escalante fait ses adieux à Pyrrhus  avant de retrouver, à la dernière scène, Oreste. La tragédie du destin funeste semble alors comme suspendue, suspendue aux lèvres silencieuses des deux personnages mais aussi suspendue aux derniers mots prononcés par Oreste, s’adressant à Andromaque, mots de promesse d’un recommencement peut-être. :

Oreste - … Comment tu t’appelles … ?

Ainsi, une fois encore, X. Escalante déjoue-t-elle le tragique des dieux grecs : seuls les hommes (ils apparaissent en diverses catégories dans la pièce) et les femmes tentent de se parler de leur désir et de leur passion.

Troisième panneau - Electre se réveille : la fin des Atrides

andromaca-150_1394311676962-jpgCette troisième pièce est directement liée à Andrómaca puisque le personnage d’Oreste revient. Nous sommes en outre dans le souvenir du cycle des Atrides, au cœur de l’écriture des tragiques grecs : l’Orestie d’Eschyle, Electre de Sophocle, Electre, Iphigénie en Tauride, Iphigénie en Aulis, Hélène, Oreste d’Euripide. Le temps accordé aux personnages désacralisés s’écoule avec le lever du jour (incipit), de la nuit qui tombe (p 109) et du jour qui à nouveau se lève – (excipit). Là encore, X. Escalante ouvre les possibles de la source antique, la « réveille », « dans une maison d’une famille de ce monde » sans roi, ni Cités ennemies, comme si l’héritage grec constituait un simple arrière-monde. D’ailleurs, le personnage d’une femme « obsédée » dit à Oreste qu’il l’inspire pour écrire un scénario de film (p 99). Les personnages antiques sont présents et en même temps remodelés. Le frère et la sœur, comme Fedra grandissent : ils ont été des enfants selon la didascalie «  quand ils étaient petits ». La jeune Electre s’oppose à sa mère qui a perdu le nom de Clytemnestre, évoque le départ de leur père dont on ignore aussi l’identité. Elle n’aime pas cette mère qui ne l’aime pas non plus. Adulte, elle décidera de la tuer (p 7O). Iphigénie n’est pas prêtresse d’Artémis. Elle n’est pas sacrifiée et rejoint un pensionnat. Elle déclare simplement qu’elle est « ennuyeuse ». L’antique amant, Egisthe, devient un banal « beau-père ». Ils s’observent. Il s’intéresse de près à elle. Oreste, quant à lui est capable d’obtenir le bonheur de sa sœur. Au fond, il y a d’un côté, les jeunes gens : Electre, Oreste, l’Amie, Pilade l’ami fidèle et Iphigénie, et de l’autre les parents. Les premiers sont ceux qui rêvent, ceux qui sont entre l’endormissement et le réveil au monde mais aussi les instruments de la vengeance de l’adultère maternel :

Parce que les hurlements d’une mère c’est la chose la plus horrible qu’on puisse écouter ». (p 92)

D’une certaine manière, c’est cette dernière pièce qui s’inscrit dans la plus grande violence tragique, celle du meurtre que Pilade décrit à s’adressant à Oreste :

Tu as été une main, qui braque un poignard, qui transperce le corps d’une femme, qui est ta mère… ( p 95)

Vision horrifique de la mère qui tient entre ses mains son propre cœur qu’elle jette, lance, qu’elle invective : déchet organique et tragique. Cette mère devient un peu plus loin fantôme, avouant que sa vie n’avait aucun prix puisque l’amour en était absent. Apparition des Erynies. Mais ce qui, tout au long de la pièce, définit la cruauté du monde, ce n’est rien d’autre que le regard, celui de la mère porté sur Electre (p 70 et p 116), celui absent d’Oreste (p 71). Il faut savoir regarder parce que regarder est aussi désirer et pénétrer les secrets de la vie et de la mort. La tension dramatique s’établit, finalement, entre ce regard terrible, dans l’ensemble de la pièce et un regard neuf possible à la toute dernière scène, apaisé enfin, à l’aube d’un nouveau jour qu’Oreste serein porte sur la vie, le monde :

Et dans ma maison tranquille, je vais vivre un jour… normal.

Noir.

Le triptyque grec de X. Escalante ne relève pas  tant d’une simple réécriture, d’une variation sur un thème antique mais bien plutôt d’une parole élargie, désacralisée sur l’amour, le désir, la mort. Et peut-être que le tragique est lui même condamné par l’auteure à céder la place à l’acceptation de la vie, au retour des oiseaux.

Electra despierta, lecture parallèle de Christine Bini

MADRE

(LLEVA SU PROPIO CORAZÓN EN LA MANO, TODAVÍA CALIENTE... TAL VEZ LATIENDO). Un corazón no sirve de nada a una madre si no consigue que sus hijos la amen. No sirves, eres basura. [...] Tu vida, a lo tuyo, tu propio orden de cosas. Y yo, bien gracias, me dejaste, te olvidaste de mí. Nunca, nunca pensaste en mí. Egoísta. No me enseñaste a dar. Ni a recibir. Ni a dar y recibir. Ni a soñar. No recuerdo un solo día en que latieras de gusto. O emoción. O te esremecieras.

Ainsi parle Clytemnestre. Ainsi parle Clytemnestre à son propre cœur, qu'elle tient entre ses mains. Dans la pièce de Ximena Escalante, Clytemnestre est simplement nommée « mère », par antonomase. Mère non aimante et non aimée, soucieuse de ses bijoux et de « son » mari, le nouveau. Cette scène, saisissante, est le « cœur » de la pièce. Car il s'agit, chez Escalante, avant tout, d'aimer et d'être aimé(e). Il n'est jamais question de l'assassinat du père, du premier mari de la mère. Si le mot « vengeance » est prononcé, il n'est qu'un rappel ténu au mythe, et non un mobile.

Dans la pièce, les seuls personnages qui conservent leurs noms mythiques sont Électre, Oreste, Iphigénie et Pylade. La mère et le beau-père ne sont pas nommés. Ce qui pourrait passer pour une coquetterie est en fait une indication de lecture. Lorsque la pièce est représentée, le nom d'Oreste est prononcé une seule fois (par Électre) mais pas celui des autres personnages. Le spectateur est à même d'identifier qui est qui (Pylade, par exemple). Mais le texte écrit nomme, ou ne nomme pas, les personnages.

C'est que l'utilisation du mythe, chez la dramaturge mexicaine, est une manière d'ancrage dans la culture commune, mais également d'élargissement. À la psychanalyse - peut-être un peu trop soulignée - et à la révolte adolescente. À ce titre, le personnage d'Iphigénie, cadette délaissée, enjôleuse envers son beau-père, est exemplaire. En revanche, les deux complexes psychanalytiques - celui d'Oreste et celui d'Électre - sont très appuyés, peut-être trop.

Les temps, dans la pièce, se chevauchent. La scène 18 - l'antépénultième - intitulée « el día en que empezó todo » - présente un déjeuner d'enfance. Electre dit « cuando yo sea grande, quiero ser grande », ce à quoi Oreste réponde « cuando sea grande quiero estar contigo ». Ce flash-back est une explication du crime : Électre, qui veut un père qui soit à la maison, et non absent parce qu'il voyage, dit à sa mère qu'elle la déteste, qu'elle veut en changer pour une autre. « No puedes », dit la mère. « Puedo, si te mato », répond  la fille. La mère est désinvolte, et ne prend pas la réplique de sa fille au pied de la lettre, arguant que tous les enfants, un jour ou l'autre, ont envie de tuer leurs parents. Cette scène, située en fin de pièce, rend a posteriori encore plus poignante la scène où la mère tient son cœur palpitant entre ses mains, et lui reproche son manque de sentiments.

Cette revisitation du mythe au XXIe siècle - la pièce est de 2008 - ne prend en compte que les rapports humains, ou les déséquilibres psychiques. Il n'est aucunement question de politique, par exemple, ni de social. Electra despierta est une descente au cœur des désirs et aspirations de l'adolescence. Et ce n'est pas rien.

Moi aussi je veux un prophète

Jean-Baptiste ou le silence tragique

Moi aussi je veux un prophète, Ximena Escalante, traduit de l’espagnol par Ph. Eustachon, 2006, éd. Le miroir qui fume #6, 108 pages.

prophete_1410382386445-jpgXimena Escalante dans sa pièce Moi aussi je veux un prophète, comme dans son triptyque grec consacré à Phèdre, Andromaque et Electre, travaille la matière tragique comme un sculpteur, la terre. Elle lui donne forme à nouveau. La source littéraire de cette pièce est multiple : Flavius Josèphe, les récits des évangélistes Matthieu et Marc, celui de Flaubert ou bien plus près de nous, la pièce en un acte de Wilde notamment. Il y est question de l’histoire de Salomé, d’Hérode, d’Hérodiade et de Jean-Baptiste dont justement Escalante efface le nom, le désignant dans le titre, dans la liste des personnages, sous le nom de « prophète ». Il sera, dans l’œuvre, le corps tragique sans nom, le corps du rituel de la mort ; le corps sacrificiel. Etymologiquement le prophète est celui par qui se transmet la parole divine. Or dans l’ensemble des 35 courtes scènes de la pièce, le prophète ne parle que dans la scène 5 avec son bourreau, et d’ailleurs le dialogue entre les deux hommes s’interrompra : il est celui qui « supporte le silence » selon les dires du bourreau et ce dernier, à la fin de la scène, entamera ses basses besognes en coupant la langue du prisonnier comme le lui a demandé le roi Hérode dans la première scène. Le personnage sera incarné par un comédien sans texte à dire, condamné à une succession de mutilations : mains coupées (scène 20) et décapitation finale, lors de la fête d’anniversaire du tétrarque (longue scène 34). Le corps du prophète, dans sa pure présence scénique, est objet du désir de Salomé, la princesse : elle dit à son amie la beauté de cet homme, énumérant : « cheveux, yeux, cou, épaules, poitrine, bras, abdomen, hanches, chair et os, jambes, pieds » (p. 29, 30, 31). L’ombre qui suit Hérodiade, la mère de Salomé, elle aussi réaffirme la sensualité, la sexualité du prophète qui bouleverse l’ordre du pouvoir : « il la touche » (p. 37). La scène 13 constitue en quelque sorte l’acmé de cette tension qui va jusqu’à l’orgasme de Salomé. Parallèlement au couple, Salomé-le prophète, un autre couple, celui du bourreau et de l’amie, dit son désir (scène 16). Le désir du corps de l’autre met à mal la parole ; le dialogue, dans la pièce, est constamment perturbé par l’absence de répliques, noté par des points de suspension. Le silence fonctionne comme une force qui va, que rien ne peut endiguer, défaisant l’édifice de la cour royale, (l’action se déroule dans le palais) où surgissent sorcière ou ombre : l’inexorable destin tragique se fonde ainsi contre la figure du tout-puissant Hérode, qui est celui dont justement la parole va se briser. Salomé s’adresse à lui, dans la scène de fête :

 « Tu es tombé bien bas. Si bas qu’il ne reste plus rien plus rien sous tes pieds. Parce que tu es ce qu’il y a de plus bas : un roi sans parole ».

 Dans cette même scène, le roi progressivement, devient mutique. La seule parole, presque mécanique, qu’il prononce, relève de la tyrannie : demander la mort du prophète et celle de Salomé :

Bourreau : coupe la tête du Prophète (scène 34)

Bourreau : défais-toi d’elle (scène 35)

Tout se passe comme si l’auteure allait jusqu’à remettre en question le théâtre, fondé sur l’échange langagier. Dernière marche du tragique.

D’ailleurs Escalante, non seulement inscrit son propre texte dans une réécriture des divers états de l’histoire des personnages mais elle s’affranchit de cette seule origine littéraire. Son sujet est aussi affaire de peinture, travail visuel. Pensons par exemple aux tableaux du Titien ou du Caravage ou de Gustave Moreau. La peinture a choisi généralement la scène de la tête de St Jean Baptiste sur le plat d’argent ou celle la danse de Salomé, absente ici. Le théâtre d’Escalante déplace la matrice du mythe originel : par le silence et par la dimension visuelle de son langage. Lors de la mise en scène française de la compagnie des Trois-Huit, c’est un peintre mexicain, Carlos Torres, qui assura la scénographie fondée sur l’obscurité du plateau et les taches rouges des robes des personnages féminins. Escalante a introduit, également, un personnage de peintre dans sa pièce, le peintre de la reine, que le bourreau fustige parce qu’il est incapable d’atteindre la beauté (p 63). Et lui aussi est à court de paroles. Les « taciturnes » d’une certaine façon, acceptent la dimension tragique de la vie à la différence du roi, de la reine et du bourreau, homme des basses œuvres. Salomé et le prophète eux « s’anéantissent » : leur existence corporelle elle-même n’a plus aucune espèce d’importance : ils sont « les deux abîmés ». Le tragique des ténèbres, qui a fondé le temps de la pièce, s’achève avec l’aube annoncée par Hérode et c’est une didascalie qui sert de point d’orgue à cette expérience de l’épuisement des mots.

*

La pièce de Ximena Escalante a été créée à Mexico en 2004. L’année suivante, elle a fait l’objet d’un laboratoire dramatique au Panta-Théâtre à Caen dans le cadre de l’édition du festival « Ecrire et mettre en scène aujourd’hui », consacrée aux écritures mexicaines contemporaines. Enfin elle a été montée par la compagnie lyonnaise Les Trois-huit récemment, intégrée au cycle, « Polyptique Esacalante ».

 

Pour citer cette ressource :

Marie Du Crest, Dossier sur Ximena Escalante, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mars 2014. Consulté le 21/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/arts/theatre/theatre-contemporain/ximena-escalante