Entretien avec Manuel Ulloa-Colonia
Un mexicain à Paris
L’édition théâtrale en France a changé : les éditeurs de littérature générale ont délaissé la publication d’écritures théâtrales. Dans le même temps, la plupart des auteurs ne sont plus « écrivains » à quelques rares exceptions. Les comédiens, metteurs en scène, scénographes écrivent des pièces souvent pour les monter ou les jouer. Est-ce que votre maison fondée en 2004 avec le soutien du Centre culturel mexicain à Paris s’inscrit dans cette logique de spécialisation ?
En partie seulement. Il est vrai que notre maison d’édition existe parce qu’il est devenu très difficile de faire publier des auteurs de théâtre émergents, uniquement les éditeurs généralistes. Même les éditeurs de théâtre fonctionnent à partir de critères de rentabilité qui excluent tout ce qui n’est pas voué à une exploitation sur scène dans l’immédiat. Du coup, un bon nombre d’auteurs restent en dehors d’un circuit qui se nourrit souvent de lui- même en permanence.
Par contre, je relativiserais ce qui concerne les gens de théâtre qui s’investissent dans l’écriture, comme une évolution récente. Cela a toujours existé et le phénomène inverse, des auteurs qui s’emparent du plateau, aussi. Peut-être, on n’assiste qu’au retour du pendule après une période de règne sans partage de la figure du metteur en scène.
Comment expliquez-vous que le théâtre sud-américain ou mexicain n’ait encore aujourd’hui qu’un faible écho en France alors que la production romanesque depuis plusieurs décennies est reconnue, trouve un lectorat important. Qu’il soit assez peu présent dans les programmations à la différence du théâtre espagnol, allemand, scandinave ?
Les pièces de théâtre trouvent leur accomplissement final lors de leur création sur une scène. Bien sûr, elles sont aussi des œuvres littéraires à part entière, mais qui impliquent une certaine spécialisation de l’acte de lecture. Du coup, elles sont moins prisées du grand public qui préfère aller les voir au théâtre, ce qui se traduit par de ventes en librairie beaucoup plus modestes que celles des romans souvent plus accessibles. À mon avis, les choix des éditeurs ne fait que suivre cette logique pour avoir le meilleur taux de retour sur investissement possible.
Et ce qui est vrai pour le théâtre français, l’est d’autant plus pour le théâtre latino-américain. À présent, on n’édite que ce qui aura un débouché sur un plateau. Ce qui présuppose qu’un programmateur est déjà passé par là et que c’est ce choix premier qui se répercute sur le choix éditorial. Si l’on ajoute à cela les coûts inhérents à la traduction, on explique aisément la faible circulation des pièces de cette région. C’est un serpent qui se mord la queue.
Notre maison tente de combler cette lacune (en ce qui concerne le théâtre mexicain, pour l’instant) grâce aux soutiens institutionnels, qui nous permettent de nous extraire des choix strictement basés sur la rentabilité.
Pourriez-vous définir les principales lignes de force des auteurs de votre catalogue ? Leurs œuvres témoignent-elles du théâtre que l’on voit sur les scènes mexicaines ?
Chaque auteur de notre catalogue possède ses lignes de force. On ne peut pas les englober dans une seule et même liste. Les critères éditoriaux qui les réunissent chez nous sont au nombre de trois :
- leur puissance poétique.
- leur tentative d’innovation esthétique par rapport au paysage théâtral du pays d’origine.
- leur potentiel de résonance dans le paysage théâtral européen.
Chacune de ces pièces témoigne, en effet, des dernières tendances de la scène mexicaine en l’occurrence.
Quelles relations entretenez-vous avec vos traducteurs qui peuvent d’ailleurs travailler avec des éditeurs français comme C. Vasserot par exemple ?
Elles sont très professionnelles et amicales, même si l’on a des rapports très ponctuels en fonction des projets en cours. Le fait qu’ils travaillent avec d’autres éditeurs français est une très bonne chose, par ailleurs.
Revenons si vous le voulez bien à l’affaire « année du Mexique en France » en 2011. Certains projets ont été ajournés en raison de l’annulation de la manifestation dans le contexte de l’affaire Florence Cassez. Avez-vous vous-mêmes été affecté par cette décision ?
Pas vraiment en tant qu’éditeur. Par contre, notre compagnie de théâtre avait un projet qui devait s’inscrire dans le cadre de cette manifestation et qui, malheureusement, a dû se faire sans son soutien.
Constatez-vous depuis cette date un regain d’intérêt pour le théâtre mexicain ou au contraire un recul ?
Ce n’est pas spectaculaire dans les trois dernières années. L’annulation de l’année du Mexique a entraîné un gel sur pas mal de projets franco-mexicains. Pourtant, si l’on regarde un peu plus loin, il y a plus d’intérêt à juger par les manifestations autour du théâtre mexicain en France dans la dernière décennie. Je veux croire qu’on y est pour quelque chose. En 2003, quand on a commencé à traduire et faire les premières mises en espace de théâtre mexicain, on partait de zéro. Aujourd’hui on peut se procurer facilement des textes d’auteurs mexicains très intéressants.
L’exposition consacrée à Frida Khalo et à Diego Rivera, au musée de l’Orangerie peut-elle par exemple améliorer la visibilité de la culture et donc du théâtre mexicain auprès d’un public plus large d’autant que votre pays est associé dans les esprits à sa situation politique, à la violence engendrée par les cartels, à la question de l’émigration vers les États-Unis, aux enlèvements et aux féminicides notamment. Le cinéma semble y parvenir, pourquoi pas le théâtre ?
Je ne pense pas. Ces rétrospectives sont une très bonne chose en soi, mais elles n’apportent pas grand chose à la diffusion de l’art contemporain du Mexique, qui lui ne tourne pas le dos aux graves problèmes de violence (criminelle et institutionnelle) dont souffrent les Mexicains. À la rigueur, elles peuvent conforter une certaine idée du Mexique, plus romantique et touristique, qui ne fait pas de mal non plus.
Le cinéma mexicain est une industrie culturelle de plus en plus liée à l’industrie américaine ou européenne du cinéma. J’ai du mal à le comparer avec le théâtre mexicain, de la même manière que j’aurais du mal à comparer le théâtre indépendant de NY ou San Francisco avec le cinéma américain.
Comment êtes-vous diffusé ? Participez-vous à des salons comme celui du livre consacré justement cette année à l’Argentine ?
J’ai renoncé aux services des diffuseurs/distributeurs car c’est toujours eux qui gagnent à tous les coups, alors que les éditeurs et libraires voient leurs marges se réduire tous les ans. Mise à part notre présence sur le web, je travaille avec un réseau de libraires de théâtre en France, à Bruxelles ou encore à Lausanne. Puis, je passe par La Poste pour la distribution en absorbant les frais de port pour ne pas pénaliser les libraires de quartier, qui ont déjà beaucoup de mal avec la concurrence déloyale d’Amazon et autres Fnac.
Avez-vous à un moment ou un autre envisager une édition bilingue de ces textes dans une logique plus universitaire ?
Pas encore, mais si l’occasion se présente, je l’étudierais volontiers.
Est-ce que vous éditez un texte en sachant qu’un projet de mise en scène le prolongera. L’arche éditeur par exemple joue aussi le rôle d’agent ?
Rarement, cela s’est produit en 2011, juste avant l’annulation de l’année du Mexique, avec la Cie Les trois huit de Lyon. Et l’année prochaine, ce sera sûrement le cas aussi. La plupart des textes de notre catalogue ont trouvé leur voie vers la scène après leur publication.
Je suppose que vos textes sont disponibles dans d’autres pays francophones comme la Belgique ou la Suisse. La réception des œuvres est-elle assez semblable à celle que vous constatez en France ?
La diffusion du théâtre dans ces pays est loin de jouir d’une bonne santé. Peu de libraires on un rayon théâtral digne de ce nom, notamment à Bruxelles et à Lausanne. Je suis sûr qu’il y en a d’autres mais cela demande un temps de prospection qu’on a du mal a trouver.
Le beau nom de votre maison, « Le miroir qui fume » fait référence au dieu méso-américain Tezcatlipoca, ce nom traduit-il votre désir éditorial de mettre en avant la culture métissée du Mexique, européenne et amérindienne dans le choix de vos auteurs, de leurs œuvres ?
Cette culture métis fait tellement partie de ma culture que je n’y ai pas pensé du tout. Je cherchais juste un nom qui évoque une certaine étrangeté et qui ait au même temps un sens par rapport à mon pays d’origine. Je ne suis pas fan de la culture aztèque, mais le mystère qui entoure les attributs de ce dieu m’ont plu. Et comme Tezcatlipoca n’est pas si facile à dire que ça, j’ai gardé sa traduction qui est très curieuse à entendre, en tout cas la première fois.
Pour terminer cet entretien, je voudrais en quelque sorte inverser la donne et vous demandez s’il existe au Mexique, un éditeur de textes de théâtre français contemporains traduits ?
Oui, j’ai publié des traductions de deux pièces de Fabrice Melquiot à Ediciones El Milagro, qui ont édité par ailleurs une très belle anthologie de théâtre français dans les années 90 (et qui mériterait un deuxième volume). Et il y a aussi Los textos de La Capilla, édités par Boris Schoemann.
Entretien mené par Marie Du Crest.
Pour citer cette ressource :
Manuel Ulloa-Colonia, Marie Du Crest, "Entretien avec Manuel Ulloa-Colonia", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mars 2014. Consulté le 14/10/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/arts/theatre/theatre-contemporain/entretien-avec-manuel-ulloa-colonia