«Le Ciel dans la peau» d'Edgar Chías
E. Chías est né en 1973 à Mexico. Il est à la fois comédien, dramaturge, traducteur et critique. Il dit que le théâtre l’a sauvé. Il est l’un des représentants de la scène contemporaine mexicaine au même titre que Sabina Berman, Ximena Escalante ou Itzel Lara enfin accessibles en traduction française sous l’impulsion du centre culturel mexicain à Paris et de la maison d’édition Le miroir qui fume. Ses œuvres sont jouées en Europe et en Amérique latine.
Le texte
Le Ciel dans la peau d'Edgar Chías traduit de l’espagnol (Mexique) par Boris Schoemann avec la collaboration de Pierre Losson, éditions Le miroir qui fume, 94 pages, 11 euros.
Martyre de femmes
Le texte de Chías s’ouvre sur des citations ironiques et terribles de deux auteurs mexicains : celles de la romancière féministe, Rosario Castellanos et du poète Eduardo Lizalde qui semblent nous préparer au pire. L’auteur nous donne aussi « un mode d’emploi » à notre lecture et définit en quelque sorte, la nature de son œuvre : « un récit à plusieurs voix ». Il laisse le metteur en scène à venir libre face à son texte. Le petit volume apparaît sous la forme d’un d’un texte constitué de blocs de courts paragraphes et ici et là de paroles au style direct, surtout celles de personnages secondaires, que quelques titres interrompent, sur le mode du chapitre en caractères gras et en lettres capitales mais peut-être plus symboliquement comme les stations d’un chemin de croix tragique : le premier titre est AU COMMENCEMENT (souvenir de la Genèse sans doute) auquel répondra à la fin : Au COMMENCEMENT ETAIT.
La voix principale que nous entendons est celle d’un « tu », vestige d’une conscience en train d’agoniser ou bien celle d’un Dieu – narrateur s’adressant à elle. D’une certaine manière, les deux voix se superposent. Celle à qui « tu » parle parce qu’elle ne peut plus dire « je » est une toute jeune femme, qui comme tant d’autres au Mexique est violée, laissée pour morte simplement parce qu’elle est une femme. On compte en effet par dizaines de milliers les « féminicides » dans le pays depuis le début des années 2000 au point que le phénomène a été officiellement défini par les textes juridiques. Chías nous fait entendre l’atrocité, toute l’atrocité qui agit sur le corps, le mutile, le détruit. Tout commence donc à l’hôpital où la survivante se retrouve en salle d’opération. Il s’agit bel et bien de l’anatomie médicale de la violence et de la mort à venir, inéluctable malgré le combat des médecins pour la sauver. L’introït sera redit à la fin du texte.
Un peu plus loin, la vie qui s’en va peu à peu jusqu’au dernier souffle, revient une ultime fois :
Les mots lancinants de douleur intense suivis de points de suspension sont les seules choses que le langage puisse traduire. L’agonie s’achève là où la mort advient comme un apaisement : « Te libère… » (répété trois fois) à la fin du texte.
Cette voix féminine a un nom, un prénom, Odile Luypat : elle est seule et « toute », semblable à ses sœurs de douleurs qui, dans une ville mexicaine dont nous ignorons le nom, même si nous pouvons penser à la sinistre Ciudad Juárez au nord du pays, circule en autobus pour aller au travail ou à l’école et doit traverser, le soir venu, une zone dangereuse entre l’arrêt du bus et son domicile. La seule façon de s’évader de cet enfer, c’est la lecture, l’histoire de Personnage Principal qu’elle pourrait être. Elles se ressemblent tant au fond :
Le livre parle du désir du roi pour Personnage principal qui a le malheur d’avoir un visage ingrat. Récit presqu’oriental d’une Shéhérazade et du roi Sharyar mais tellement plus cruel et sombre au cœur d’un harem violent (p. 62 et suivantes). Personnage principal a un talent d’écrivain mais à quoi bon quand il faut se soumettre. Les femmes ne peuvent pas être libres, avoir une juste place dans la société. Le livre apprend cela à la voix, à celle qui va mourir.
Dans le bus, il y a celui qui pourrait la séduire. Elle le repère durant ses trajets :
Mais Chías fait entendre l’autre voix, celle du prédateur masculin, de « l’homme de la ville » (cf LE RESTE EST PAYSAGE), de cette ville infernale, gangrénée par la violence sous toutes ses formes. Il appartient « à la maison de la peur ». Elle l’a fait, le constitue tout entier et il y a les femmes qui ne sont pour lui que « des putes, pauvres et connes ». Chías écrit le viol et le meurtre tels que l’assassin les imagine à coups de phrases courtes implacables, insoutenables qui décrivent tout, là encore chirurgicalement :
Et il met son délire à exécution. Elle n’a pas compris quel danger il représente pour elle, celui qu’elle va croiser sur sa route, figure inquiétante de la fatalité. Elle le suit finalement et subit, à son tour, tous les agissements de son tortionnaire : être tirée par les cheveux, être étouffée par sa culotte, avoir les t’tons arrachés, être pénétrée. Et l’insulte de pute assénée (p. 84-5) comme une atrocité supplémentaire. Tout lui revient en mémoire, comme si sa pauvre vie ressurgissait alors avec l’aube, lorsque l’Autre l’a abandonnée dans un lieu de nulle part mais dans la simplicité poétique, cosmique et l’éclat des mots qui lavent la salissure qui lui a été faite et qui donne son titre à la pièce :
Tout comme Personnage Principal mais au prix de sa mort, Odile est devenue pur langage, langage purifié. La voix féminine de Chías témoigne des horreurs commises contre les femmes au Mexique, mais aussi dans d’autres pays d’Amérique centrale. Elle incarne plus encore un chant universel de souffrance, chant de celles qui sont méprisées, réduites à l’état d’objet sexuel, martyrisées parce que femmes. En décembre 2012, une jeune indienne accompagnée de son ami connut un sort abominable dans un autobus de nuit à Dehli. Elle ne survécut que quelques semaines, dans une clinique de Singapour à ses terribles blessures. Chías avait écrit son texte en 2004.
La représentation
El cielo en la piel a été créée à Mexico en 2004 au Teatro La Capillo avec plusieurs comédiens. En France, dans le cadre de l’année du Mexique en 2011, Anaïs Cintas avait travaillé sur le texte pour le monter. Le projet a été arrêté en raison de l’affaire Florence Cassez et de l’annulation par la France des manifestations prévues à l’occasion. En 2013, Anaïs Cintas et la compagnie Les Montures du temps reprennent son travail de mise en scène avec une comédienne d’origine mexicaine, Odille Liaura qui est seule sur le plateau, jouant toutes les voix. Le texte a été présenté en octobre d’abord à Villeurbanne puis à Grenoble du 7 au 9 novembre et repris au théâtre des Ateliers à Lyon du 13 au 23 novembre.
La générale
C’est le 12 novembre au théâtre des Ateliers à Lyon. La belle Odille Lauria s’est assise après les derniers réglages, dans la salle. Elle va devenir bientôt Odile. Elle va retourner dans son pays, le Mexique. Le plateau, devant elle, est vide, surface de sable comme un désert dont la seule trace humaine est l’empreinte des pas. Un bidonville de décorateur de théâtre construit de bric et de broc un peu comme le feraient ses habitants dans une ville latino-américaine : portière de vieille voiture, toiles de plastique, cloisons fragiles, fenêtre sans vitre. Un vieux poste de télévision pour regarder toute la journée les telenovelas écran vieux modèle, seule richesse de la famille. Un pupitre et un gros livre, un cassier à bouteilles jaune, un panneau de tôle ondulée. Le théâtre n’est encore qu’une nature morte. Anais Cintas, la metteur en scène la regarde, l’écoute. Nous aussi. C’est l’heure.
- Mierda Bruno ! Les premiers mots d’Odille. Bruno, il faut se retourner pour le voir aux manettes techniques, le dieu de la lumière et du son. Odille part sur le plateau, vêtue de sa petite jupe fendue sur les côtés, sa veste portée près du corps, petite bourse en bandoulière pour aller danser. Tresse noire juvénile, cheveux bien tenus par des pinces dorées. Odille porte des talons hauts, argentés, comme une princesse qui va au bal. Elle va se maquiller avec son lipstick rouge sang, tiré de la petite bourse noire. La voix si légèrement, si délicatement espagnole d’Odille prononce les mots, les premiers mots de la pièce de Chías : AU COMMENCEMENT.
Odille va tout jouer comme l’on dit, elle sait tout jouer. Elle est la jeune fille qui a soif de vivre, qui danse sur du rap mexicain, qui chante des chansons populaires, qui a envie de rire et de vivre. Elle est la parole tragique de celle qui est en train de perdre la vie, de perdre son souffle (pff). Elle est son assassin en jean viril qui regarde la ville d’en haut, elle est la voix des médecins qui tentent de la ramener à la vie, elle est son dragueur dans le bus, elle est Personnage principal, son héroïne de lecture, le roi, ses ennemis dans le conte... Elle est sa voix off, celle des derniers mots, de l’âme qui s’envole.
La voix d’Odille est un prodigieux instrument solo. Voix enfantine, voix vieillarde, voix machiste. Il suffit d’un simple accessoire pour qu’elle tienne un autre rôle : la jeune femme brune emperruquée devient blonde platine de magazine. Une paire de lunettes fait d’elle un mâle sûr de lui (version Ray Ban), ou lunettes rondes pour personnage docte. Elle dit la joie, la douleur. Elle dit le pire du viol dans la douceur et les larmes retenues de la victime mais peut-être aussi de son bourreau. Parfois Odille manque un mot, un petit bout du texte mais nous, on s’en moque parce qu’elle est encore plus, à ces moments-là, l’humanité blessée de cette fille du Mexique, une petite sœur à elle. Elle retrouve leur langue maternelle parfois pour être plus proche d’elle encore.
Odille n’a pas toujours tous les bons accessoires. Elle creuse le sable en nous faisant croire qu’un balai est une pelle. Joyeuse, elle nous offre des bières invisibles. Odille Lauria est une magicienne comique et tragique, la figure du destin implacable : C’était son tour. Le tragique dont elle recouvre son corps solide, énergique, d’une toile ensanglantée. Disparition de la comédienne, disparition de la fille violée, torturée et assassinée. Le chœur des six femmes colorées rejoint alors le plateau et entonne un dernier lamento. Noir. Esquisse des saluts avec les figurantes, esquisse des saluts dans la solitude de sa gloire.- Saluez toujours deux fois, répète Anaïs aux apprenties de la scène. Odille les prend par la main dans la fraternité du théâtre. Applaudissements. Il y aura peut-être des rappels…
Demain ce sera la première et Odille reviendra dans la lumière.
Aux éd. Le miroir qui fume
Heures de nuit, traduit de l’espagnol (Mexique) par O. Mouginot et Adeline Isabel-Mignot, 2012.
Pour citer cette ressource :
Marie Du Crest, Le Ciel dans la peau d'Edgar Chías, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), novembre 2013. Consulté le 24/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/arts/theatre/theatre-contemporain/le-ciel-dans-la-peau-d-edgar-chias