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Vision(s) de dé-Lear ou comment mettre en scène la folie du roi

Par Carole Guidicelli : Docteur ès études théâtrales - Université Paris 3
Publié par Clifford Armion le 11/02/2010

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La folie qui affecte Lear est une spécificité de la pièce de Shakespeare par rapport à ses sources. L’un des enjeux de la représentation du Roi Lear consiste donc à exhiber les signes extérieurs de la folie du roi tout en permettant au spectateur d’avoir accès à la vision du monde de Lear : tel est le mécanisme de la tempête qui se déchaîne autant dans l’esprit du personnage que sur la lande. A travers trois exemples précis (les mises en scène de P. Adrien en 2000 et de J-F. Sivadier en 2007 et l’adaptation cinématographique de P. Brook en 1970) nous examinerons les modes par lesquels la folie du roi est représentée au théâtre et leurs multiples implications.

Introduction

La folie qui s'empare de Lear est une spécificité de la pièce de Shakespeare ; on n'en trouve en effet nulle trace dans sa principale source d'inspiration, The True Chronicle of King Leir and his three Daughters.

Pour un metteur en scène qui aborde Le Roi Lear, une question simple se pose d'emblée : à partir de quel moment peut-on dire que le roi est fou ? et son corollaire : de quelle folie s'agit-il ? autrement dit, comment traduire scéniquement la pathologie du roi ?

A la première de ces questions, il n'est pas de réponse si aisée. En effet, s'il suffit que la folie, pour être attestée, soit nommée, alors celle de Lear est dénoncée publiquement par Kent dès la première scène de la pièce : « [...] be Kent unmannerly / When Lear is mad » (1.1.147). Après le partage du royaume, Goneril et Regane constatent le déclin des facultés mentales de leur père à travers des expressions comme « poor judgement » (1.1.293) ou encore « infirmity of his age » (1.1.294) et s'inquiètent de la menace potentielle qu'il représente pour elles. Un peu plus tard, c'est le Fou qui porte un jugement sur les actes de ce roi devenu « fool » (1.4.139), selon lui. De plus, Lear lui-même évoque la folie comme sa plus grande crainte, celle qu'il voudrait conjurer par une prière à la fin du premier acte (1.5.43-45)  peut-être parce qu'il en perçoit déjà les premières atteintes.

En outre, la tempête qui se déchaîne autant dans l'esprit de Lear que sur la lande constitue pour lui l'expérience cruciale qui lui fait perdre la raison. C'est donc au plus tard à partir de cet événement déterminant que le metteur en scène peut établir une symptomatologie de la folie du roi. En effet, les maladies mentales ont une histoire ; il apparaît donc nécessaire de déterminer ce que peut recouvrer le terme « fou » pour nous aujourd'hui.

Par ailleurs, Peter Brook rappelle dans L'Espace vide que le génie de Shakespeare consiste notamment à « écrire des œuvres qui traversent plusieurs états de conscience. » (2001, 117). En conséquence, si l'un des enjeux de la représentation de King Lear consiste effectivement à donner à voir au public les signes extérieurs de la folie du protagoniste, un autre est de jouer sur les points de bascule permettant de lui laisser percevoir quelque chose de la vision du monde de Lear.

Cette double perspective a des implications tant pour la construction de l'interprétation de la pièce par l'acte de mise en scène que pour la position et la vision du spectateur. Dans quelle mesure la vision que la représentation produit de la folie du roi est-elle une vision avec le Roi Lear ? De plus, le regard du spectateur sur la folie du roi, tel que la mise en scène le conçoit, a-t-il vocation d'être impliqué ou d'être maintenu à distance ? Ces questions ont des incidences d'ordre esthétique aussi bien que sociale, philosophique ou psychanalytique, non seulement sur l'interprétation du rôle principal, mais encore sur celle de la pièce dans son entier.

Les mises en scène du Roi Lear créées par Jean-François Sivadier en 2007 et Philippe Adrien en 2000, ainsi que l'adaptation cinématographique réalisée en 1970 par Peter Brook nous permettront d'examiner la manière dont la problématique de la folie s'articule étroitement à celle de l'acteur, comment l'aspect pathologique croise la dimension anthropologique de ce parcours initiatique d'un roi déchu et enfin la façon dont la mise en scène de la démence, quand elle présuppose la corrélation de la scène et du rêve, donne lieu à une esthétique de l'inquiétante étrangeté.

1. La folie du roi ou : qu'est-ce qu'un acteur ? selon Jean-François Sivadier

Dans Le Roi Lear mis en scène en 2007 par Jean-François Sivadier pour la Cour d'honneur du festival d'Avignon, la folie du roi ne se déclenche qu'à partir de l'épisode de la tempête et encore n'y est-elle pas traitée comme une maladie, mais comme une expérience humaine, sociale et politique en même temps que théâtrale. En effet, pour le metteur en scène, la pièce repose essentiellement sur « une histoire de territoires et de corps. De places et d'identités. Le roi descend du trône et le monde se déplace. Le roi dépose sa couronne et personne ne reconnaît plus personne. [...] La tempête efface définitivement les repères, dessine un paysage sans frontières où les territoires se confondent, où l'infiniment intime concentre l'Univers entier [...]. L'homme [doit] [...] relever le dernier défi qui l'attend avant de mourir : sa rencontre avec lui-même. La découverte que, dans le corps politique et immortel du roi caché sous sa couronne, respire le corps naturel et mortel d'un homme. Tout comme, dans le rôle de Lear dessiné par un texte immortel, l'acteur ne vit que dans le temps présent du théâtre. » (Sivadier, 2007)

A travers de tels propos, il est aisé de remarquer à quel point le processus de création s'est nourri de la théorie juridique des deux corps du roi exposée par Ernst H. Kantorowicz dans l'ouvrage The King's two bodies. A study in Medieval Political Theology (1957). Cette théorie constitue en effet un outil dramaturgique précieux pour comprendre combien est contre-nature la dissociation qu'opère volontairement Lear entre le corps naturel, physique et le corps politique de sa royale personne : en donnant ses biens et ses pouvoirs de roi, Lear veut faire don de son corps politique, tout en gardant le titre de roi attaché à sa personne physique. Mais, ce faisant, il devient une coquille vide, un roi de rien ; il crée une brèche au cœur de son identité, parce qu'il ne peut pas à la fois être et ne pas être le roi. Scindant ce qui est indissociable selon la conception de la monarchie élisabéthaine et jacobéenne, Lear se voue lui-même à la disparition, en ayant d'abord, seul dans la tempête, fait l'expérience d'une fracture identitaire qui le mène à la folie.

De plus, Jean-François Sivadier transpose la théorie des deux corps à la condition de l'acteur. La tempête devient ainsi le moment vertigineux où le corps de l'acteur se confronte ou s'affronte au corps du personnage. Avant la tempête, Nicolas Bouchaud (Lear), faisait son entrée en scène en traversant les rangées de spectateurs avant de franchir le rectangle de lumières délimitant l'aire de jeu ; il apparaissait d'abord comme un homme en costume de ville dont la couronne dorée était le seul élément nous signalant qu'il interprétait le rôle-titre. C'était donc d'abord un acteur (et non encore un personnage) qui posait le pied sur le grand tréteau de bois assez fortement incliné et alors recouvert, à l'occasion du partage du royaume, d'un grand tissu rouge.

La jeunesse et la vigueur de ce comédien de 40 ans, pas le moins du monde vieilli pour le rôle, ne correspondaient absolument pas au vieillard de plus de 80 ans mentionné par le texte (4.7.60). Quant à ses éructations ou aux quelques gestes forcés de sénilité qui émaillaient parfois son jeu, loin de donner le signe d'un homme décrépit par les années, ils prêtaient davantage au rire qu'à la compassion.

Dans cette perspective, la scène de la tempête devient un pur moment de théâtralité : le Fou (Norah Krief, particulièrement drôle dans ce rôle), crée l'orage de toutes pièces avec des onomatopées, des bruitages puis des éléments de pantomime dans lesquels elle entraîne Nicolas Bouchaud. Si finalement l'identité de Lear se craquelle et que la scène prend une ampleur spectaculaire, c'est parce que la bande-son d'un véritable orage se fait finalement entendre, que la voix de Lear se transforme brièvement grâce à un effet électro-acoustique, et que le tréteau de bois se fissure pour finalement éclater en plusieurs morceaux. C'est le corps symbolique du roi, son identité politique et sociale qui volent en éclats, mais aussi, sans doute, la carapace, pourrait-on dire, de l'acteur Bouchaud. Dès lors, le corps de l'acteur investit le rôle et accepte de se mettre au service du personnage. Jean-François Sivadier nous propose ainsi une vision déconcertante du motif de la folie dans la pièce, lequel a besoin de passer par la métathéâtralité pour enfin se déployer. Peut-être le metteur en scène a-t-il supposé qu'on ne pouvait plus croire à la représentation de la folie proposée dans l'œuvre ou bien, plus probablement, a-t-il pensé que pour l'acteur, la seule folie vraisemblable et concrète est celle qui consiste à laisser parler l'autre en lui, à se laisser posséder par les mots de Shakespeare, à accepter d'avoir deux corps, le sien propre et celui du personnage.

Le passage par la tempête fonctionnerait donc à la manière d'une expérience des limites visant non seulement à mettre en question l'identité du personnage, mais aussi celle de l'acteur, puisqu'elle engage la question de l'être et de son dédoublement. Du personnage à l'acteur, et inversement, se décline une interrogation sur la fracture intérieure et la double identité. Cependant, le choix de mise en scène de Jean-François Sivadier repose sur un paradoxe : plus la figure de Lear se fragmente et son corps royal se délite dans la pièce, plus le corps de l'acteur s'expose, se met en danger et le personnage de Lear s'incarne.

Quant au spectateur, il est d'abord maintenu à distance : longtemps la représentation se garde soigneusement de jouer sur les effets d'identification aux personnages ou sur les émotions. Au contraire, par l'exhibition de conventions théâtrales consciemment acceptées, elle privilégie une forme de ludisme dans laquelle la désignation des modalités du récit importe au moins autant que l'histoire elle-même.

2. King Lear selon P. Brook : une vision clinique sur fond de lecture anthropologique

Dans sa mise en scène du Roi Lear en 1962 avec la Royal Shakespeare Company puis dans son adaptation cinématographique de 1970, Peter Brook choisit Paul Scofield pour le rôle-titre de façon à éviter de conformer Lear au stéréotype du vieillard sénile, victime impuissante de la cruauté de ses filles. L'imposante présence scénique de cet acteur dans la force de l'âge sert à composer un souverain qui apparaît d'abord telle une statue inébranlable vissée dans sa niche pendant la scène de partage du royaume et, un peu plus tard, revenant de la chasse, comme le chef de tribu d'une lointaine steppe dont la corpulence est encore grandie par le volume de fourrure qui la recouvre.

Dans ce monde archaïque, aride et froid, le partage du royaume acquiert la solennité d'un rituel ancestral auquel les trois sœurs semblent se prêter avec gravité. Telle que la scène est jouée et filmée, ni la duplicité des deux filles aînées ni les scrupules de la cadette ne constituent des évidences pas plus que le choix de partager ses terres de son vivant ne semble une idée aberrante du roi. Néanmoins, le personnage de Lear se distingue par des emportements spectaculaires qui se déchargent envers et contre tout et qui, dans la tempête, se changeront en une crise de délire.

L'entrée dans cette tempête se fait avec rapidité et violence : les chevaux du carrosse qui transporte Lear et son bouffon s'emballent puis le véhicule se renverse et se brise. Le corps plaqué sur un sol boueux, le Fou à ses côtés, Lear laisse la pluie ruisseler sur son visage. Enfin, le roi déchu se redresse, défie les éléments déchaînés tandis que la colère terrible qui l'anime semble alimenter en retour la fureur de l'orage assourdissant. La voix extraordinaire de Paul Scofield, poussée à l'extrême, réussit à se placer au dessus du tumulte sonore et à lancer des imprécations en rafales (3.2.14-9)

Filmé en contre-plongée comme un roc qui se dresse et défie le ciel, il est au plan suivant pris en plongée : regardé à son tour (peut-être par des dieux qui le narguent ?), le visage de Lear se détache un instant sur un fond totalement noir comme s'il flottait au milieu de ténèbres profondes (3.2.19-20).

Par la suite, l'identité du personnage se disloque sous nos yeux grâce à plusieurs procédés cinématographiques. Peter Brook met en scène le dédoublement qui affecte Lear : Paul Scofield, filmé de profil, dans un champ contrechamp très rapide, donne au spectateur l'impression d'un homme qui se verrait double et se parlerait à lui-même (3.2.49-59) ; lorsque Kent, entre à son tour dans le champ de la caméra, interrompant sans le savoir cet étrange dialogue, un brusque et rapide mouvement de caméra restitue à Lear son unité mais trouble la perception que le spectateur a de l'espace de la scène. Puis, le visage de Scofield est coupé par le cadrage en gros plan de la caméra : autre signe du morcellement de l'identité dont Lear est victime.

Un autre procédé de dédoublement consiste à montrer ce même visage s'adressant à la caméra, mais par l'intermédiaire de son reflet dans une eau très sombre, ce qui crée une image instable pour le spectateur. En d'autres occasions, la technique de la caméra subjective est utilisée de façon à produire des effets égarant pour le spectateur. Tom, dégoulinant d'eau, observe Lear et celui-ci le regarde à son tour. Mais le pauvre hère apparaît double, en une succession rapide, grâce au montage, en gros plan et en plan plus large, immobile tel un Christ souffrant ou plutôt un Saint-Sébastien, mais à la fois parlant et muet (3.4.83-92).

En définitive, le spectateur ne sait-il plus exactement qui voit ni ce qui est vu ou imaginé, quels sont les absents et les présents, qui est mort et qui est vivant. Cette impression perdure d'autant plus que le procédé de la caméra subjective, associée à des effets de montage, confère à certaines images le statut d'hallucinations perçues par le vieux roi : des rats noyés, retournés sur le dos, gisent dans la cabane, mais Lear semble le seul à les voir. Une autre série d'hallucinations se développe après la tempête, lors du procès que Lear imagine pour ses filles. Dans l'adaptation de Brook, celles-ci apparaissent devant lui telles qu'elles étaient à l'acte I, au moment du partage ; ces hallucinations se dissipent grâce à l'intervention de Kent.

Qu'elles prennent la forme d'un dédoublement de la personnalité ou d'hallucinations, ces manifestations de démence entrent dans le champ psychiatrique de la psychose. Grâce aux procédés cinématographiques (caméra subjective, absence de raccord entre les plans au montage...) le spectateur éprouve une série de distorsions par rapport à la perception de l'espace, des effets de trouble (au sens propre comme au figuré) : dès lors, il ne sait plus distinguer ce qui est réel de ce qui ne l'est pas. Le spectateur, notamment grâce à la caméra subjective, partage la vision du personnage et s'identifie à lui.

La distance maintenue au départ avec le spectateur (notamment par le refus de Brook de toute forme d'actualisation de la pièce au profit de sa transposition dans un monde archaïque) disparaît : en l'occurrence, l'absence d'ancrage socio-historique confère au parcours de Lear une dimension universelle et initiatique : après le dérèglement des perceptions, le passage par la démence, l'expérience de la noirceur du monde et de l'homme, Brook mettra en valeur la révélation finale de ce voyage initiatique accompli par le vieil homme : Lear s'éteindra dans une image surexposée à la lumière se prolongeant dans un fondu au blanc.

3. Philippe Adrien : Sénilité et inquiétante étrangeté

Avec la mise en scène de Philippe Adrien, le motif de la folie contamine l'ensemble de la représentation de façon à la déréaliser et à lui conférer le caractère d'un rêve. Les éléments scénographiques contribuent à installer un sentiment d'« inquiétante étrangeté » (Freud, 1985). Pris entre rêve et réalité, la scène devient l'espace-temps où quelque chose de l'inconscient se donne à voir et à lire. Le plateau quasiment nu met en valeur la figure perdue d'un roi (interprété par Victor Garrivier) qui erre d'hallucinations en cauchemars dans une succession de tableaux rythmée, à chaque changement de lieu, par les ouvertures et fermetures de deux rideaux vaporeux aux reflets bleutés. Le dispositif scénique se résume à de grands panneaux mobiles d'aspect cuivré, aisément maniables, qui composent selon les besoins des forteresses, des pièces aux sombres recoins, les éléments déchaînés de l'orage ou encore l'assaut des deux armées. Le clair-obscur qui domine la majeure partie de la représentation est régulièrement envahi de brumes épaisses qui dessinent parfois des formes aux contours étranges. Par la réunion de tous ces éléments, Philippe Adrien parvient à suggérer les labyrinthes qui se font et se défont autour du roi : il crée ainsi un monde aux contours mouvants, où la réalité se dérobe sans cesse, comme engloutie dans un mauvais rêve.

Selon le metteur en scène, dès lors que Cordelia refuse à son père l'amour absolu qu'il réclame, celui-ci se trouve précipité dans un état de démence sénile dont les symptômes ne tardent pas à se manifester. Au château de Goneril, où Lear a désormais ses quartiers, celui-ci, à son retour de la chasse, réclame en vain son dîner à des serviteurs peu diligents. Bientôt, la fatigue aidant, le vieil homme s'assoupit dans son fauteuil. Dès lors, la scène glisse dans l'onirisme. Dans une lumière bleutée et rasante, deux des serviteurs passent près du roi endormi en longeant le mur ; leur ombre s'allonge et leur marche se ralentit puis se transforme en une danse étrange jusqu'à ce que le geste obscène de l'un d'eux réveille soudain le vieillard.

Quand celui-ci ouvre les yeux, il est seul : hallucination ? paranoïa ? « Holà, je crois que le monde dort ! » (1.4.46) lance-t-il dans la traduction de Luc de Goustine (2000). Il se fâche, exige que l'on revienne, que l'on s'explique, mais personne ne se montre : pour la première fois, la voix du roi est impuissante à se faire obéir.

Soigneusement réglée avec une chorégraphe, l'étrange marche dansée des serviteurs sert au metteur en scène à souligner la première occurrence de la folie de Lear. Cette séquence, détachée du déroulement de l'intrigue, décalée par rapport aux moments de jeu qui la précèdent, constitue une incise poétique et mystérieuse, à la manière d'un lapsus qui se glisserait inopinément au milieu d'un discours construit. Elle est le premier signe du caractère imprévisible de la démence qui commence de grignoter l'esprit du roi.

Le second signe apparaît très vite, au cours de la même scène, alors que Lear attend toujours son repas. Sur la grande table à dîner qui vient juste d'être installée devant lui, les flammes d'un chandelier posé au centre laissent entrevoir la silhouette d'une créature apparemment difforme : ce n'est autre que la déformation de l'ombre de Goneril qui semble dévorer un poulet dans de grandes gesticulations. Et le Fou de dire : « Miam ! Miam ! Qui n'a gardé ni mie, ni miettes, pleurnichera dans son assiette » (1.4.187-189) Derrière Goneril, l'ombre protectrice et inquiétante d'Oswald observe la tournure que prend la scène. Telle une Sphinge menaçante, c'est mi-femme, mi-fauve que cette fille ingrate éructe ses menaces à la face de son père. Quant à Lear, doutant de ses yeux et de ses oreilles, il se croit de nouveau en proie à des hallucinations. « Etes-vous notre fille ? » (1.4.209), se risque-t-il à demander ; la réponse ne se fait pas attendre : « Cet air ravi, sire, est du même tonneau que vos récentes frasques » (1.4.228-229). Cette fois la chimère disparaît pour laisser la place à la violence humiliante de la femme ambitieuse. Refusant de prendre en compte la démence sénile qui, de toute évidence, affecte son père, Goneril lui renvoie au visage la triste réalité de sa situation d'invité abusif ; avec pour effet immédiat de rendre aussitôt à Lear (au moins pour un temps) sa nature de despote furieux.

Dans cette séquence, dont la crédibilité repose presque entièrement sur le jeu des comédiens, Philippe Adrien a demandé aux uns de produire un mirage, à Victor Garrivier de jouer la vision de celui-ci. C'est ainsi que l'inquiétude et le doute qu'on identifie chez le roi face aux gestes saccadés et emphatiques de l'actrice interprétant Goneril, de même que la haute stature du comédien jouant le rôle d'Oswald ainsi que la lenteur de ses mouvements ont permis de faire adhérer le spectateur à l'idée d'une hallucination dont Lear serait la victime.

Le metteur en scène pousse plus loin ce principe lorsque Lear retrouve Regane et son époux le duc de Cornouailles au château de Gloucester. Tendu et égaré, fragile comme un enfant, le roi se met à geindre en venant se placer tout contre Regane : « Bien-aimée Regane, ta sœur est mauvaise » (2.2.322-3). Les époux se penchent pour lui parler et tempérer ses lamentations, poussant Lear à se courber chaque fois un peu plus pour finir à quatre pattes, tant et si bien qu'il a bientôt l'air d'un gamin pleurnichard cherchant à être consolé. De manière saisissante, les deux interprètes de Regane et Cornouailles ne se contentent pas de jouer leurs personnages, mais aussi l'idée que le vieux roi se fait d'eux dans sa tête. Vision surprenante d'une paranoïa, parfaitement fondée en l'occurrence.

Avec l'arrivée de Goneril, la scène bascule dans une forme de délire aux allures fantastiques : l'entrée en scène de la fille aînée est annoncée par un filet de fumée au lointain du plateau, celle-ci prenant elle même le caractère d'une apparition fantasmagorique qui traverse furtivement la brume pour venir embrasser sa sœur. « Ah, mon cœur, que tu es solide ! Tiendras-tu bon ? » (2.2.386-387) s'inquiète le vieil homme. Aussitôt l'atmosphère devient oppressante ; Lear entend des voix lointaines ou plutôt des ricanements ; les silhouettes autour de lui se font de plus en plus menaçantes. Tandis que ses filles ont l'air de sorcières hideuses ou de tout autres créatures nocturnes et sanguinaires, Cornouailles et Oswald le toisent de leurs hautes silhouettes effrayantes. Soutenu par son Fou, le roi préfère fuir et braver l'orage : « Ô Fou, je vais perdre la tête ! » (2.2.475)

Le cauchemar de la tempête, rendu par une lumière lugubre et le vacarme assourdissant d'une musique abstraite, est placé sous le signe de la perte de repères. Les trois grands panneaux métalliques qui se livrent à un savant ballet mécanique ne permettent plus vraiment au spectateur d'identifier qui bouge de Lear ou du monde autour de lui. Ainsi la folie du roi devient-elle clairement perceptible grâce à une scénographie qui évoque un labyrinthe en perpétuel mouvement. Dans cet espace aux contours sans cesse fluctuants, la perte de repères va de pair, paradoxalement, avec l'enfermement, puisque le spectateur assiste littéralement, sur le plateau, à la constitution d'une image saisissante : celle des mâchoires d'un étau cherchant à se refermer sur le vieux roi.

Avec Le Roi Lear, Philippe Adrien a voulu se faire anatomiste de la psyché humaine. Par une lecture fine du texte, il suit, étape par étape, le dérèglement mental qui affecte le vieux roi. Attentif à renforcer la résonance à la fois universelle et actuelle de la pièce de Shakespeare, le metteur en scène a d'abord voulu rapprocher la folie de Lear de la pathologie des malades d'Alzheimer, qui connaît depuis une vingtaine d'années une forte actualité. Mais, les atteintes de la mémoire de Lear étant finalement limitées dans la pièce, Philippe Adrien a été conduit à s'intéresser plus largement aux phénomènes de démence sénile ainsi qu'aux manifestations hallucinatoires et paranoïaques.

Conclusion

Selon les mises en scène envisagées, la folie de Lear se résume à un motif et se concentre dans un épisode (celui de la tempête sur la lande) et ses suites immédiates. C'est le cas de celle de Jean-François Sivadier, où la folie du roi est plutôt partie intégrante du vaste jeu de désignations, du redoublement des conventions et signes théâtraux qui parcourent la pièce

A l'inverse, pour d'autres metteurs en scène (dont Philippe Adrien, mais aussi Daniel Mesguich ou Daniel Benoin dont on pourrait aussi parler) cette problématique, identifiée comme le nœud gordien de l'œuvre, n'a de cesse d'être explorée pour envahir l'ensemble de la représentation. Ainsi le théâtre devient-il le lieu des processus d'une psyché défaillante : « l'Autre scène » (Mannoni,1985), celle de l'inconscient, prend la dimension du plateau tout entier, lequel est alors dominé par une inquiétante étrangeté.

Dans une position autre sinon intermédiaire, Peter Brook, dans son film, met à profit les ressources propres du langage cinématographique (montage, mouvements de caméra, cadrages...) pour trouver des équivalents aux manifestations cliniques de la folie de Lear. Il inscrit néanmoins ces dérèglements psychiatriques dans le schéma anthropologique d'un parcours initiatique ou, peut-être, la folie suprême est celle d'un vieillard qui s'obstine à refuser la mort et fait donc le mauvais choix, comme nous l'explique Freud (1985).

Donc, si Shakespeare « dresse le tableau d'une terre peuplée de fous et d'aveugles », nous rappelle Philippe Adrien, c'est justement « pour nous désaveugler ». D'ailleurs, ce metteur en scène n'oublie pas, après nous avoir montré le délire qui emporte Lear, de ménager l'illumination finale et l'apaisement du personnage dans la mort. Par un effet de miroir, il plonge le spectateur dans un monde de cauchemars et de visions hallucinatoires et celui-ci, en rêveur éveillé, se trouve alors immergé dans les méandres de sa propre imagination. Trompant son aveuglement, il explore à son tour son « moi » profond, entrevoit ses secrets les plus enfouis pour finir, lui aussi, par y voir clair.

Références bibliographiques

Edition anglaise de référence de la pièce

- Foakes, Reginald Anthony (ed.). 1997. King Lear. « The Arden Shakespeare ». Londres : Thomson Learning.

Traductions françaises

- COLLIN Pascal (trad.). 2007. Le Roi Lear. Paris : Théâtrales/Théâtre National de Bretagne.

- DE GOUSTINE Luc (trad.). 2000. La Tragédie du Roi Lear. Paris : L'Arche.

Références théoriques

- Freud, Sigmund. 1985. L'Inquiétante étrangeté et autres essais. Paris : Gallimard.

- Mannoni, Octave. 1985 (1969). Clefs pour l'imaginaire ou l'Autre scène. Paris : Seuil.

- Kantorowicz, Ernst H. 1997 (1957). The King's Two Bodies. A Study in Mediaeval Political Theology. Princeton : Princeton University Press.

Sur le théâtre et les mises en scène du Roi Lear

- Brook, Peter. 2001 (1977). L'Espace vide. Paris : Seuil.

- Sivadier, Jean-François. 2007. « Vision de Lear » dans COLLIN Pascal (trad.). Le Roi Lear. Paris : Théâtrales/Théâtre National de Bretagne.

Film

- Brook, Peter. 2002. (1970). King Lear. (1970 by Filmways Inc.) 2002 Columbia Tristar Home Entertainment. Noir et blanc. PAL. VHS. Stéréo. 132 minutes.

Pour aller plus loin

Sur la folie de Lear

- Green, André. 1992. « Lear ou les voi(es)x de la nature » dans La Déliaison. Paris : Les Belles Lettres.

- Nancy, Jean-Luc. 1994. « L'homme nu » dans Théâtre/Public, n°115. Janvier-Février 1994. Paris : Théâtre de Gennevilliers.

Sur les mises en scène du Roi Lear

- Guidicelli, Carole. 2008. « De l'espace vide au plateau mis à nu : King Lear relu par ses metteurs en scène » dans Lemonnier-Texier Delphine et Winter Guillaume (ed.). Lectures du Roi Lear de William Shakespeare. Rennes : Presses Universitaires de Rennes.

- Imperiali, Isabella et Lappin, Linda. 2002 (1985). « Le Roi Lear ou au-delà de la vision » dans Banu, Georges (ed.). Brook. « Les Voies de la Création Théâtrale ». Paris : CNRS Editions.

 

Cette ressource a été publiée dans le cadre de la journée d'étude "Visions dans et sur King Lear", organisée par Estelle Rivier à l'université du Maine le 13 janvier 2010.

 

Pour citer cette ressource :

Carole Guidicelli, Vision(s) de dé-Lear ou comment mettre en scène la folie du roi, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), février 2010. Consulté le 25/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/litterature/litterature-britannique/Shakespeare/vision-s-de-de-lear-ou-comment-mettre-en-scene-la-folie-du-roi