Petite faute, grande folie dans «King Lear» : Comment, pourquoi ?
Introduction
Tout d'abord, en cette cité des Plantagenêt, je remercie les organisateurs de cette Journée et tout particulièrement madame Estelle RIVIER de m'avoir invité. J'ai apprécié la finesse et le talent avec lesquels son ouvrage sur le décor révèle les ressorts les plus importants de la pensée créatrice enchâssée de l'auteur, du metteur en scène et des acteurs d'une pièce, toutes étapes encastrées de la création dramatique qu'André Green appelle « le représenteur » (Green, 2003,273-280). Merci aussi d'avoir choisi de consacrer cette Journée à une seule pièce, et quelle pièce, Le Roi Lear de William Shakespeare (1997, 2002). Ma profession de médecin, neurologue et psychiatre de formation psychanalytique (Thoret, 1993), m'a conduit à considérer Shakespeare comme un grand clinicien et un fin thérapeute. C' est pourquoi je centrerai mon propos sur l'approche clinique de la rupture entre Lear et Cordélia et de leurs retrouvailles à l'issue tragique.
1. La désaffiliation de Cordélia par son père, le roi Lear
A la demande de son père de proclamer en public l'amour qu'elle éprouve pour lui, Cordélia répond : « Nothing, my lord ». Et Lear de manifester ainsi sa colère :
Let it be so, thy truth then be thy dower. (...)For, (...) By all the operation of the orbs,From which we do exist and cease to be,Here I disclaim all my paternal care,Propinquity and property of blood,And as a stranger to my heart and meHold thee from this forever. – (King Lear, 1.1.86, 106, 109-114)
« Soit, que ta vérité soit donc ta dot. » De plus, « Par toutes les opérations orbitales des astres, qui nous font exister ou cesser d'être, je proclame que j'abjure ici toute ma fonction paternelle, toute parenté, tout lien du sang, et désormais te tiens pour toujours étrangère à mon cœur et à moi. » (traduction personnelle).
Après cette amputation cruelle de son lien père-fille, Lear va découvrir l'ingratitude de sa fille aînée et il va faire une auto-analyse rétrospective très fine de sa colère envers Cordélia :
O most small fault,
How ugly didst thou in Cordelia show!
Which, like an engine, wrench'd my frame of nature
From the fix'd place;(...)
(King Lear, 1.4.258-261)Oh petite faute, toute petite faute,
Comme tu me semblas horrible
Quand tu te manifestas chez Cordélia !
C'est toi, petite faute, qui,
Comme s'il s'agissait d'une machine, d'un levier, d'un engin,
Fit sauter (wrench'd) le cadre
Qui me permet de prendre en compte le monde, la nature, la réalité,
L'arrachant (wrench'd) de la place où il avait été fixé.
(traduction personnelle)
Pierre Leyris et Elisabeth Holland traduisaient ce dommage irréversible, une action brutale qui « tord et disloque la charpente de l'approche de la nature, à l'instar d'un engin tourmenteur. » (Le roi Lear, 1959).
Le verbe to wrench comporte deux mouvements, couper les liens existants, et ensuite, tordre violemment, arracher, fouler, dessertir, dessouder ces liens et dès lors, causer un dommage structurel massif, détruisant l'appareil qui permettait de distinguer le vrai du faux, cet appareil qui était l'assise de la fonction de jugement, d'évaluation, de confiance, d'investissement. Dès lors, plus rien ne s'oppose à ce que l'orage de la folie s'empare du psychisme du sujet :
(...) Drew from my heart all love,
And added to the gall . O Lear, Lear, Lear!
Beat at this gate, that let thy folly in,
And thy dear judgment out (...)
(King Lear, 1.4. 261-4)[Cette réaction] laissa se vider tout l'amour
Qui était dans mon coeur, et m'emplir de fiel.
Oh, Lear, Lear, Lear !
Frappe à cette porte qui laissa entrer ta folie
(il se frappe le front)
Et laissa partir ton cher jugement.
(Traduction personnelle)
Or, les liens qui unissaient Lear et Cordélia sont très archaïques, très massifs, très fusionnels. Ils ne peuvent être séparés, coupés ou dénoués à volonté ; on ne peut que les arracher en détruisant les deux personnes qu'ils unissent, leur faisant perdre la raison et l'approche du réel.
Dans la pièce dont s'est inspiré Shakespeare, La véritable chronique du roi Leir, le roi constate qu'il se trouve atteint de la même blessure que celle qu'il infligea à sa fille ; il n'est plus qu' un étranger pour la famille, il n'a plus de place dans la société faute d'avoir respecté les usages, la manière civile et naturelle de se comporter et ses investissements affectifs se sont dissipés depuis ce jour de colère :
But all my interest's gone,
By shewing my selfe too much unnatural :
So have I lost the title of a father,
And may be call'd a stranger to her rather.
Tout ce qui m'intéressait s'est dispersé
Quand je me suis montré si étranger à la nature :
C'est ainsi que je perdis le titre de père,
C'est ainsi que l'on peut me dire étranger par rapport à elle.
(traduction personelle)
Ces deux personnages tombent dans un abîme de solitude, d'incompréhension, de haine jusqu'à la mort et parfois même au-delà, dans une damnation où le coupable est attaché à une roue de feu et où les larmes qu'il avait vainement tenté de retenir, le brûlent comme du plomb fondu.
Plus près de nous, Freud, dans un article de 1894, « Les psycho-névroses de défense » (Freud, 1973, [1894], p. 1-14), oppose deux niveaux de pathologie mentale. Dans l'une, la névrose, l'approche de la réalité se maintient car un souvenir peut être détaché de l'émotion qui l'accompagne. Dans l'autre, plus grave, la psychose, il y a faillite de l'épreuve de réalité car « le moi s'arrache (seisst sich von ...) à la représentation inconciliable, mais celle-ci est inséparablement attachée à un fragment de la réalité si bien que le moi ... s'est séparé aussi ....de la réalité. » D'où l'invasion des perceptions imaginaires venues de l'intérieur du psychisme, les hallucinations, et un état de confusion entre l'imaginaire et la réalité. Tout se passe comme si le filetage entre une représentation et l'émotion qui l'accompagne était fixé par la rouille et qu'on ne pouvait le faire céder qu'en arrachant tout l'appareil.
Le roi de France, a, pour une fois, le beau rôle car il accepte avec joie la main de la belle et fière Cordélia mais il s'étonne que le roi ait inversé si vite son affection si bien garantie, si proclamée, si cautionnée envers sa dernière fille :
(...)Sure, her offense
Must be of such unnatural degree
That monsters it, or your fore-vouch'd affection
Fall into taint;
(King Lear, 1.1. 216-19)Assurément son offense
Doit être à ce point contre nature
Qu'elle en devient monstrueuse, ou bien votre affection naguère proclamée
S'est corrompue ;
(traduction de J.M. Déprats)
Pourquoi ternir si vite la grande estime qu'il éprouvait pour sa fille en s'en portant garant (Vouch'd for) et la transformer en tare (Taint). On peut observer que la maîtrise de la réalité qui est détruite dans de telles conditions pathologiques conduisant à la psychose, comporte trois niveaux de mise à l'épreuve de la réalité :
- L'épreuve de réalité (reality-testing) portant sur toutes les composantes de la réalité.
- L'estimation de la réalité (reality-esteemation) quand il s'agit de valeurs
- La garantie qu'on apporte à la réalité (reality-vouching) quand le sujet confronte ces valeurs à des idéaux et s'en porte garant.
Freud, en 1911, évoquant ce dernier stade de la garantie, de la caution qu'on apporte aux valeurs perçues comme authentiques, validées, scellées, utilise le mot Einsetzung, instauration, qu'on peut traduire en anglais par Vouching for, cautionner, se porter garant (Freud, 1984, [1911], 134-6).
Un peu plus tard, en 1921, Freud souligne l'importance de l'agence qui garantit pour le Moi l'appréhension de la réalité :
No wonder that the ego takes a perception for real if its reality is vouched for by the agency which ordinarily discharges the duty of testing the reality of things (...)
Rien d'étonnant à ce que le Moi tienne pour réelle une perception, lorsque l'instance psychique à qui incombe habituellement la tâche de l'examen de réalité se porte garante de cette réalité (Sich für diese Realität einsetzt...) (Freud, 1991, [1921], 52).
2. La nouvelle rencontre de Lear avec Cordélia
Au quatrième acte, Cordélia paraît enfin en chef de guerre avec l'intention de bouter l'anglais dans ses quartiers et de restaurer le vieux roi dans toutes ses prérogatives, comme pour effacer sa malencontreuse donation-partage avec levée d'usufruit. Le spectateur se prend à rêver que cette jeune femme, intrépide et fière, va tout arranger et rétablir paix et justice par la victoire et la miséricorde. Mais les rapports de force sont là et l'armée anglaise est plus forte que celle qui vient de France. Chacune des scènes de la rencontre entre Lear et Cordélia comporte deux volets :
- le premier est celui de la compassion, de l'écoute, du soutien, de la protection, du désir de soigner la folie du roi par le repos, les remèdes et l'acceptation des larmes d'amour de sa fille qui doivent servir d'onguent bienfaisant pour leur réconciliation. Mais, aussitôt, un messager intervient pour annoncer de mauvaises nouvelles du front et une vague d'effroi vient briser la chaîne de l'espoir de la guérison du roi et de la victoire.
- le second volet est celui d'une expérience extérieure d'effroi. Dans la scène 4.4, où Cordélia fait rechercher le roi errant dans la campagne, comme dans la scène 4.7 où, après la première rencontre entre le roi et Cordélia, Kent annonce l'approche des troupes ennemies. La scène 5.3 montrera Lear et Cordélia prisonniers après la défaite et conduits en prison tandis qu'Edmond ordonne leur mise à mort. La péripétie d'un ultime contre-ordre arrive trop tard et c'est Lear qui apparaît en hurlant, portant le corps de sa fille, tuée par pendaison. Lear veut échanger sa vie contre celle de sa fille et un bouton trop serré gène sa respiration. Il se laisse mourir, délivré de tout ce qu'il a enduré jusqu'à l'insupportable absolu, le décès sans retour de sa fille.
Ce contraste répété par l'auteur entre une amorce d'espoir et l'effroi qui vient l'annuler me semble pouvoir être référé à deux repères que Freud a décrits dans la constitution ou l'échec de l'épreuve de réalité chez l'enfant au cours de son développement : l'intervention de la personne secourable et l'expérience externe d'effroi liée au manque absolu de l'objet aimé.
2.1 La personne secourable
Le versant positif est la personne secourable, la mère le plus souvent, qui sert à l'enfant d'ambassadeur de la réalité. Elle le protège des menaces, des dangers extérieurs tout autant que des représentations endo-psychiques cauchemardesques qui l'assaillent, telle la présence d'un loup derrière la porte ou l'irruption d'une sorcière dans leurs rêves. La présence de la personne secourable inhibe, réduit, dissipe ces perceptions imaginaires menaçantes, violentes, chaotiques, dissonantes. Outre cette fonction de bouclier contre les fantasmes effrayants, la personne secourable établit avec l'enfant un code de représentations interactives qui leur permet de communiquer entre eux de façon anticipée sur les besoins de l'enfant ; par exemple, quand l'enfant a faim, il sait qu'il peut appeler cette personne et que celle-ci viendra lui apporter de la nourriture ; ainsi, la personne secourable (Das Hilfreiche Individuum) envoie à l'enfant des indices de qualité de sa réponse satisfaisante et l'enfant s'habitue à avoir confiance en elle pour répondre positivement à ses demandes. Freud a décrit ce circuit dans un texte de 1895, l'Esquisse pour une psychologie à l'usage des neurologues (Freud, 1973, [1895], 336-8).
Ainsi, l'enfant peut mémoriser le souvenir d'une bonne tétée et se la rappeler quand le besoin de faim se manifeste. La présence protectrice de la mère ou de la personne secourable met l'enfant à l'abri des angoisses d'inondation, de détresse absolue. Elle cautionne, valide, se porte garante des expériences de satisfaction et assure une protection permanente contre tout danger. Dans la scène de désaffiliation, Lear a récusé, banni, répudié toute sa sollicitude paternelle envers sa fille par un mécanisme d'arrachement. A l'inverse, en présence à nouveau de son père malade, Cordélia se penche vers lui :
O you kind gods
Cure this great breach in his abused nature ;
Th' untun'd and jarring senses, O wind up
Of this child-changed father
(King Lear, 4.6. 14-17)O dieux bienveillants,
Guérissez cette immense brèche dans sa nature malmenée,
Réajustez les sens désaccordés et dissonants
De ce père tourmenté par ses enfants.
(trad. J. M Déprats)
2.2 L'expérience d'effroi d'origine externe
Freud évoque cela dans L'interprétation des rêves (Freud , 1967, [1900], 481) et la traduction de ce texte a été revue par Roger Dorey (Dorey, 1988, 57-77). Quand l'objet d'amour, la mère par exemple, apparaît comme manquante, faisant défaut, absente de façon prolongée et irrémédiable, cela renvoie l'enfant aux limbes de la situation originelle de détresse biologique et psychique des premières périodes de la vie où il est menacé de mort par défaut de soin.
Au début de sa vie, l'enfant est incapable de distinguer la perception extérieure et la représentation imaginaire endo-psychique qui apparaît dans le rêve, par exemple. La personne secourable l'aide à se détacher de ces deux sources de perception pour instaurer en lui une indépendance, une autonomie, que Freud appelle Abwendung, instauration, détachement salutaire et mâturant. Toutefois cette capacité d'endurer l'absence et le malheur ne peut s'établir que tant que la personne secourable reste à nos côtés. Si elle manque de façon massive, c'est au contraire l'effondrement.
Freud souligne le fait que la prise de conscience de l'absence prolongée de l'objet rend inopérante la solution habituelle à la détresse passagère, se remémorer un bon repas par exemple. Si la personne secourable, l'objet d'amour et de protection, apparaît comme absente pour longtemps, manquante de façon définitive, cette absence devient traumatique et déstructurante pour l'enfant et cela bloque et paralyse toutes les défenses qu'il avait commencé à élaborer grâce à la présence rassurante de la personne secourable.
Dès lors, l'enfant est envahi par la perception du déplaisir, de la solitude impossible à réduire, de l'angoisse de se voir privé de toute aide (Hilflosigkeit), expérience de détresse absolue. Lear vit cette déréliction totale, cette angoisse d'inondation, cette détresse privée de toute aide, comme une mort psychique ou une damnation :
You do me wrong to take me out o'th' grave.
Thou art a soul in bliss, but I am bound
Upon a wheel of fire, that mine own tears
Do scald like molten lead.
(King Lear, 4.7. 45-8)Vous me faîtes du tort de m'arracher à la tombe.
Toi, tu es une âme bienheureuse, mais moi je suis attaché
Sur une roue de feu, mes propres larmes
Me brûlent comme du plomb fondu.
(traduction J.M. Déprats)
La guérison d'une telle détresse n'est possible que si le thérapeute accepte, tel Orphée ou Déméter, d'aller rechercher chez les morts, le malade qui s'y croit déjà. Et, nous prévient Shakespeare, il ne faut absolument pas que ce voyage magique, cette cure chamanique soit interrompue, car cette rechute risquerait d'être fatale au patient.
Ainsi, dans Périclès, le magicien guérisseur Cérimon ramène l'épouse de Périclès à la vie en s'aidant de pratiques magiques et de musique mais il met en garde ses assistants : toute rechute avant la fin de la cure serait fatale :
To the next chamber bear her.
Get linen. Now this matter must be looked to,
For her relapse is mortal. Come, come
And Aesculapus guide us.
(Pericles, scène 12. v. 105-8)Portez-la dans la chambre voisine.
Apportez du linge. Maintenant il faut s'occuper attentivement de cette affaire,
Car pour elle, une rechute serait mortelle. Venez, venez,
Et qu'Esculape soit notre guide.
(traduction personnelle)
D'ailleurs, Shakespeare nous montre que Lear voit Cordélia comme un esprit, partageant son séjour chez les morts : « Thou art a soul in bliss ...» (King Lear, 4.7. 43). Et quand Cordélia lui demande s'il la reconnaît , il répond : « You are a spirit, I know. When did you die? ». Lear se croit dans l'autre monde ou, tout au moins, dans un monde d'illusion, de cauchemar où il ne reconnaît même pas son corps, ses mains et doit se piquer avec une épingle (pin prick) pour être sûr d'être encore en vie et dans le monde réel.
2.3 La dernière scène, la mort irrévocable de Cordélia
Quand Lear apparaît, portant le corps de Cordélia,l'effroi d'origine externe envahit toute la scène et glace le public.
She's gone for ever.
I know when one is dead and when one lives.
She's dead as earth.
(King Lear, 5.3. 234-6)Elle est partie pour toujours.
Je sais quand on est mort et quand on vit.
Elle est morte comme la terre.
(traduction J.M. Déprats)
Lear mobilise ses dernières forces pour vérifier si elle respire encore, en vain, même si, pour obtenir cette rédemption, il serait prêt à échanger sa propre vie contre celle de sa fille. Mais c'est bien fini. Lear, « cette pauvre ruine » (this great decay), est au fond du désespoir, dans l'irrévocable de la séparation, de la mort de l'être aimé :
And my poor fool is hang'd (...)
Thou'lt come no more,
Never, never, never, never, never.
(King Lear, 5.3. 280, 282-3)Et mon pauvre enfant est pendu.(...)
Tu ne reviendras plus,
Jamais, jamais, jamais, jamais, jamais.
(traduction J.M.Déprats)
Et il meurt sur un ultime espoir de la voir reprendre son souffle :
Look on her, look, her lips,
Look there, look there!
(King Lear, 5. 3. 285-6)Regardez-la, regardez, ses lèvres,
Regardez, regardez.
(traduction J.M. Déprats)
La personne secourable, (Cordélia pour Lear), est morte trop tôt. A la fin de la pièce, la nouvelle personne secourable (Lear pour Cordélia) meurt dans un ultime espoir de lui redonner la vie. L'intensité de ces scènes nous amène à nous interroger sur le pourquoi de la mort de Cordélia et de l'échec de leur tentative de reconnaissance mutuelle.
3. Diverses formes de la reconnaissance
Aristote était fils de médecin. De même que la catharsis désignait à l'époque une bonne purge, on peut considérer que le concept de Reconnaissance (Anagnorisis) qu'il décrit comme moteur de la tragédie dans La Poétique, peut correspondre à un succès à la fois diagnostique et thérapeutique, en levant le mystère caché d'un conflit.(Aristote, 1979 ; T. Cave, 1988).
3.1 Le long et patient travail de reconnaissance
Compromis dans le Roi Lear par les malheurs de la guerre en cours, le processus de reconnaissance est décrit comme une véritable cure dans une romance tardive de Shakespeare, Périclès (scène 21). Le prince Périclès, croyant avoir perdu son épouse et sa fille unique Marina, se laisse mourir dans un état mélancolique profond. On amène auprès de lui, pour tenter de le soigner, sa fille Marina qu'il n'a pas revue depuis son enfance. La reconnaissance nécessite trois étapes :
- Reconnaître la « thérapeute » comme telle avec la suave réplique célèbre : « My name is Marina. » (Pericles, scene 21, 132).
- Amener le « patient à se reconnaître, « I am Pericles, Of Tyre » (Pericles, scène 21, 192-3).
- Dénouer le conflit souvent lié, selon Freud, à une violation des lois sacrées de la génération.(Freud, 1985, [1916], 154)
Marina soigne avec succès son père comme s'il était son enfant et il se réjouit d'être nourri par celle qu'il a nourrie, « Thou that beget'st him that did thee beget. » (Pericles, scene 21, 184). On peut comprendre, en comparant la longue et patiente cure dont Marina fait bénéficier son père avec les entrevues furtives de Lear et Cordélia au coeur de la guerre que cette reconnaissance vient à son terme dans Périclès mais reste sur un échec dans King Lear.
3.2 L'évitement de l'amour selon Stanley Cavell
Stanley Cavell interprète le conflit de Lear comme un évitement systématique de l'amour, l'amour dont on est l'objet comme celui que l'on éprouve pour quelqu'un. (Cavell, 2003, 39-123). D'où la rigidité avec laquelle Lear organise ce sinistre « concours d'amour » où ce sentiment est réduit à ses manifestations les plus superficielles et les plus artificielles, comme souvent en situation d'héritage.
Stanley Cavell, professeur à Harvard, rattache cet évitement de l'amour par Lear à un vécu de honte chez le roi. Il me semble qu'on pourrait mettre cette honte en rapport avec les rares allusions de Lear à son épouse décédée, la Reine Lear, quand il évoque son comportement d'épouse infidèle et une redoutable « Hysterica Passio » qu'il réfrène en lui-même.
Quand Lear attend d'être reçu par sa fille Regan, s'attardant dans sa chambre avec son mari, il ressent une vive jalousie oedipienne :
O, how this mother swells up toward my heart !
Hysterica Passio, down, thou climbing sorrow,
Thy elements below. Where is this daughter?
( King Lear, 2.2. 234-6)Oh, comme cette mère remonte vers mon cœur !
Hysterica Passio, en bas, chagrin qui grimpe en moi,
Que tes composantes redescendent. Où est cette fille ?
( traduction personnelle)
Dès que Regan apparaît , il l'accueille ainsi :
Regan, I think you are. I know what reason
I have to think so; if thou shouldst not be glad,
I would divorce me from thy mother's tomb,
Sepulch'ring an adultress.
( King Lear, 2.2. 303-6.)Regane, je vous crois. Je sais quelle raison
J'ai de le croire : si tu n'en étais pas heureuse,
Je voudrais divorcer d'avec la tombe de ta mère,
Qui serait le sépulcre d'une adultère.
( traduction J .M. Déprats)
Lear avait demandé la veille à sa fille Goneril : « Are you our daughter ? » (King Lear, 1.4.191) .Et il l'avait même insultée de la sorte : « Degenerate bastard.... » (King Lear, 1. 4. 222).
Dans une autre pièce tardive de Shakespeare, Cymbeline, le jeune époux de la fille du roi, Posthumus, croyant être trompé par son épouse, récuse très violemment toute la part féminine, « the woman's part » qui est en lui, et cela rappelle les paroles très hostiles aux femmes qu'exprime le roi Lear. Posthumus venant d'apprendre son infortune conjugale s'écrie :
It is a basilisk unto mine eye,
Kills me to look on't. Let there be no honour
Where there is beauty: truth, where semblance; love,
Where there's another man.
( Cymbeline, 2. 4. 107-110)Apprendre cela est comme avoir un serpent face à moi,
Cela me tue de le regarder. Ah, qu'il ne reste plus d'honneur
Là où on trouve la beauté ; de vérité, là où il n'y a qu' apparence; d'amour,
Là où il y a un autre homme.
( traduction personnelle.)
Posthumus ne se limite pas à exiger la mort de son épouse mais il veut extirper de lui toute part féminine :
Could I find out
The woman's part in me - for there's no motion
That tends to vice in man, but I affirm
It is the woman's part.
(Cymbeline, 2.4. 171-4.)Si je pouvais découvrir
La part de la femme en moi...car il n'y a pas chez l'homme d'élan
Qui tende au vice, qui, je l'affirme,
Ne soit la part de la femme.
(traduction de J.M.Déprats)
On peut estimer que Lear, également, bannit en lui toute part féminine et s'enferme dans une autorité virile absolue et destructrice.
3.3 Joy and grief
La reconnaissance survient chez des personnages dont le destin les voue au bonheur ou au désespoir, nous apprennent Aristote et Terence Cave. Shakespeare se réfère à ce mélange quand il décrit la mort de Gloucester apaisé, éprouvant à la fois joie et chagrin, dans un ultime sourire pour son fils Edgar :
I ask'd his blessing, and from first to last
Told him our pilgrimage, but his flaw'd heart
(Alack, too weak the conflict to support)
Burst smilingly.
(King Lear, 5.3. 187-191)Je lui ai demandé sa bénédiction, et de bout en bout
Lui racontai notre pèlerinage, mais son coeur fèlé
(Hélas ! trop faible pour supporter le choc),
Entre ces deux extrêmes de la passion, la joie et le chagrin,
Se brisa en souriant.
(traduction J.M. Déprats)
Dans Le Conte d'hiver, Polixénès et Camillo ressentent ce mélange extrême de joie et de chagrin quand ils découvrent la filiation royale de Perdita, qu'ls ont interdit à Florizel de prendre pour épouse. On pourait voir ce mélange de joie et de chagrin dans la réaction de Lear et Cordélia se réjouissant, quand on les conduit en prison, d'y être « heureux comme oiseaux en cage », et où Lear se propose de prendre le rôle du fou, pour observer la cour et s'en moquer.
3.4 Cordélia
Pour Freud, Lear choisit Cordélia car il se sait aux portes de la mort et doit s'y résigner. Elle représente pour lui la troisième Parque, Atropos, celle qui interrompt le fil de la vie (Freud, 1985, [1913], 65-81). Pour conclure, on peut facilement nouer le prénom de Cordélia à l'instrument de son supplice. Toutefois, ce prénom lui a été donné à la naissance, comme pour l'héroïne de la véritable chronique du roi Leir, Cordella. On peut encore se demander si elle n'aurait pas eu un problème à sa naissance avec le cordon ombilical.
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Cette ressource a été publiée dans le cadre de la journée d'étude "Visions dans et sur King Lear", organisée par Estelle Rivier à l'université du Maine le 13 janvier 2010.
Pour citer cette ressource :
Yves Thoret, "Petite faute, grande folie dans «King Lear» : Comment, pourquoi ?", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), février 2010. Consulté le 04/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/litterature/litterature-britannique/Shakespeare/petite-faute-grande-folie-dans-king-lear-comment-pourquoi-