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"To disfigure, or to present" (MND, 3.1.57) : la contradiction de «King Lear» à la scène

Par Isabelle Schwartz-Gastine : Maître de conférences - Université de Caen
Publié par Clifford Armion le 22/01/2010

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Toutes les pièces du corpus renaissant offrent des réalités théâtrales qui ne prennent sens que par les mots du texte incarnés par des comédiens sur la scène de planches de bois dénuées de décor. C'est ainsi que, de comédie en tragédie, Shakespeare a interrogé la théâtralité en montrant ce qui n'était pas et en occultant parfois ce qui était. Dans cette communication, on se penchera sur la manière dont le texte donne substance à une nature grandiose, tantôt hostile (la lande sous la tempête), tantôt spectaculaire et dangereuse (la falaise de Douvres), qui n'existe vraiment que par l'interprétation des acteurs. Les spectateurs n'ont rien à voir devant eux sur la scène, mais, grâce à la présentation dynamique qui s'offre à leur regard, l'illusion théâtrale parvient à se métamorphoser en réalité.

Introduction

Dans A Midsummer Night's Dream, les artisans amateurs voudraient faire venir la lune sur la scène de leur théâtre pour honorer le mariage de Theseus, le Duc d'Athènes, avec Hippolyta, la reine des Amazones. Bottom, jamais à cours d'idées, veut se procurer un calendrier ou un almanach pour savoir si ce sera pleine lune ce soir-là afin de la voir en laissant la fenêtre entr'ouverte (3.1.44-57). Néanmoins, comprenant que leur idée est impossible à réaliser, les artisans ne vont pas décrocher la vraie lune ni même la montrer à travers la fenêtre, ils font interpréter l'astre nocturne par l'un des leurs, muni d'un petit fagot et d'une lanterne : « Ay, or else one must come with a bush of thorns and a lantern and say he comes to disfigure, or to present, the person of Moonshine » (3.1.56-57) comme le suggère Quince durant les répétitions nocturnes dans la forêt athénienne, en metteur en scène soulagé d'avoir ainsi résolu l'un de leurs deux problèmes cruciaux ((L'autre étant de faire une lionne qui ne fasse pas peur aux dames.)), usant d'un malaproprisme significatif « to disfigure », suivi d'une visée explicative de bon aloi, « to present ». Mais, sur la scène du Palais ducal, muni de son petit fagot et de sa lanterne qui figurent les attributs de la lune, Starveling the Moonshine a tellement le trac qu'il ne parvient pas débiter le petit couplet composé en pentamètres par Quince à l'usage des spectateurs qui auraient pu ne pas comprendre l'allusion. Cassant l'illusion théâtrale, mais certainement pas la théâtralité, il réussit juste à bredouiller : « All that I have to say is to tell you that the lantern is the moon, I the man i'th'moon, this thorn bush my thorn bush, and this dog my dog. » (5.1.252-254). Finies les métaphores et autres figures de style sophistiquées, il recourt à des équivalences directes introduites par un verbe-copule au présent de l'indicatif, le temps de la vérité générale inscrit dans le mode grammatical du réel. De la littérarisation, qu'ils comprennent bien comme étant impossible sur la scène circonscrite d'un théâtre, les artisans passent à la figuration symbolique qui ne fonctionne que par l'intermédiaire de la parole authentique de l'interprète qui, certes, défigure le texte original, mais qui représente la réalité scénique telle qu'elle a été définie par les interprètes.

Comme on le voit dans cet exemple parmi d'autres, dès les débuts de sa carrière dramatique, A Midsummer Night's Dream date des années 1595-1596, donc dix bonnes années avant King Lear, Shakespeare a interpellé les principes de la représentation, en les explorant selon un mode dérisoire mais efficace comme dans cette comédie, ou selon un registre tragique et sombre comme dans notre pièce. « All that I have to say » dit Starveling, mais c'est justement par cette présentation verbale que les personnages prennent substance et que l'action scénique peut évoluer, sans être défigurée.

Dans les années 1810-1811, Charles Lamb a affirmé que King Lear était « essentially impossible to be represented on stage » ((LAMB Charles, cité dans Frank Kermode (dir.), Shakespeare : King Lear, « Casebook Series », (1969), rééd. Basingstoke, Palgrave-Macmillan, 1992, p. 43.)) :

To see Lear acted, to see an old man totering about the stage with a walking-stick, turned out of doors by his daughters in a rainy night, has nothing in it but what is painful and disgusting. We want to take him into shelter and relieve him. That is all the feeling which the acting of Lear ever produced in me. But the Lear of Shakespeare cannot be acted. ((Idem, p. 42.))

Charles Lamb, âgé alors de 35 ans, ne pouvait pas être accusé d'identification au Roi Lear, comme cela a été le cas de nombreux commentateurs masculins au cours des âges. On remarquera au passage la déférence teintée de pitié qu'il observe envers un vieillard, qu'il évoque dans sa fonction paternelle, et non régalienne. Par ailleurs, il faut avoir en mémoire que Charles Lamb vivait sous la fin de règne de George III, obligé d'abdiquer car il avait fini par sombrer dans la démence, justement en 1810. C'est une raison contextuelle importante qui permet d'expliquer la réticence de Charles Lamb envers cette tragédie, finalement, bien trop chargée d'actualité douloureuse pour pouvoir passer les feux de la rampe : on ne pouvait pas alors évoquer des sujets si brûlants, comme la folie des grands.

Considérée comme injouable en l'état, la tragédie shakespearienne que Jacques Ier et sa Cour ont pu voir durant la saison festive de Noël, le 26 décembre 1606, a fait l'objet de ré-écriture, tant la thématique s'imposait avec force. C'est ainsi que dès la Restauration, l'intrigue de King Lear a été largement modifiée afin de correspondre aux critères du théâtre classique à l'italienne, et Nahum Tate s'y est employé en 1681, comme il l'avait déjà fait pour d'autres œuvres du dramaturge. C'est d'ailleurs sous cette forme, que l'on aurait tendance à négliger un peu trop hâtivement à présent, que King Lear a connu un succès considérable, et ce, jusqu'au début du XIXe siècle. Je pense même que c'est peut-être justement grâce à cette version de Tate, modernisée et remise au goût de cette fin du XVIIe siècle que la pièce shakespearienne a tant frappé les esprits. Les spectateurs étaient familiarisés avec l'intrigue remodelée par Tate qui envisage sereinement l'avenir du royaume : l'action reste entre Anglais, Cordelia devient la femme d'Edgar qui a amplement montré ses qualités personnelles ; en tant que filleul de Lear, Edgar en est le véritable successeur par filiation religieuse, il peut donc prétendre à la couronne et devenir le roi légitime d'un royaume réunifié et pacifié.

Et, lorsque le mouvement du renouveau élisabéthain eut lieu sur la scène anglaise au XIXe siècle, Charles Macready a fait grande sensation en 1838 en montant la version shakespearienne intégrale. Une génération plus tard, il réfutait avec panache l'affirmation de Charles Lamb selon laquelle l'incompatibilité scénique de King Lear tenait à l'essence même de la pièce (« essentially impossible »). Que peut-on représenter sur scène ? Que faut-il écarter ? En vertu de quels principes ?

Au début du XXe siècle, Andrew Cecil Bradley a, lui aussi, déclaré l'impossibilité de monter cette tragédie : « The stage is the test of strictly dramatic quality, and King Lear is too huge for the stage » ((BRADLEY Andrew Cecil, in Frank Kermode, op. cit., p. 76.)) avait-il déclaré de façon vague et péremptoire. Ce n'était pas uniquement la folie du roi, qui, selon lui, la rendait injouable. Il ne supportait pas non plus l'ingratitude de ses filles à qui Lear avait tout donné, et surtout, il s'opposait à ses prédécesseurs du XIXe siècle qui avaient tant admiré Cordelia pour l'attachement qu'elle portait à son père, allant jusqu'au sacrifice de sa personne.

Que ce soit Lamb ou Bradley, la raison invoquée est surtout d'ordre psychologique (la folie, l'ingratitude, le renoncement personnel), et non d'ordre théâtral. Pourtant, outre ses qualités d'analyse psychologique (entre autres), King Lear explore les fondements de la théâtralité. En effet, notre tragédie montre ce qui n'existe pas et qui ne serait que « nothing » si ce rien n'était pas servi par le verbe magistral du dramaturge, verbe qui, par essence, prend substance à travers l'action scénique.

Je me limiterai, dans cette communication, à évoquer deux moments emblématiques de cette tragédie qui figurent, défigurent ou présentent chacun la nature selon une réalité dramatique : la lande désertique sous la tempête, puis la falaise de Douvres.

1. La lande désertique sous la tempête

Dans King Lear, la nature n'est en rien bienveillante et ne participe pas d'une vision où tout n'est qu'ordre et beauté immuables. Les lieux sont d'abord décrits par d'autres personnages avant que ne s'y installe l'action. Les changements climatiques et temporels sont ensuite annoncés par les indices extra-textuels des didascalies et ceux, intra-textuels, donnés dans les répliques de certains personnages, et enfin par le protagoniste qui devient le moteur interne de l'action.

Les didascalies, au nombre de sept et provenant toutes de la version de l'in-folio de 1623 (F1), se chargent de rappeler au lecteur que la lande est balayée par une terrible tempête. La première apparaît à la scène 2 de l'acte 2 et s'intègre dans une tirade de Lear. Sous forme d'hendiadyin, elle juxtapose le terme d'origine saxonne avec celui d'origine latine en un doublon redondant et amplificateur : « storm and tempest » (2.2.472). Puis, durant l'acte 3, entre l'ouverture de la première scène et vers la fin de la quatrième, les six autres occurrences se succèdent en une formulation sobre parfaitement identique, néanmoins soulignée par une double allitération : « storm still » ((« storm still » 3.1.0 ; 3.2.0 ; 3.4.milieu du vers 3, séparé entre la réplique de Kent et celle de Lear ; 3.4.61 (après Edgar, prose) ; 3.4.98 (après Edgar, prose) ; 3.4.158 (vers, Gloucester, interrompt sa tirade).)).

La première didascalie intègre les changements climatiques au développement psychologique du personnage : Lear s'efforce de ne pas se livrer à des pleurs jugées expression féminine, tandis qu'au dehors, des trombes d'eau commencent à se déversent du ciel :

You think I'll weep,
No, I'll not weep. Storm and tempest
I have full cause of weeping, but this heart
Shall break into a hundred thousand flaws
Or e'er I'll weep. [...] (2.2.471-475)

Dans ces quelques vers, le mot « weep » est utilisé quatre fois (trois fois en forme verbale au futur - dont une négation très ferme -, une fois en substantif) impliquant une forte correspondance entre l'état d'esprit de Lear, le cœur douloureux, et les rafales de pluie au dehors qui crèvent les nuages. La contiguïté est ainsi fortement appuyée entre ces deux sources d'eau, l'une interne et physiologique, l'autre externe et cosmologique. Les autres occurrences ne font que rappeler la situation, mais ceci, sur un ton complètement monocorde et banal : « storm still », alors que la tempête fait rage dans les cœurs, et pas uniquement celui de Lear, et au dehors.

Dans le texte, les lieux sont décrits brièvement par Gloucester, juste avant que l'orage ne se déclare vraiment et que ne tombe la nuit noire. On ne peut que lui faire confiance puisqu'il s'agit de terres incluses ou jouxtant son domaine :

Alack, the night comes on, and the high winds
Do sorely ruffle : for many miles about
There's scarce a bush » (2.2.490-492).

Les termes brefs, dénués de toute acception métaphorique mais reliés entre eux par deux enjambements successifs, rendent compte de l'obscurité, du vent, de l'immensité quasiment désertique. Tous ces facteurs se conjuguent pour une irrémédiable solitude dans une contrée si inhospitalière. Un seul mot, placé en début de réplique, suffit pour traduire l'angoisse de Gloucester : « alack ». C'est dans le laconisme même de ses paroles que l'on sent transparaître son attachement à son bon vieux roi (« kind old King ») et son impuissance devant la cruauté de sa fille et de son gendre dénaturés qui veulent le maintenir au dehors, sur la lande déserte, balayée par les vents. Cornwall avait déjà senti venir l'orage peu avant cette tirade en affirmant : « 'twill be a storm » (2.2.476), ce qu'il confirme par un présent, quelques vers plus loin, à la fin de la scène, après avoir répété l'ordre émanant de Regan de fermer les portes : « 'tis a wild night » (2.2.498), en s'adressant autant aux serviteurs de Gloucester qu'à lui-même, et surtout qu'aux spectateurs.

Pendant ce temps, Kent et le Chevalier luttent de plein fouet contre les éléments déchaînés. Mais, ils ne s'appesantissent pas sur leur sort, ce qui les inquiètent surtout est de savoir leur Roi au milieu de la tourmente, sans couvre-chef pour se protéger, comme le décrit le Chevalier : « unbonneted he runs » (3.1.14, d'après la version de l'in-quarto), ce qui annonce la préoccupation de Kent à la scène suivante lorsqu'il s'adresse directement au roi : « alack, bareheaded ? » (3.2.60). Mais, justement, Lear est vraiment à sa place, bien que tête nue, ou justement parce qu'il est tête nue et parce qu'il est au plus proche des éléments, en immersion totale avec la fureur qui l'entoure de toutes parts. Lui ne subit pas passivement la tempête, comme peuvent le faire Kent, le Fou ou Edgar plus tard, il ne cherche nullement à se protéger ou l'éviter. Au contraire, il la provoque en l'interpellant directement, tel un Chateaubriand de l'ère pré-chrétienne qui pourrait dire : « Levez vous orages tant désirés ». Selon un mode de correspondance qui avait cours également à l'époque romantique entre l'humeur et les éléments, dès le début de l'acte 3, le Chevalier s'était présenté lui-même comme étant en phase avec la violence climatique : « One minded like the weather, most unquietly » (3.1.2). Il peut alors faire une analogie semblable dans sa description de Lear s'adressant aux éléments en furie lorsqu'il supplie le vent de faire disparaître la terre dans la mer : « bids the wind blow the earth into the sea » (3.1.5). Si bien que les spectateurs sont préparés à contempler Lear « in high rage » (2.2.485) pour reprendre les termes de Gloucester, en parfaite adéquation avec la violence aveugle des éléments, « eyeless rage » (3.1.8), suivant la personnification du Chevalier dans l'in-quarto.

Alors, il est possible de faire une analogie entre le macrocosme enragé et la nature violente de Lear en proie à ses contradictions douloureuses et qui cherche à dépasser son « humaine condition », « his little world of man », comme le dit le Chevalier, toujours dans l'in-quarto (3.1.10) en paraphrasant l'aphorisme de Montaigne.

Au début de l'acte 3 scène 2, lorsqu'il s'adresse aux vents : « Blow winds and crack your cheeks ! Rage, blow ! (3.2.1), Lear éructe ses mots qui claquent de toutes parts, avec ses échos entrelacés de consonnes gutturales et sifflantes. S'ouvrant sur une épanalepse en un vers monosyllabique, cette tirade, truffée d'impératifs exorbitants, inclut plusieurs images aux constructions adjectivales complexes toutes formées de participe présent verbal aussi difficiles à concevoir qu'à prononcer en plein accès de colère homérique et sous la tempête : « thought-executing fires » (3.2.4), « oak-cleaving thunderbolds » (3.2.5), all-shaking thunder » (3.2.6). Dans ce passage apocalyptique, Lear fait corps avec l'univers, il paraît avoir prise sur cette nature dont il appelle la destruction de ses vœux. Il semble communiquer avec les éléments avec plus d'aisance qu'avec les humains.

Un peu plus tard, dans un éclair de lucidité, il exprime cette connivence avec la nature déchaînée : « this tempest in my mind » (3.4.12). Il n'a nul besoin d'avoir recours à une formulation élaborée ou imagée, les faits s'imposent d'eux-mêmes à sa conscience, en toute lucidité. Sur la lande plongée dans les ténèbres de la nuit où ne luisent que les éclairs, alors Lear transcende son humanité. « His little world of man » (Q1, 3.1.10) atteint un état visionnaire de la destruction totale de l'univers correspondant à la rage intérieure qui le domine tout entier. Pour Geoffrey Bullough, dans la tempête « Lear has ceased to feel the outer storm » ((BULLOUGH Geoffrey, Narrative and Dramatic Sources of Shakespeare's Plays, vol. 8, ch. VII « King Lear », Londres, Routledge & Kegan Paul, 1973, p. 293.)), car, en effet, la tempête est en lui. Pour Ernst A. Honigman également, « his speech is essentially inward looking » ((HONINGMAN Ernest A.J., ch. 7 « Lear's Mind », in Shakespeare : Seven Tragedies Revisited. The Dramatist's Manipulation of Response, (1976), rééd. Londres, Plagrave, 2002, p. 111.)). Il semble y avoir parfaite adéquation entre Lear et le monde qui l'entoure, et cela lui procure un soulagement car il peut trouver un exutoire à sa frustration dans un environnement qui lui ressemble et le comprend. Il parvient à être en contact direct avec les éléments selon une cosmogonie ptolémaïque dans laquelle il serait le seul homme au centre de l'univers.

La nuit, les éclairs, les rafales de vent n'existent que dans le texte et sont portés par l'acteur qui interprète le personnage éponyme, l'espace théâtral, lui, est totalement stable et complètement sec. Et si Lear invoque les forces de la tempête pour aplanir le globe terrestre (« strike flat the thick rotundity o'the world », 3.2.7)), la scène, qui est plate, reste plate. Mais les mots résonnent avec force, alors c'est surtout à l'acteur qui interprète le rôle-titre d'extérioriser cette tempête qui agite le personnage qu'il incarne. C'est cette connivence qui fait exister la tempête au théâtre selon les conventions que les spectateurs voudront bien accepter comme telles. Le rythme des phrases et les mots, par leurs sonorités, créent le mouvement des éléments déchaînés et de Lear en proie à la folie. Il y a donc concomitance et interdépendance entre le verbe et l'action, entre la nature et le personnage.

2. La falaise de Douvres

Il en est de même pour cette falaise de Douvres, impossible à représenter sur une scène dans sa littéralité sans la défigurer, mais qui est présentée par Edgar dissimulé sous l'identité de Poor Tom avec une précision qui la rend parfaitement réelle. Elle est si évocative que certains commentateurs ont même suggéré que Shakespeare avait dû aller à Douvres, soit durant les années perdues « the lost years » entre 1588 et 1592, si, comme le suggère Stephen Greenblatt, il s'était engagé dans la compagnie des Queen's Men ((GREENBLATT Stephen, Will in the World, How Shakespeare Became Shakespeare, (Norton, 2004), rééd. Londres, Pimlico, 2005.)), ou bien lors de tournées théâtrales plus tardives en 1603, lorsqu'il interprétait un rôle dans Sejanus, la tragédie de Ben Jonson, les théâtres londoniens étant alors tous fermés pour cause de peste ((DUNCAN-JONES Katherine, Ungentle Shakespeare, « The Arden Shakespeare », Londres, Thomson Learning, 2001.)).

Gloucester veut aller à Douvres. Sa première intention n'est pas d'y rejoindre Lear qu'il vient d'envoyer en secret, comme il est forcé de l'avouer sous la torture à Regan et à Cornwall qui l'ont ligoté comme un vulgaire ours bâté dans sa propre demeure (3.7.50). Une fois que la cruauté de Regan et de Cornwall s'est abattue sur lui selon le châtiment qu'il voulait faire éviter à Lear : « Because I would not see thy cruel nails / Pluck out his poor eyes » (3.7.56-57), Gloucester, qui ignore que son titre de duc lui a été ravi pour être accordé à son fils bâtard, veut en finir avec cette vie. Il a les orbites vides et sanguinolentes, sa douleur (non exprimée) devant atteindre les limites physiques de ce qu'il est possible de supporter lorsque Regan le chasse de chez lui, et puisqu'il ne peut plus rien voir, elle le congédie en lui lançant une ultime insulte, celle de se diriger à l'odeur, comme un chien : « Let him smell his way to Dover » (3.7.93-94).

Par le fait du hasard dramatique imaginé par Shakespeare, Gloucester s'adresse à son fils légitime qui n'a plus besoin de se dissimuler physiquement mais qui doit toujours contrefaire sa voix, et il lui pose deux questions successives : « Know'st thou the way to Dover ? » (4.1.55), puis : « Dost thou know Dover ? » (4.1.71). En toute logique, il commence par lui demander s'il connaît le chemin qui mène à Douvres, et ensuite s'il connaît l'endroit. Donc, il a une approche topographique qui s'apparente au zoom photographique qui se focalise ensuite sur le lieu précis où il veut être mené :

There is a cliff whose high and bending head
Looks fearfully in the confinèd deep (4.1.76-77)

C'est donc Gloucester lui-même qui évoque la haute falaise plongeant dans la mer, qu'il semble déjà connaître, parce qu'il l'a vue du temps où il pouvait voir ou parce qu'il en a entendu parler. Il en évoque brièvement, mais clairement, la hauteur vertigineuse, la crête escarpée et plongeante (« head »), les tourbillons de l'eau de la Manche tout en bas et enfin, comme le précise Reginald Foakes dans sa note, la personnification ultime de la falaise qui, même elle, a peur du vide qu'elle procure. Tous les éléments y sont. Il est sûr de parvenir à se suicider en se jetant du haute de cette falaise effrayante et effrayée.

Cette préparation liminaire fondée sur le souvenir de la vision est prolongée, quelques scènes plus loin, par une expérience faisant appel à d'autres sensations physiques. Tandis que Gloucester doute de son parcours, Edgar lui affirme avec certitude : « You do climb up it now. Look how we labour » (4.6.2). Le chemin, indiqué comme long et escarpé, demande un effort considérable de la part des marcheurs, et mêle le descriptif (« climb ») et la sensation physique (« labour »). Edgar, par souci de réalisme, s'inclut dans cette action par le pronom personnel pluriel (« we »), et cherche à convaincre son père par deux verbes allitératifs impliquant une synesthésie, « look » et « labour », le premier étant plutôt déplacé puisque Gloucester ne peut justement plus voir ni regarder. Mais, Gloucester n'est pas si facilement abusé. Contrairement à ce que lui assène Edgar, son sens de l'ouïe ne le trompe pas, il n'entend pas la mer (4.6.4) et, si par deux fois il ne fait que se risquer à un commentaire introduit par « methinks » (4.6.7 et 10), il se rend bien compte que la voix et surtout le discours d'Edgar ont changé. Car, en effet, les répliques d'Edgar passent sans transition de la prose à la versification. Alors, par ce changement de registre dramatique, Gloucester, tout comme les spectateurs, sentent que tout d'un coup, la description se met à exister dans sa réalité dramatique. Et, comme Gloucester avait déjà décrit la haute falaise précédemment, alors Edgar n'a plus qu'à broder sur le même thème pour donner substance à une topologie déjà existante dans la mémoire ou dans le désir (ou les deux à la fois) de son père. L'image est déjà présente, elle n'a plus qu'à être activée et amplifiée, ce qu'Edgar fait à l'acte 4 scène 6, du vers 11 au vers 24.

Stephen Orgel n'est pas le premier à avoir montré « the imaginative weight and force of these lines ((ORGEL Stephen, « Shakespeare Imagines a Theatre », Poetics Today, 5, 1984, p. 549-561, cité par Jonathan Goldberg.)), comme le commente Jonathan Goldberg dans son article « Perspectives : Dover Cliff and the Conditions of Representation » ((GOLDBERG Jonathan, « Perspectives : Dover Cliff and the Conditions of Representation », in « The New Casebook Series » sous la direction de Kiernan Ryan, Basingstoke, Macmillan, 1993, p. 147.)). En effet, lecteurs et spectateurs, à la suite de Gloucester aveugle, peuvent visualiser très clairement les corbeaux et choucas qui virevoltent dans l'air en suivant la paroi, mais aussi, l'homme qui, au risque de sa vie, cueille du fenouil marin à mi-pente, puis, en bas les marins dont le bateau n'est pas plus gros que sa barque qui elle-même n'est pas plus grosse qu'une bouée, et enfin, tout en bas du précipice, les eaux bouillonnantes qui charrient force galets.

Jonathan Goldberg, à la suite de Marshall MacLuhan, a montré que cette description faisait appel à une conception bien particulière de la perspective : « Edgar's description of Dover recasts a version of illusionistic representation upon which Renaissance painting depends. The lines offer a perspective on perspective. » ((GOLDBERG Jonathan, op. cit., p. 149.)). Il se réfère au traité d'Alberti, Della Pictura, publié en 1435, qui, en particulier, énonce de nouvelles règles de perspective pour composer et analyser les tableaux. Le point de référence, fixe, est le spectateur qui se trouve en dehors du cadre de l'image. C'est ainsi qu'Edgar exige que son père s'arrête et s'immobilise « stand still » (4.6.11). A partir de là, le panorama s'organise en une série de perspectives très marquées dont la taille est décroissante, jusqu'à l'infiniment petit : « a series of midpoints is marked, dividing the espace into mathematical segments » ((Idem, p. 150.)). Edgar procède, en effet, à des comparaisons de tailles et d'échelles par procédé d'équivalence et de comparaison : les oiseaux ressemblent à des scarabées (4.6.14), les marins deviennent des souris (4.6.18), de synecdoque et de métonymie : l'homme n'est plus que sa tête (4.6.16), le bateau devient sa barque, la barque, une bouée :

                     yon tall anchoring barque
Diminished to her cock, her cock a buoy
Almost too small for sight (4.6.18-20).

Goldberg continue sa démonstration à base mathématique en proposant une formule algébrique de divisions successives pour justifier la diminution d'échelle.

Mais, si cette vision établie avec une grande rigueur de construction s'ancre de façon très convaincante dans l'esprit des lecteurs et des spectateurs, néanmoins, continue Goldberg, Edgar utilise des verbes de modulation, show (4.6.14), seem (4.616), appear (4.6.18), pour bien indiquer que tout n'est qu'apparences. Alors, confirmant l'idée que finalement toute réalité n'est que factice et illusoire, lecteurs et spectateurs doivent se fier à la description d'Edgar, tout comme le fait Gloucester, non parce qu'ils sont aveugles, mais parce qu'ils n'ont rien à contempler devant les yeux. Cette version de la réalité est acceptée car elle n'est pas proposée comme la réalité elle-même, mais comme lui ressemblant, comme étant une illusion.

L'idée de vertige est rendue par le fait que cette description n'est pas statique, mais au contraire, implique un mouvement incessant qui se joue du vide : l'homme qui s'active à mi-pente et, surtout, les oiseaux qui tourbillonnent, passant d'un segment de perspective à un autre. Alors, ils sont tantôt tout petits, tantôt plus gros, et la relation entre le point fixe (l'observateur hors du cadre du tableau, ici Gloucester et Edgar) et ces objets varie avec une rapidité désordonnée qui déstabilise l'équilibre de l'observateur. Il en est de même pour l'eau bouillonnante en bas qui tournoie. Normalement, le bruit terrifiant, amplifié par la caisse de résonance que forme la falaise, accroît l'impression de vertige, jusqu'au malaise, et même jusqu'à la folie. Cependant, Edgar exclut toute possibilité d'entendre ce bruit. Il invoque une raison parfaitement plausible, qui corrobore sa description et celle, antérieure de Gloucester, la hauteur gigantesque de la falaise :

                       The murmuring surge
That on th'unnumbered idle pebble chafes,
Cannot be heard so high (4.6.20-22)

Goldberg montre que cette description ressemble à une peinture, justement par son silence, puisqu'Edgar ne fournit pas les éléments sonores : « this diminishing scene is, like a painting, utterly silent » ((Idem, p. 151.)). Mais, Edgar agit avec une grande sagacité car il sait que son père a une très bonne ouïe qui, comme on l'a vu, ne saurait être trompée. Alors Edgar fournit à son père uniquement une description visuelle qu'il est incapable de vérifier. Donc, c'est une illusion qu'il accepte comme étant la réalité, car, en effet, il a pris le parti de se fier exclusivement à son guide. Celui-ci, d'ailleurs, avant de procéder à la description que l'on vient d'analyser, commence par livrer ses sensations de terreur qui, soi-disant, découlent de ce spectacle effrayant. Il utilise deux adjectifs en succession, d'abord « fearful » (4.6.11), que Gloucester avait utilisé précédemment (4.1.77), donc, il va dans le sens de la demande de son père, puis « dizzy », au début du vers suivant (4.6.12), pour donner, dès le début, une sensation de vertige. Alors, avant la description de la falaise et du spectacle qu'elle offre, il impulse la réaction que tout spectateur ne peut pas manquer d'avoir en contemplant le vide. Sa description n'en prend que plus de puissance physique.

Et, à la fin de sa tirade, selon la théorie d'Alberti, Edgar précise qu'il ne peut plus regarder le vide au risque de perdre la raison :

                        I'll look no more,
Lest my brain turn and the deficient sight
Topple down headlong. (4.6.22-24)

Alors, Gloucester veut se placer là où se trouve Edgar pour éprouver ce sentiment de vertige, et sauter. Car, comme Goldberg le montre, Gloucester est entièrement pris dans la vision intérieure de ce panorama qui est décrit pour lui, si bien qu'il prend l'illusion de la réalité pour la réalité elle-même :

Albertian notions of the continuity between the viewer's space and the espace of the painting become a prospect of madness in which the conviction of illusion produces the annihilation of the viewer. Gloucester embraces this illusion and plunges into it. He has been convinced by the trompe l'œil of representation and his fall shows that he is the perfect audience for it. ((Idem, p. 151.))

La description d'Edgar est d'autant plus crédible pour les spectateurs qui pourtant n'ont rien à voir devant eux, qu'elle s'adresse à un aveugle qui, lui, se croit véritablement au bord du précipice, et qui, malgré les réticences qu'il a formulées précédemment à juste raison (le terrain qui lui semble plat sous les pied, les bruits qui lui paraissent inconséquents), se jette dans un vide qu'il s'imagine réel, mais qu'ils savent inexistant.

Le « nothing » de la scène devient « something » grâce au pouvoir des mots et à l'organisation spatiale de la description d'Edgar, et aussi grâce à Gloucester qui, par son geste, donne une substance à un lieu qui n'existe que dans son esprit. Alors qu'il n'y a rien sur scène, les acteurs pourront défier cette illusion et transmettre un sentiment de vertige tel que les spectateurs, pris eux aussi dans ce tourbillon de mots et de perspectives, se mettront à croire à la synesthésie exprimée par Gloucester et pourront dire : « I see it feelingly » (4.6.145).

Conclusion

Je ne sais si c'est par réalisme ou connivence entre le ciel et le théâtre que, lorsque je suis allée voir la mise en scène de Dominic Dromgoole au New Globe en juin 2008, des trombes d'eau se sont abattues sur Londres cet après-midi-là, exactement dix minutes avant l'heure de la représentation, pour la plus grande satisfaction des vendeurs de parapluies et d'imperméables de la boutique du New Globe, puisque les « groundling » des temps modernes étaient, malgré eux, comme Lear, pris dans la tempête, et se faisaient tremper jusqu'aux os, mais sans avoir envie de sentir la tempête en eux. La représentation a dû être retardée, la scène était gorgée d'eau, l'atmosphère était à l'orage. Mais évidemment, cette littéralisation providentielle, que les artisans du Songe auraient peut-être appréciée, n'était pas nécessaire, puisque la tempête est incluse dans la trame de la tragédie. Le verbe tonitruant de Shakespeare permet aux comédiens de tous temps non pas de présenter, représenter, figurer ou défigurer la tempête et la falaise de Douvres, mais de les incarner dans leur jeu et de les faire exister sur la scène sans que les spectateurs soient obligés pour autant d'être aveugles, dégoulinants d'eau ou couverts de neige comme le jour de cette journée d'étude.

Comme on a cherché à le montrer, l'opinion de Charles Lamb s'avère parfaitement injustifiée. On pourra reprendre la réplique maladroite de Starveling, « All that I have to say », et l'appliquer à notre pièce. En effet, dans King Lear, les lieux ou moments plus grands que nature trouvent leur expression dans le lyrisme ou la description méthodique et raisonnée. Alors, les mots prennent sens et ce « nothing » devenu substance est entraîné dans une dynamique théâtrale qui impose aux spectateurs une vision mémorable, mais qui n'est bien sûr, qu'illusion.

 

Cette ressource a été publiée dans le cadre de la journée d'étude "Visions dans et sur King Lear", organisée par Estelle Rivier à l'université du Maine le 13 janvier 2010.

 

Pour citer cette ressource :

Isabelle Schwartz-Gastine, "To disfigure, or to present" (MND, 3.1.57) : la contradiction de King Lear à la scène, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), janvier 2010. Consulté le 22/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/litterature/litterature-britannique/Shakespeare/to-disfigure-or-to-present-mnd-3-1-57-la-contradiction-de-king-lear-a-la-scene