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Où est la crise en Europe ?

Par Louis Navé, Antoine Ullestad
Publié par Marion Coste le 23/03/2017

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Les temps sont durs pour l’Union européenne qui a été, et continue d’être, secouée par les crises économiques et financières, migratoires, sanitaires et sécuritaires pour ne citer que les plus récentes et les plus perceptibles. La dernière en date est peut-être celle qui menace le plus l’édifice européen : une crise d’appartenance, sur fond de défiance populaire. La question de la démocratie européenne revient au-devant de la scène marquée par le ((Brexit)), symbole à lui tout seul de la crise des États dans l’Union européenne. Cette crise de la démocratie interroge le système politique et juridique de l’Union, son mode de gouvernance et la manière dont cohabitent les sphères de décision nationales et européennes.

Introduction

L’air du temps a comme une odeur de révolution. Ce qui semblait si profondément installé dans nos réalités quotidiennes vacille : l’Union européenne est toujours plus compliquée à défendre ; la mondialisation, portée en symbole d’une dérive incontrôlable, est assaillie de toute part ; le repli sur soi est la nouvelle tendance des sociétés européennes qui ne cachent plus leur intérêt pour les thèses des partis d’extrême-droite.

La multiplication des crises en Europe, dès celle économique et financière de 2008, est une des raisons à l’affaiblissement de l’Union ((Conclusions du Conseil européen du 17 et 18 décembre 2015 ; Discours sur l’état de l’Union 2016, « Vers une Europe meilleure – Une Europe qui protège, donne les moyens d’agir et défend », 14 septembre 2016 (http://europa.eu/rapid/press-release_SPEECH-16-3043_fr.htm).)). Les crises semblent s’être durablement installées dans le quotidien politique, économique et juridique de l’Union jusqu’à profondément affaiblir l’édifice européen et les systèmes démocratiques nationaux. Le paradoxe n’est pas anodin quand on sait que l’Union européenne est née pour soigner un continent éreinté par les crises (Mégie et Vauchez 2014 : 10). Dans la morosité générale, les peuples européens n’ont plus le sentiment que l’Union est capable de les protéger face au tourbillon de la mondialisation, elle qui est désormais davantage perçue comme une composante de la menace ambiante. Une pénurie de résultat qui entache sa légitimité jusqu’à remettre en cause les raisons de son existence.

Il est possible que la crise politique de l’Union européenne soit peut-être également une « crise de la perception » (Azoulai 2010 : 149) : celle-ci serait davantage due à une incompréhension du phénomène européen lui-même, plutôt que le fruit d’un déficit de résultat. Cette situation explique que l’Union ait perdu « ce pouvoir de rassembler et de protéger les Européens que portait le projet communautaire. Elle est assimilée aux processus les plus désocialisant de la mondialisation : libéralisation économique, délocalisations, dégradations des conditions de vie, ouverture non contrôlée des frontières, standardisation culturelle. Il importe peu de savoir si la critique est juste. Telle est la réalité perçue et socialement ancrée, qui rend vaine toute démonstration contraire » (Azoulai 2010 : 149). Si tel est le cas, le problème n’est plus de savoir si les politiques européennes sont réellement efficaces, mais d’interroger la façon dont elles sont perçues par le public européen (Van Middelaar 2012 : 326). Les mutations impulsées par l’intégration européenne ont en effet impacté les systèmes nationaux avec une telle force que les citoyens, perdus dans un nouvel ordre dont ils ne comprennent plus l’architecture, se sentent dépossédés de leur pouvoir de décision. Que ces transformations soient devenues, dans le langage politique, des crises n’a rien de surprenant si l’on considère que « la crise européenne constitue, parallèlement à ses effets d’ordre économiques et sociaux très concrets, le nom de code pour un ensemble de dynamiques de décomposition et de recomposition des relations de pouvoir au sein du système européen » (Mégie et Vauchez 2014 : 326).

C’est là une crise de la gouvernance. La raison de la vindicte populaire à l’encontre de l’Union tient donc peut-être à la nature même de l’intégration qui repose, en effet, sur le droit et qui s’est construite par le droit ((En ce sens P. Pescatore, Le droit de l’intégration : émergence d’un phénomène nouveau dans les relations internationales selon l’expérience des Communautés européennes, Bruxelles, Bruylant, 2005.)). C’est d’ailleurs ce qui a longtemps incarné son succès. Mais le choix d’un tel modèle d’intégration est aujourd’hui son principal défaut car le peuple, qui revendique la réappropriation du politique et de la démocratie, a apparemment bien du mal à s’en accommoder. L’argument selon lequel les États sont juridiquement liés à des traités, parce qu’ils y les ont signés il y a des années, et doivent, dès lors, systématiquement jouer le jeu de l’intégration « sans cesse plus étroite » (Préambule du Traité sur l’Union européenne) ne suffit plus à asseoir la légitimité de l’Union. Ce que montre, en effet, la voix des peuples européens, qu’elle s’exprime dans les rues ou qu’elle prenne corps dans les urnes, est que la légitimité de l’Union européenne est avant tout celle qu’ils consentent à lui donner (Van Middelaar 2012 : 326). Les événements qui la secouent depuis un certain temps, au premier rang desquels la poussée populiste en Europe, ne font que confirmer l’idée selon laquelle l’organisation et le fonctionnement de l’Union doivent être à nouveau acceptés par les peuples si nous voulons nous donner le droit d’envisager une sortie de crise.

I) Le Brexit face à la question du monopole de la prise de décision

Au-delà du choc qu’il a provoqué, le Brexit est symptomatique d’un refus du peuple britannique, et des autres aussi, de voir l’Union européenne capter, voire confisquer, le pouvoir de décider. Peut-être que la crise de l’Europe, celle qui menace le plus son édifice aujourd’hui, est en effet celle de sa gouvernance. L’exercice du pouvoir, les modalités du processus de décision et la mise en présence de plusieurs échelles, de plusieurs sphères, qui coexistent et s’articulent, renouvelant la manière dont les peuples envisageaient traditionnellement la capacité des États à s’auto-définir et à se penser de manière auto-référencée, a été – et est toujours – bouleversé par l’intégration européenne (Pitseys 2010 : 207-228). Le problème n’est pas dans l’efficacité d’un tel système, mais bien plutôt dans la manière dont celui-ci est perçu. Difficile dans ce labyrinthe de savoir et comment se prend la décision. Ce qu’ont perçu les électeurs britanniques est qui la prend : des technocrates non élus à Bruxelles qui auraient confisqué la démocratie lorsqu’ils se sont approprié le monopole de la décision. Cette conception du fonctionnement institutionnel de l’Union, particulièrement éloignée de la réalité, est pourtant celle qui domine en Europe. A cela s’ajoute cette logique impression, abondamment utilisée par les partis d’extrême-droite, que le pouvoir n’est plus dans l’État, mais hors de-celui ((J-M Sauvé, « Comprendre et réguler le droit globalisé ou comment dompter la Chimère ? », Conférence inaugurale du cycle de conférences « Droit comparé et territorialité du droit », organisé par le Conseil d’État en association avec la Société de législation comparée (SLC) et l’Institut Français des Sciences Administratives (IFSA) (disponible sur : http://www.conseil-etat.fr/content/download/42968/372460/version/1/file/2015-05-17-Droit-compare-et-territorialite-du-droit.pdf).)). Derrière cette idée, c’est la définition juridique de l’État qui semble mise à mal par l’intégration européenne. Et c’est cette évolution qui semble poser problème.

Le constat est certainement vrai. Plusieurs instruments confirment la délocalisation de la prise de décision. L’Union européenne, par le biais des actes législatifs qu’elle adopte, s’impose aux États ((CJCE, 15 juillet 1964, Costa c/ Enel, aff. C-6/64 ; CJCE, 5 février 1963, Van Gend & Loos, aff. C-26/62.)). Les directives et les règlements sont en effet votés par les institutions européennes sur proposition de la Commission européenne, qui est la seule en principe à bénéficier de ce pouvoir d’initiative. Néanmoins, ils sont votées simultanément par le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne, le premier étant le garant de l’intérêt des peuples, le second représentant l’intérêt des Etats, puisqu’y siègent les ministres de chaque État membre. L’écriture et la conception de la législation est donc effectivement délocalisée à Bruxelles mais la prise de décision reste étroitement contrôlée par les États membres.

Le règlement est directement applicable et obligatoire dans tous ses éléments. La directive, à l’inverse, a besoin d’un texte national de transposition pour être appliquée dans l’ordre juridique interne, à moins qu’elle soit suffisamment précise et crée des droits pour le justiciable et que l’État manque à son obligation de transposer. La décision politique échappe aux instances nationales dans la mesure où elles sont conçues et adoptées en dehors de la sphère nationale et qu’elle s’applique indifféremment à l’ensemble du territoire européen. Le sentiment de dépossession du pouvoir de décider seul a été renforcé par le passage de l’unanimité à la majorité qualifiée au sein du Conseil de l’Union européenne. La prise de décision à la majorité qualifiée a quasi-unanimement était accueillie comme un vrai saut qualitatif en neutralisant techniquement les résistances nationales. La majorité qualifiée a aussi développé symboliquement l’intégration européenne qui passe, ainsi, d’une simple juxtaposition des intérêts nationaux à leur fusion dans ce qui devient, dès lors, une communauté de sentiment et de destin. Son processus décisionnel est en soi la marque du progrès au sens d’Edgar Morin quand il déclarait à ce titre : « le progrès, c’est quand le je s’épanouit dans le nous » ((Conférence d’Edgar Morin donnée à l’occasion des Journées de l’Obs à Strasbourg les 3 et 4 mars 2017 autour du thème « Le progrès est-il d’actualité ? » (voir en ce sens : L’Obs, n°2731, p. 79 et s.).)). Voilà précisément ce à quoi l’abandon de l’unanimité semble être parvenu. Le problème survient à chaque fois que des doutes surgissent à propos de la construction européenne. La majorité qualifiée apparaît alors comme un risque démocratique, car les États, en dépit de leurs intérêts nationaux, et même s’ils décident de s’y opposer, sont contraints d’appliquer les mesures prises au niveau européen et de suivre un mouvement qu’ils n’ont pas enclenché et auquel ils n’adhèrent pas – ou plus.

Le monopole de la prise de décision n’appartient donc plus uniquement aux autorités nationales. L’ « architecture décisionnelle » (Jacqué 1994 : 24)  de l’Union a déconnecté, en partie tout du moins, le lieu de décision du lieu où elle s’applique. La souveraineté ne peut plus être considérée « en solitaire » ((M. Delmas Marty, « De la souveraineté solitaire à la souveraineté solidaire », présentation lors de la réunion du Collegium International le 25 juin 2014 (disponible sur : http://www.collegium-international.org/index.php/fr/contributions/229-de-la-souverainete-solitaire-a-la-souverainete-solidaire).)) : elle doit devenir un commun. Son fonctionnement a remis en cause le rapport entre territoire national et compétence étatique. Cette dernière ne peut plus être envisagée sur un territoire clos. En effet, être membre implique juridiquement d’avoir concédé certaines compétences à l’Union. L’arrêt de la Cour de justice Costa c/ Enel énonce à ce titre que : « attendu qu'il résulte de l'ensemble de ces éléments, qu'issu d'une source autonome, le droit né du traité ne pourrait donc, en raison de sa nature spécifique originale, se voir judiciairement opposer un texte interne quel qu'il soit, sans perdre son caractère communautaire et sans que soit mise en cause la base juridique de la Communauté elle-même; que le transfert opéré par les États, de leur ordre juridique interne au profit de l'ordre juridique communautaire, des droits et obligations correspondant aux dispositions du traité, entraîne donc une limitation définitive de leurs droits souverains contre laquelle ne saurait prévaloir un acte unilatéral ultérieur incompatible avec la notion de Communauté » ((CJCE, 15 juillet 1964, Costa c/ Enel, aff. C-6/64.)). Les États ont ainsi choisi « en instituant une Communauté de durée illimitée, dotée d'institutions propres, de la personnalité, de la capacité juridique, d'une capacité de représentation internationale et plus particulièrement de pouvoir réels issus d'une limitation de compétence ou d'un transfert d'attributions des États à la Communauté, [de limiter], bien que dans des domaines restreints, leurs droits souverains et [de créer] ainsi un corps de droit applicable à leurs ressortissants et à eux-mêmes » ((Ibidem.)). Cet engagement juridique, critiqué aujourd’hui par des pans toujours plus large des sociétés européens, signifie concrètement que les États ont accepté que certaines décisions soient le fruit d’une constante négociation entre l’ensemble des membres qui composent le club européen.

II) Le Brexit et la question de l’indépendance de la prise de décision

Il est moins évident, en revanche, que la réponse apportée à cette problématique par le peuple britannique lui soit tout à fait profitable. Prendre une décision, comme celle de sortir de l’Union européenne, de façon autonome et en toute liberté reste possible, mais cela ne se traduira pas pour autant par un gain de souveraineté. Si le Brexit permet de mettre en évidence un élément déterminant, c’est bien le fait que le monopole de la décision n’est plus entièrement étatique. Plus précisément : si les peuples restent évidemment libres de se prononcer sur les questions européennes et donc libres de décider des directions qu’ils entendent donner à la dynamique de l’Union, il n’en demeure pas moins qu’il n’est plus possible de dissocier une action nationale de la sphère européenne dans laquelle elle s’inscrit. Ce qui signifie en fait que le centre décisionnel, qu’on situe traditionnellement dans les capitales et qui appartient à chaque peuple, doit prendre en compte des facteurs externes qui modifient sensiblement le sens qu’on lui accorde. Le peuple n’est plus indépendant alors même qu’il reste libre.

L’approfondissement de l’intégration a intensifié les interconnexions de toute forme entre l’Union et ses États membres, à tel point qu’il est aujourd’hui vain pour un État de se penser de manière auto-référencée, par rapport à la seule relation qu’il entretient avec lui-même. L’activation de l’article 50 TUE ((L’article 50 TUE est une disposition des traités européens qui autorise le retrait d’un État membre.)), la première d’entre elle – procédurale – ayant été réglée par les juridictions britanniques. Au Royaume Uni, il appartient au seul Parlement d'autoriser le première Ministre à notifier au Conseil européen la décision de se retirer, ce que Theresa May fera le 29 mars 2017. Reste encore à déterminer la façon de détricoter les interconnexions juridiques que l’intégration européenne a créée, ce qui sera l'objet des négociations qui vont s'ouvrir alors avec les institutions européennes. La question n’est autre que de savoir s’il est possible d’être réellement autonome hors de l’Union. L’intégration européenne a résolument compliqué la réponse. En effet, le maillage juridique qui existe entre le Royaume-Uni et l’Union risque de poser un premier problème matériel tenant à la législation/délégislation du droit de l’Union qui a fini par imprégner, au fil du temps passé dans le bain européen, le droit britannique (Leroux et Ullestad 2015). L’ampleur du problème se pose très concrètement lorsqu’on considère l’intense activité législative de l'Union, qui réalise fonctionnellement, matériellement et symboliquement l’intrication entre les ordres juridiques nationaux et européens. Une sortie implique, par conséquent, plusieurs considérations juridiques, en dehors des négociations financières qui s'annoncent tendues. La première d’entre elle est relative au retour à un système juridique qui n’obéit plus au principe d’effet direct du droit communautaire. Si, à première vue, le constat a davantage l’air d’être un débat technique réservé aux experts, ses conséquences ont, en revanche, un impact très concret sur le quotidien de chaque citoyen britannique. Expliquons-nous : l’effet direct est un principe dégagé par la Cour de justice de l’Union européenne dans l’arrêt Van Gend & Loos de 1964 ; il énonce que les règlements et les directives européennes sont directement invocables par les particuliers qui peuvent s’en prévaloir devant une juridiction nationale. La sortie de l’Union implique soit de ne plus appliquer les directives et les règlements, soit en tout cas de renoncer, en même temps qu’à l’ordre juridique européen, à leur effet direct, ce qui ne manquera pas de créer un vide juridique et de déposséder les citoyens britanniques de certains droits, dont en premier lieu le droit à circuler librement dans l'espace européen. Les situations des particuliers qui étaient régies par un règlement ne répondent plus à aucun texte. Le constat est le même pour les directives, à la différence près qu’il faut alors identifier les textes nationaux de transposition afin de les réécrire à la mode nationale. Le coût financier et politique d’une telle opération pose la question de l’autonomie décisionnelle d’un État dans un monde juridiquement connecté. L’imbrication est telle que la Grande-Bretagne, malgré le référendum, risque d’avoir du mal à dénouer ses liens juridiques avec l’Europe.

Un deuxième souci se profile lorsqu’on met la souveraineté à l’épreuve des intérêts britanniques en Europe et dans le monde (Berrod et Ullestad 2016). Il y a fort à parier que la Grande-Bretagne va devoir continuer à commercer avec l’Europe, qui reste son principal partenaire commercial (Guillemoles 2016). L’Union européenne ne manquera pas d’utiliser l’argument de l’accès à son marché intérieur – qui reste le plus intégré au monde, c'est-à-dire celui dans lequel les flux commerciaux sont les plus intenses – pour exiger des contreparties politiques aux Britanniques, au premier rang desquelles le respect des normes communautaires qui protègent son intérêt et celui de ses membres. Selon toute vraisemblance, le Royaume-Uni sera contraint de se conformer au droit de l’Union européenne sans plus participer ni à son écriture ni à son adoption. Le qualificatif même d’État tiers change, il est vrai, beaucoup de paramètres juridiques et politiques nationaux par rapport à celui de membre. La pertinence des arguments en faveur du recouvrement d’une indépendance décisionnelle trouve là une seconde limite.

III) La forme de l’Union et l’espoir d’une sortie de crise

L’Union n’est évidemment pas indifférente aux crises qui la traversent actuellement. Celles-ci donnent lieu à une réflexion sur l’opportunité, ou simplement la crédibilité d’une intégration toujours plus poussée, fondée sur le dogme d’une « union sans cesse plus étroite » (Préambule du Traité sur l’Union européenne) entre les peuples européens. À cet égard, le Brexit peut faire office d’électrochoc, et appeler à une redéfinition des liens qu’entretiennent l’Union et ses États, ainsi qu’à la forme que doit adopter le bloc européen.

Les politiques et les actions européennes se sont progressivement développées sur la base du transfert de compétence des États vers l’Union, les domaines d’action ainsi transférés étant soumis au principe d’attribution (Articles 2, 3, 4, 5 et 6 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne). Celui-ci permet de régir la répartition des compétences entre l’Union et ses États membres, et suppose que les compétences non-attribuées à l'Union dans les traités européens restent du domaine des États. Cependant, le caractère irréversible ((Constaté par la Cour de justice, cette attribution n’est réversible qu’à la faveur d’une révision expresse des traités, voir CJCE, 14 décembre 1971, Commission c/ France, aff. C-7/71.)) et l’accroissement constant des attributions transférées au niveau européen n’a pas manqué de susciter un sentiment de « spoliation » chez certains États. Le développement des compétences de l’Union a donc dû être encadré, en particulier par l’exigence de proportionnalité s’appliquant aux règlementations adoptées par les institutions européennes, c’est-à-dire à leur caractère strictement nécessaire pour atteindre l’objectif poursuivi. Le principe de subsidiarité apporte une autre garantie aux États, et impose de vérifier constamment que le niveau européen est le plus efficace et adapté pour agir. Il implique en effet : « Seulement si, et dans la mesure où, les objectifs de l’action envisagée ne peuvent être réalisés de manière suffisante par les États membres, tant au niveau central qu’au niveau régional et local, mais peuvent l’être mieux, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée, au niveau de l’Union » ((Art. 5, § 3, TUE ; pour une analyse détaillée du principe de subsidiarité voir. C. Blumann et L. Dubouis, Droit institutionnel de l’Union européenne, 4e ed., Paris, Litec, 2010, pp. 445 à 459.)). Les parlements nationaux, notamment, sont impliqués dans ce contrôle et peuvent formuler des recommandations en ce sens au cours du processus décisionnel de l’Union. Ce contrôle est fondamental sur le plan démocratique.

L’encadrement des prérogatives de l’Union a donc surtout porté sur le contrôle des moyens dont disposent les institutions européennes. La nécessité de « mieux légiférer » ((Communication de la Commission du 5 juin 2002, Plan d’action « simplifier et améliorer l’environnement réglementaire, COM(2002) 278 final.)), l’analyse de l’impact de chaque législation européenne, ou l’annonce des 10 priorités de la Commission Juncker ((Les 10 priorités de la Commission pour 2015-2019 figurant sur le site internet officiel de la Commission européenne (disponible sur : https://ec.europa.eu/commission/priorities_fr).)), axées sur un programme délibérément plus politique que technocratique, confirment cette tendance, sans toutefois offrir une réponse satisfaisante aux critiques s’interrogeant sur l’élargissement des pouvoirs de l’Union au détriment des États.

Ces mêmes critiques se font aujourd’hui entendre haut et fort dans le rang des partis populistes, elles gagnent en crédit auprès de certains partis politiques plus modérés, et semblent avoir conquis une part considérable de l’opinion publique européenne. L’opacité et la complexité des procédures de décision au niveau européen pèsent dans la perception qu’ont les Européens de l’Union, de manière plus certaine que le supposé déficit démocratique dont elle souffre. Ce constat peut certainement s’appliquer au niveau national, où la confiance dans le système politique s’est peu à peu dégradée. Le déficit de légitimité est plus dangereux pour l'Union parce qu’elle est condamnée à s’éteindre si les États ou les peuples ne croient plus en elle. Il doit donc la conduire à redéfinir plus clairement ses pouvoirs.

La question de la forme que doit revêtir l’Union est un chantier ouvert, mais elle exige surtout de s’interroger sur la perception qu’ont les électeurs de cette Europe. À la fois susceptibles de leur apporter des résultats tangibles, sans menacer les prérogatives et les aspirations nationales et locales. Il est probablement grand temps de reconnaître aux États des zones de compétences qui leur appartient en propre, parce qu'ils sont – et resteront – des États, au plein sens du terme. Le story telling de l'Union ne doit plus considérer que les États sont des enfants indisciplinés qui passent leur temps à défier son autorité.

Le livre blanc sur l’avenir de l’Europe, publié par la Commission européenne le 1er mars 2017 ((Commission européenne, « Livre blanc sur l’avenir de l’Europe : Réflexions et scénarios pour l’UE27 à l’horizon 2025 », COM(2017) 2025, 1er mars 2017, https://ec.europa.eu/commission/sites/beta-political/files/livre_blanc_sur_lavenir_de_leurope_fr.pdf)), se propose de considérer les chemins qui s’offrent aux Européens pour garantir la cohésion à 27 États, face à des menaces que tous perçoivent. Les cinq scénarios qu’envisage la Commission vont du recentrage minimal sur le seul marché intérieur, à une intégration plus poussée vers un système plus fédéral en Europe (Pfimlin 2017) ((Voir également : http://www.touteleurope.eu/actualite/qu-est-ce-que-l-europe-a-plusieurs-vitesses.html)). C’est également dans ce cadre qu’est officiellement envisagée l’idée d’une Europe à plusieurs vitesses comme choix possible dans l’intégration européenne à venir. Il s’agit alors d’admettre que tous les États européens ne veulent pas du même approfondissement des liens européens au même moment. Cette vision, partiellement contraire à l’idée d’une intégration sans cesses plus étroite, offre l’avantage de la flexibilité dont l’Union a fortement besoin en ces temps de crise. L’Europe des cercles concentriques se veut plus résiliente pour absorber les chocs et continuer à avancer, même si cela doit se faire en nombre restreint. La remise à plat du sens qu’il convient de donner à l’intégration, au moment où celle-ci semble menacée, a le mérite de montrer que l’Union n’est pas aveuglé par une course en avant, mais qu’elle tente de « retrouver une vision » afin de se réinventer et d’atteindre trois objectifs qui amorceraient son ré-enchantement : « enthousiasmer ceux qui croient en l’Europe, rapatrier tous ceux qui lui tournent le dos et faire taire ceux qui la critiquent à toute occasion » (Hatzopoulos 2015).

La difficulté avec laquelle l’Union tente aujourd’hui de se dépêtrer de ces crises est certainement due à sa forme, à ses procédures, et surtout à la nécessité de réunir vingt-huit États susceptibles de s’entendre sur une direction commune. Sortir de cette crise structurelle et organique nécessite une implication plus ouverte des États, dont le rôle doit être clarifié. Ce rôle doit être assumé et son importance reconnue, notamment à travers leurs représentants dans les composantes intergouvernementales de l’Union que sont le Conseil des ministres et le Conseil européen, qui réunit lors de sommets les chefs d’État et de gouvernement européens.

Le point culminant de cette crise n’est finalement pas tant le retrait britannique en soi, mais le constat que l’intégration n’est peut-être pas, contrairement à ce qui figure noir sur blanc dans les traités européens, irréversible ou illimitée, de même que l’appartenance à l’Union n’est pas un acquis dont la nature juridique suffit à exclure des débats. Derrière le Brexit, la question de la gouvernance en Europe pose également celle de la forme de l’Union européenne. Reconnaître que les frontières nationales ne suffisent plus à déterminer, avec la plus grande exactitude, le lieu du pouvoir et de la décision implique, conséquemment, que les États et les citoyens européens évoluent désormais dans un corps informe et abstrait.

En effet, peut-être que le centre de la décision a changé, sûrement le territoire n’est-il plus national, sans doute l’intégration européenne a-t-elle fini par faire disparaître certaines compétences essentielles, traditionnellement dévolues aux États, et dont le peuple n’arrive plus à s’approprier. Et pourtant, dans un mouvement contraire, l’Union européenne est personnalisée à Bruxelles. Ce faisant, on lui confère une forme, on l’assimile à un État. Ce qui est un premier souci en soi puisqu’elle n’est pas un territoire mais un projet politique d’intégration qui n’est rythmé que par la dynamique de sa politique d’élargissement et l'agenda de son approfondissement (Morin et Cerruti 2014). Mettre une forme à l’Union européenne c’est lui mettre un cadre, c’est l’empêcher d’évoluer, alors que sa principale qualité réside précisément dans le fait qu’elle est une forme sans corps naturellement flexible, susceptible, dès lors, de résister aux chocs et de survivre aux crises.

Michel Foucher, un des grands spécialistes français des frontières, ouvre son dernier ouvrage sur Le retour de frontières par une phrase du philosophe allemand Hegel qui devient étrange lorsqu’on l’applique à l’Union européenne : « Une chose n’est ce qu’elle est que dans sa limite et par sa limite. C’est pourquoi nous ne pouvons pas considérer la limite comme purement extérieure à l’existence (Dasein)…l’homme dans la mesure où il veut être réel, doit être là (dasein), et il a besoin au bout du compte de se délimiter. Celui qui répugne au fini ne parvient jamais à aucune réalité, il demeure dans l’abstrait et se consume peu à peu en lui-même » (Foucher 2016 : 5). Ainsi, le retour des frontières serait, au fond, « une bonne nouvelle » . Parce que, sans frontière, c'est-à-dire sans forme, l’Union européenne est-elle condamné à se perdre, à disparaître ou pire, à ne jamais avoir réellement existé. Peut-être est-il bon aujourd’hui de miser sur l’inverse. Si, comme le relate Luuk Van Middelaar, l’Union européenne est née d’une feuille blanche (Van Middelaar 2012 : 79), c’est bien que, quelque part, les États étaient davantage soucieux de ce qu’il se passait au-delà de leurs frontières nationales que de la forme qu’il fallait donner à l’organisation qu’on allait charger d’occuper ce nouvel horizon.

Conclusion

L’Union ne redéfinit ni le rôle des peuples ni les fonctions des États. Elle les rend adaptable à l’ordre juridique européen dans une dynamique lente qui est la seule adaptée à l’intégration européenne. Le problème vient bien de là aujourd’hui : « l’époque des petits pas est révolue » (Glucksmann 2017). La morosité ambiante appelle à des résultats immédiats que le cycle européen ne peut pas fournir. Cette lenteur, ou plutôt son absence, est interprété de la plus mauvaise des façons par les citoyens européens qui rejettent sur l’Union l’ensemble des maux du monde. À tel point qu’ils réveillent la perplexité des dirigeants européens et que ces derniers, dans une attitude peu appropriée à leur fonction, partagent publiquement leur pessimisme, à l’image du président de la Commission européenne en ce début 2017 ((Le Président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker a annoncé sur une radio allemande le 12 février 2017 qu’il ne briguerait pas un second mandat à l’issu des élections européennes de 2019 : « Juncker ou l’Europe impossible », Le Monde, 13 février 2017.)). D’une certaine manière, le constat que dresse Raphael Glucksmann sur le discours politique français vaut également pour la crise européenne : « les discours les plus profonds, ceux qui marquent et feront date parce qu’ils disent quelque chose d’essentiel de l’époque, sont tous des discours de renoncement. Des abdications. Des oraisons funèbres. Voilà le signe d’une crise politique majeure dont nous n’avons pas encore tous cerné l’ampleur » (Glucksmann 2017).

Le pessimisme qui traverse l’Europe n’est pourtant que de passage. L’Union européenne montre qu’elle a les instruments nécessaires pour sortir de l’immobilisme et pour redémontrer aux citoyens européens que ses politiques sont légitimes. L’Union doit, pour ce faire, retrouver la voie des résultats, c'est-à-dire inscrire dans le patrimoine juridique de chaque État et de chaque citoyen des droits qui permettent de rendre quotidiennement concret l’appartenance à l’Union. Paradoxalement, l’espoir réside aussi dans l’image véhiculée par le Brexit. Peut-être faut-il y voir, en fin de compte, une bonne chose. Il a permis de remettre en lumière le problème démocratique qu’il faut régler pour continuer l’intégration et ne pas aboutir à un nouveau retrait. Et cela passe par une réexplication de l’Europe. On pourrait penser que le peuple n’est plus empereur en son royaume. Ce n’est pas le cas. Le mécontentement des peuples a fragilisé la machine de l’intégration qui n’avance plus avec la même vitesse que dans les années 1960 ; un Parlement national peut évidemment à lui seul bloquer un accord commercial comme le montre la menace du parlement wallon de refuser de signer le CETA, l’accord de libre-échange entre l’Union et le Canada. Il ne faut pas refondre, mais plutôt expliquer que le sentiment du peuple de ne plus contrôler le processus d’écriture des législations ne remet pas nécessairement en cause sa propre sécurité. Une manière de dire une bonne fois pour toute que l’intérêt des peuples est en train de prendre le pas sur la froide machine juridique de l’intégration. Mais aussi un moyen d’accorder une nouvelle fois la chance à l’Union européenne d’expliquer son mode de fonctionnement.

Bibliographie

L. Azoulai, « La crise politique », in C. Blumann, F. Picod (sous la dir.), L’Union européenne et les crises, Bruxelles, Bruylant, 2010, p. 149.

F. Berrod, A. Ullestad, « Brexit et dépendances », The Conversation, 6 juillet 2016.

M. Foucher, Le retour des frontières, Paris, CNRS Edition, 2016, p. 5.

V. Hatzopoulos, « Crise grecque et crise européenne : l’intégration comme (seule) solution ? », Europe n°8-9, repère n° 8, août 2015.

R. Glucksmann, « La mort des rois », L’Obs n° 2731, 09 mars 2017.

A. Guillemoles, « Le Royaume-Uni très dépendant de ses partenaires extérieurs », La Croix, 27 juin 2016.

J-P Jacqué, « Le labyrinthe décisionnel », Pouvoirs – 69, 1994, p. 24.

E. Leroux, A. Ullestad, « Les 12 travaux de David », Libération, 8 juillet 2015.

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Pour citer cette ressource :

Louis Navé, Antoine Ullestad, "Où est la crise en Europe ?", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mars 2017. Consulté le 03/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/civilisation/domaine-britannique/le-royaume-uni-et-leurope/ou-est-la-crise-en-europe-

Publications de Louis Navé et Anotine Ullestad

Le protectionnisme du FN face à la réalité du droit (The Conversation, 13/12/2016), avec Frédérique Berrod. 

Ritournelles du protectionnisme : le chant des sirènes (The Conversation, 27/11/2016), avec Frédérique Berrod.

Les impasses du Front national (3) : l’improbable retour de la figure de l’Étranger (The Conversation, 28/09/2016), avec Frédérique Berrod.

Les impasses du Front national (2) : la lutte contre la mondialisation (The Conversation, 27/09/2016), avec Frédérique Berrod.

Les trois impasses du Front national (1) : la tentation de la souveraineté (The Conversation, 26/09/2016), avec Frédérique Berrod.

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