L’État nation britannique face au projet de construction européenne : le partenaire difficile ?
Introduction
On affirme souvent que le Royaume-Uni a toujours été un « partenaire difficile » lorsqu’il s’agissait de construire un projet politique européen (George 1998). Si les Britanniques ont joué un rôle très important dans la construction d’un projet économique commun, en soutenant notamment l’Acte unique européen, ils ont toujours refusé l’idée d’une Europe fédérale ou d’une « union plus étroite ». Afin d’expliquer cette position, nous nous pencherons d’abord sur le rôle qu’ont joué les Britanniques dans la construction d’un projet économique commun, en démontrant que, malgré leur réticence initiale, ils ont largement contribué à façonner ce projet, laissant derrière eux ce que Pauline Schnapper qualifie d’« empreinte idéologique forte » (Schnapper 2014 : 99-103). Ensuite, nous examinerons la question épineuse de la souveraineté britannique dans son contexte historique et actuel afin de mieux comprendre le refus du projet politique européen.
I) Un projet économique commun : les Britanniques comme acteurs centraux
Du point de vue économique, les Britanniques ne voyaient après la guerre que des inconvénients à l’intégration européenne. En 1949, Ernest Bevin, ministre travailliste des Affaires étrangères, déclare : « Il faut que j’avertisse mes collègues que le Royaume-Uni – à cause de ses liens avec des pays étrangers – ne pourra jamais devenir un pays entièrement européen » ((‘I must warn my colleagues that the United Kingdom – because of its overseas connections – could never become an entirely European country’.)) (cité dans Greenwood 1996 : 27). D’après lui, le renforcement des liens avec l’Europe pouvait mettre en péril les liens politiques et économiques très étroits qui existaient entre le Royaume-Uni, les pays du Commonwealth et les États-Unis. Alors que la plupart des pays européens entretenaient des relations commerciales à l’intérieur des frontières européennes, le commerce extérieur à l’Europe représentait deux tiers des exportations du Royaume-Uni. Cela explique en partie pourquoi le Royaume-Uni a refusé en 1951 de faire partie de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), qui réunissait le Benelux, la France et la RFA.
Pourtant, entre 1954 et 1958, le marché européen a pris de l’importance pour les industriels britanniques, ce qui a entrainé le renforcement des liens économiques avec les pays européens. Le gouvernement britannique a donc envisagé la création d’une zone de libre-échange au sein de l’Europe afin de faciliter le commerce entre les États, tout en refusant cependant l’application d’un droit de douane commun qui pouvait menacer le commerce britannique avec le Commonwealth et d’autres pays étrangers. Le traité de Rome de 1957 prévoyait justement le renforcement de la zone européenne de libre-échange et la création d’une union douanière : c’est pour cette raison que les Britanniques ont refusé de le signer.
Au cours des années 1960 et 1970, le commerce anglo-européen s’est développé au détriment du commerce avec les pays du Commonwealth et les colonies, qui privilégiaient les échanges économiques avec des pays géographiquement plus proches. Le Commonwealth n’était donc plus considéré comme essentiel à la réussite économique du Royaume-Uni. Le déclin industriel de ce dernier contrastait fortement avec la réussite industrielle de la France et de l’Allemagne pendant toute la période d’après-guerre : dans les années 1950-1960, le taux de croissance annuel était de 7,8 % pour la RFA, comparé à 2,7 % pour le Royaume-Uni (Young 1999 : 106). Petit à petit, les Britanniques se sont rendu compte que l’appartenance à ce bloc prospère pouvait leur offrir les mêmes chances de réussite. Si au moment de la signature du traité de Rome en 1957 la plupart des hommes politiques britanniques étaient dans le déni quant au déclin économique du Royaume-Uni (Young 1999 : 106), les mentalités commençaient tout de même très lentement à évoluer. La débâcle de Suez en 1956 a non seulement révélé la faiblesse politique du Royaume-Uni sur le plan international – les Britanniques ne pouvaient pas continuer à se battre sans le soutien des Américains – mais également sa faiblesse économique – ils ne pouvaient pas assurer le coût de la guerre (Young 1999 : 110).
En 1960, sous l’impulsion du Royaume-Uni, l’Association européenne de libre-échange (AELE) voit le jour. L’AELE avait pour but de contrebalancer l’union douanière et le marché commun de la Communauté économique européenne en offrant une zone de libre-échange pour les pays qui ne souhaitaient pas entrer dans la CEE, comme la Norvège, l’Autriche, le Danemark, le Portugal, la Suède et la Suisse.
La CEE représentait cependant un marché de 160 millions de personnes, qui dépassait largement les 90 millions de personnes du marché de l’AELE. L’attractivité de la CEE eu finalement raison des réticences britanniques : afin de bénéficier de ce marché florissant le Royaume-Uni fait sa première demande d’adhésion en 1961. Suite à l’impasse des négociations et au rejet subséquent de la demande d’adhésion, le gouvernement britannique, mené par Harold Wilson, formule une deuxième demande en 1967 à laquelle Charles de Gaulle oppose son veto. Lors de la troisième demande d’adhésion en 1971, le Premier Ministre conservateur, Edward Heath, soutient que « le gouvernement est confiant que l’adhésion à une communauté élargie entraînera un taux de productivité et une efficacité industrielle améliorés, avec plus d’investissement et une croissance plus rapide des salaires » ((‘The Government is confident that membership of the enlarged Community will lead to much improved efficiency and productivity in British industry, with a higher rate of investment and faster growth of wages’. Edward Heath, Cm 4715, The United Kingdom and the European Communities, London, 1971.)). Le Ministère des Finances s’oppose cependant à cette vision de l’adhésion, estimant que la participation à la CEE entraînerait des coûts bien trop importants pour le Royaume-Uni. La Politique Agricole Commune (PAC), prévue par le Traité de Rome et entrée en vigueur en 1962, met en effet en place un système de subventions visant à moderniser l’industrie agricole des pays membres : le Royaume-Uni n’étant pas un pays agricole, la PAC profiterait davantage à des pays comme la France (Young 1999 : 225). Lors de l’adhésion du Royaume-Uni à la CEE en 1971, la PAC reste un point de contention fort : au début des années 1970, cette politique commune est considérée comme le symbole du protectionnisme européen contre lequel lutte Margaret Thatcher.
L’influence néolibérale des Britanniques s’est ressentie tout au long de la construction de l’Union européenne. Durant ses mandats, Margaret Thatcher a par exemple tenté de faire fonctionner le projet économique commun de la CEE en faveur des Britanniques. Elle a en partie réussi à imposer sa propre vision de ce projet, notamment par l’Acte unique européen de 1986 dont le but était de mettre en place un marché unique. L’Acte a largement repris le projet élaboré par le Commissaire Francis Arthur Cockfield, ancien ministre libéral de Thatcher, qui préconisait l’élimination des barrières physiques, techniques et fiscales.
Le traité de Lisbonne de 2007 a également été en grande partie influencé par les priorités néolibérales si chères aux Britanniques. Il a notamment interdit « toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles d'affecter le commerce entre États membres et qui ont pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du marché intérieur » ((Cf. article 101 TFUE (traité sur le fonctionnement de l’union européenne))). Cet article est souvent perçu comme une menace aux services publics – dénommés ‘services d’intérêt économique général’ (SIEG) – même si ce texte reconnaît leur rôle dans « la promotion de la cohésion sociale et territoriale de l’Union ».
Sous la direction de David Cameron, le Royaume-Uni a continué à faire sentir son influence sur le projet économique commun, faisant pression pour libéraliser les domaines de l’énergie, des télécommunications et des services financiers au sein du marché commun. En outre, en février 2013, avec le soutien de ses alliés allemands et néerlandais, il réussit à négocier une baisse conséquente du budget européen pour la période de 2014 à 2020, sans pour autant parvenir à réduire les coûts administratifs de l’Union européenne. Les Britanniques ont également joué un rôle très important dans les négociations sur le traité transatlantique de commerce et d’investissement entre l’Union Européenne et les États-Unis, même si ces négociations sont actuellement bloquées.
Bien entendu, il est difficile d’évaluer avec précision l’influence du gouvernement britannique sur la politique économique européenne. Mais les entreprises, organisations professionnelles, services de conseil, cabinets juridiques et think tanks britanniques engagés dans les activités de lobbying sont nettement surreprésentés auprès des institutions européennes par rapport aux organisations provenant d’autres États membres (Tansey 2012). Le lobby financier britannique est particulièrement actif à Bruxelles : les entreprises financières sont plus nombreuses que l’ensemble des entreprises financières provenant d’autres pays (Corporate Europe Observatory 2014 : 10-12). De surcroît, la présence du lobby financier britannique dans les institutions européennes est plus importante que toutes les ONG, syndicats et associations de consommateurs réunis et représente un coût financier infiniment supérieur (Corporate Europe Observatory 2014 : 10-14). Ce lobby domine également les ‘groupes d’experts’ qui conseillent la Commission européenne sur le règlement financier (Alliance for Lobbying Transparency and Ethics Regulation 2009). Ces constats peuvent expliquer la timidité des réformes européennes sur la réglementation et régulation du marché financier. La Commission européenne, à l’instar du Royaume-Uni, a par exemple refusé d’imposer une séparation structurelle entre les banques de détail et les services bancaires d’investissement ((La séparation de ces activités serait un moyen de protéger les épargnants des activités hautement risquées de spéculation des banques et éviter que l’Etat soit obligé de renflouer les caisses des banques en faillite. En cas de pertes, leurs actionnaires seraient les seuls responsables. Le Royaume-Uni a introduit une réforme timide suite au rapport Vickers (2012) sur la régulation financière : il s’agit de décloisonner les activités bancaires mais sans imposer de séparation formelle.)).
Au fil des années, le Royaume-Uni a donc laissé « une empreinte idéologique forte » dans l’Union européenne, en influençant notamment l’élaboration du projet économique commun (Schnapper 2014 : 99-103). Ce projet a cependant toujours suscité une certaine méfiance chez les Britanniques, qui voyaient en l’Union européenne un frein à leur développement économique.
Margaret Thatcher a souvent critiqué ce qu’elle percevait comme un manque de compétitivité au sein de l’Europe. Lors de son célèbre discours prononcé au Collège de l’Europe à Bruges en 1988, elle se positionne en faveur du libéralisme économique :
Il nous faut des politiques communautaires qui favorisent l’esprit entrepreneurial. Si l’Europe veut prospérer et créer des emplois de l’avenir, l’entreprise est la clé. La leçon à tirer de l’histoire économique de l’Europe dans les années 1970 et 1980 est que la planification centralisée et le contrôle de l’État ne fonctionnent pas ; c’est l’entreprise et l’initiative de l’individu qu’il faut encourager. (Thatcher 1988) ((‘[We] need for Community policies which encourage enterprise. If Europe is to flourish and create the jobs of the future, enterprise is the key. The lesson of the economic history of Europe in the 1970s and 1980s is that central planning and detailed control don't work, and that personal endeavour and initiative do’.))
Margaret Thatcher a critiqué tout au long de ses mandats la promulgation d’un nombre croissant de directives et de règlementations au niveau européen qui étouffaient, selon elle, la liberté des échanges et la compétitivité du Royaume-Uni. Par exemple, Thatcher a refusé de signer la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs de 1989 car elle était en contradiction flagrante avec les tentatives du Royaume-Uni de limiter le pouvoir des syndicats et la consultation des travailleurs au sein d’une entreprise. Il est pertinent de rappeler que l’opposition britannique a rendu cette charte non-contraignante sur le plan juridique. Il faut attendre l’arrivée de Tony Blair au pouvoir pour que la Charte soit signée ; mais le Premier Ministre, en alignement avec le New Labour, a également critiqué l’Union européenne comme étant trop bureaucratique et insuffisamment compétitive et a réussi à négocier un accord de non-participation relatif à la directive sur le temps de travail.
David Cameron, quant à lui, s’est inquiété du préjudice que pouvait porter l’Union européenne à la compétitivité britannique, et en particulier à son secteur financier. Le Royaume-Uni a notamment refusé de signer la Pacte budgétaire européen (février 2011), qui concernait en priorité les pays de la zone euro, par crainte que le Pacte soit trop contraignant pour la City. David Cameron s’est également battu pour que les Britanniques ne soient pas obligés de renflouer les caisses des pays de la zone euro en difficulté : il a obtenu des assurances à ce propos lors des négociations de février 2016, ainsi que certaines protections pour la City contre toute discrimination des pays de la zone euro.
Pour certains économistes, notamment le thatchérien Patrick Minford, seule la sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne pourrait garantir sa prospérité économique, en lui permettant de se libérer des politiques protectionnistes pour l’agriculture et l’industrie et des pressions pour harmoniser la politique monétaire, les régimes fiscaux et la politique sociale (Minford et al. 2015). Lors d’un discours prononcé à Goldman Sachs en 2016, l’actuelle Première Ministre britannique Theresa May s’inquiétait des conséquences d’un éventuel Brexit sur la présence d’entreprises étrangères au Royaume-Uni ; elle s’efforce dorénavant de vanter les avantages économiques pour un Royaume-Uni « libéré » des contraintes de l’Union Européenne. Lors de son discours du 17 janvier 2017 sur le Brexit, elle a rejeté le marché unique en faveur d’un nouvel accord de libre-échange avec l’Union européenne afin de faire du Royaume-Uni « un champion du marché libre » (May, 2017). Theresa May a ainsi rejoint les rangs de ceux qui considèrent un projet politique européen commun comme un frein à la prospérité économique nationale.
II) Un projet politique commun : la réticence britannique
Il y a toujours eu une tension entre le projet politique et le projet économique de l’Union européenne. Alors que les pères du projet européen envisageaient une collaboration à la fois économique et politique afin de faire barrage à la montée du nationalisme, les tentatives au fil des années de créer un projet politique commun n’ont fait au contraire qu’alimenter le nationalisme, au moins du côté britannique. La remise en cause de la souveraineté de l’État-nation par un tel projet a provoqué des inquiétudes chez les dirigeants britanniques dès la création de la CECA, organisation qu’ils jugeaient trop supranationale et sujette à des dérives fédéralistes. Pour les Britanniques, une monnaie unique (qui représentait par ailleurs un affaiblissement de la souveraineté nationale) n’était pas la meilleure façon d’éviter la guerre. Au contraire, elle pouvait être source de conflit (Young 1999 : 117).
Harold Macmillan, Premier Ministre conservateur qui a tenté de négocier l’adhésion du Royaume-Uni à la CEE au début des années 1960, a minimisé l’importance de l’affaiblissement de la souveraineté nationale par nécessité économique et politique. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Américains encourageaient une intégration européenne, éventuellement placée sous l’égide des Britanniques. Ils étaient persuadés qu’une Europe unie serait mieux placée pour résister à l’expansionnisme soviétique : l’Europe pourrait ainsi assurer sa propre défense et serait un modèle de succès capitaliste dans la bataille idéologique entre le bloc de l’Est et le bloc de l’Ouest. Les Britanniques se sont toujours efforcés de ne pas décevoir leurs alliés américains, mais ils craignaient à cette période qu’une union des pays européen entrainerait une perte d’influence sur la scène internationale, accentuée par la désagrégation de leur Empire et la débâcle de Suez, qui avait révélé la faiblesse économique, militaire et politique des Britanniques. En 1959, le ministre des Affaires étrangères, Selwyn Lloyd, remarque :
Si les Six forment un État fédéral, celui-ci deviendrait un pays important et il se pourrait que les Américains prêtent plus d’attention aux États-Unis de l’Europe qu’au Royaume-Uni […] Notre relation avec les États-Unis est plus importante que n’importe quelle autre relation que nous pourrions avoir. (cité dans Greenwood 1996 : 10) ((‘If, of course, the Six developed into a Federal State it would become an important country and the danger might be that the Americans would pay considerably more regard to the United States of Europe than to the UK […] Our links with the United States are more important than any other links that we might or might not have under consideration’. Selwyn Lloyd, Foreign Secretary (1955-1960), November 1959.))
La décision du gouvernement britannique de demander l’adhésion à la CEE a donc été, au moins en partie, plus motivée par un désir de ne pas nuire à ses relations avec les États-Unis que par un réel engagement politique envers l’Europe. De Gaulle, convaincu que tel était le cas, opposa son veto à la première demande d’adhésion du Royaume-Uni à la CEE en 1963. Le Royaume-Uni n’était pour lui qu’un cheval de Troie des États-Unis, qui aurait plus à cœur les intérêts américains que les intérêts européens. L’historien Sean Greenwood suggère que ce n’est pas une coïncidence si la troisième demande d’adhésion du Royaume-Uni à la CEE est celle qui a été acceptée : Edward Heath, alors au pouvoir, n’avait que peu d’égards pour la relation spéciale anglo-américaine (Greenwood 1996 : 12).
Edward Heath était un européen engagé – peut-être le plus « européen » de tous les premiers ministres britanniques. Pour lui, la souveraineté nationale britannique ne serait aucunement menacée par l’appartenance britannique à l’Union européenne :
Nous aurons toutes les occasions de nous faire entendre et d’influencer les conseils de la Communauté. La Communauté n’est aucunement une fédération de provinces ou de départements. Elle est constituée d’une communauté de grandes nations, chacune avec sa propre personnalité et ses traditions. Le fonctionnement de la Communauté reflète cette réalité : ce sont bel et bien des gouvernements souverains qui sont assis à la table des négociations. Lorsqu’un gouvernement considère qu’une question touche à ses intérêts nationaux essentiels, la décision doit être unanime. Comme tout autre traité, le Traité de Rome engage ses signataires à respecter des buts communs ; mais chaque État souverain ne fait que respecter des politiques qu’il a aidé à élaborer. Il n’y aura aucun affaiblissement de la souveraineté nationale ; ce qui est proposé est le partage et l’élargissement des souverainetés nationales dans l’intérêt commun. (cité dans Greenwoord 1996 : 155) ((‘We shall have full opportunity to make our views heard and our influence felt in the councils of the Community. The Community is no federation of provinces or counties. It constitutes a Community of great and established nations, each with its own personality and traditions. The practical working of the Community accordingly reflects the reality that sovereign Governments are represented round the table. On a question where a Government considers that vital national interests are involved, it is established that the decision should be unanimous. Like any other treaty, the Treaty of Rome commits its signatories to support agreed aims; but the commitment represents the voluntary undertaking of a sovereign state to observe policies which it has helped to form. There is no question of any erosion of essential national sovereignty; what is proposed is a sharing and an enlargement of individual national sovereignties in the general interest…’ Edward Heath, Cm 4715, The United Kingdom and the European Communities, London, 1971.))
Or un rapport commandé par le gouvernement de Macmillan en 1960 avait très clairement démontré les conséquences de l’adhésion à la CEE pour la souveraineté nationale britannique : le Parlement devrait céder certaines de ses fonctions à un Conseil de ministres ; son pouvoir de négociation et signature des traités serait cédé à une organisation internationale ; les tribunaux britanniques seraient en partie subordonnés à la cour de justice européenne (cité dans Young 1999 : 126). Tant que les avantages économiques et politiques de l’Union étaient plus importants que les inconvénients concernant la souveraineté, ces derniers étaient minimisés.
Dans les années 1980, la problématique de la souveraineté est devenue un enjeu majeur pour plusieurs raisons. Tout d’abord, le renforcement de la relation spéciale anglo-américain sous Thatcher et Reagan a fait basculer la relation anglo-européenne au second plan. Ensuite, Margaret Thatcher, tout en s’efforçant de répandre son idéologie néolibérale à travers l’Union, restait persuadée que le projet politique européen représentait une menace pour son projet politique national. Elle a précisé cette idée dans son célèbre discours de Bruges : « nous n’avons pas réussi à faire reculer les frontières de l’État au niveau national pour les voir réimposées au niveau européen avec un supra-État tout puissant à Bruxelles » ((‘We have not successfully rolled back the frontiers of the state in Britain, only to see them reimposed at a European level, with a European super-state exercising a new dominance from Brussels’.)) (Thatcher 1988). Elle ne croyait plus à la possibilité de réinventer l’Union européenne selon sa propre vision d’une société de marché (Dixon 2003 : 73).
En 1990, Margaret Thatcher refuse les termes et conditions du mécanisme du taux de change européen : ce mécanisme du taux de change européen, en tant que première étape vers l’union monétaire, était un moyen de consolider un projet politique commun. Pour elle, l’union monétaire portait atteinte à la souveraineté parlementaire car il s’agissait de « renoncer au contrôle sur notre propre politique monétaire pour qu’elle soit décidée par le Bundesbank allemand » ((‘…abdicating control over our own monetary policy, in order to have it determined by the German Bundesbank’.)) (Thatcher 1993 : 690). Thatcher a donc refusé ce projet avec véhémence, en dépit des conseils de son ministre des Finances, ce qui finira par entraîner sa démission et sa destitution en tant que chef du Parti conservateur.
Tony Blair avait une vision plus positive d’un projet politique commun et envisageait le partage de souveraineté avec d’autres États-membres de l’Union comme une façon de renforcer le pouvoir du Royaume-Uni en matière d’échanges commerciaux, de politique étrangère, de défense et de lutte contre la criminalité (Blair 2001). Mais comme tous ses prédécesseurs, il s’opposait à l’idée d’une « union toujours plus étroite » et a même réussi à rayer cette mention du premier jet de la Convention européenne de 2003 qui visait à établir le cadre d’une future constitution européenne (la mention a cependant été réinsérée plus tard) (Liddle 2015).
III) L’impossibilité de la souveraineté partagée : vers le Brexit
La question de la souveraineté nationale a pris une place encore plus importante dans le contexte du référendum britannique sur la sortie de l’Union européenne. Pendant son mandat, David Cameron avait réussi à négocier un accord de non-participation pour son pays concernant toute politique qui viserait à créer une union toujours plus étroite : cette concession a cependant été perçue par une partie de la population britannique comme bien insuffisante. La question de la souveraineté avait déjà pris des proportions tellement importantes que cet accord de non-participation ne pouvait apaiser les eurosceptiques les plus virulents. Ces derniers étaient de plus en plus nombreux, non seulement parmi les partis les plus extrémistes comme UKIP (le parti pour l’indépendance du Royaume-Uni) mais également chez les conservateurs. La décision de David Cameron d’organiser un référendum sur la sortie de l’Union avait pour but d’apaiser les tensions au sein du parti conservateur, mais aussi de contrer la « menace UKIP » et la défection des électeurs (voire des députés) conservateurs au profit de UKIP.
La question de la souveraineté s’était posée de manière différente dans les années 1960 et 1970 : nous avons vu que pendant cette période, les arguments économiques et politiques en faveur de l’adhésion l’emportaient sur les inquiétudes sur la perte de souveraineté. Le contexte économique des années 2000 a changé la donne : après la crise de la zone euro en 2008, l’Europe ne semblait plus pouvoir s’ériger en modèle économique. Au contraire, pour certains, les pays de la zone euro, et notamment la Grèce, risquaient de « contaminer » l’économie britannique. Un argument récurrent avancé contre l’Union européenne est d’ailleurs la menace que celle-ci représenterait pour la santé de la City. George Osborne, le ministre des Finances sous Cameron, était favorable à un vote à majorité qualifié pour le traité de Lisbonne, afin de donner le droit de veto au Royaume-Uni sur les réglementations économiques (notamment l’éventuelle imposition d’une taxe sur les transactions financières) (Watt 2014a) ((Une taxe de 0,5% sur toutes les actions, obligations et transactions monétaires. À ce jour, seuls onze États membres ont accepté cette taxe.)). Des lobbys eurosceptiques se plaignaient notamment des coûts liés à la mise en conformité des pratiques commerciales avec les normes européennes (Watt 2014b). David Cameron a lui-même vitupéré contre la « red tape » – la lourdeur bureaucratique – qu’il considérait comme nocive pour la compétitivité internationale.
Les arguments politiques en faveur de l’adhésion à l’Union européenne ont également été remis en question pendant la période qui a précédé le référendum. Si, dans les années 1950, les dirigeants britanniques craignaient de perdre de la valeur aux yeux des États-Unis s’ils étaient exclus de l’Union européenne, ces arguments sont loin d’être aussi pertinents dans le contexte géopolitique actuel. Au cours des dernières années, la « relation spéciale » anglo-américaine semble avoir été affaiblie par le rééquilibrage de la politique étrangère américaine, qui s’est tournée vers l’Asie. De plus, la guerre en Irak, qui a semblé confirmer le rapport de subordination du Royaume-Uni aux États-Unis, a provoqué un changement dans l’opinion publique, dorénavant moins attachée à une alliance entre les deux pays. Il est cependant important de noter que les dernières élections américaines vont peut-être permettre un retour à une relation privilégiée entre le Royaume-Uni et les États-Unis : alors qu’Obama avait conseillé les Britanniques de voter contre le Brexit et les avait avertis qu’ils se retrouveraient « à la fin de la file d’attente » dans les grandes négociations commerciales avec les États-Unis (BBC 2016), Donald Trump a récemment affirmé qu’il préférerait négocier avec le Royaume-Uni plutôt que l’Union européenne, et que le pays se trouverait au contraire en tête de la queue (Riley-Smith, 2016).
Pour beaucoup de partisans du Brexit, le Royaume-Uni aurait plus d’influence politique à l’échelle mondiale en restant en-dehors de l’Union européenne. « Libéré » des contraintes liées à l’adhésion à l’Union, un Royaume-Uni souverain pourrait répandre son influence économique et politique bien au-delà des frontières européennes pour créer – ou plutôt faire revivre – une sphère d’influence que les conservateurs appellent l’Anglosphere et qui comprendrait les pays anglophones comme l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Canada et les États-Unis, mais aussi les pays du Commonwealth (comme l’Inde) et certains pays asiatiques (Kenny et Pearce 2015 ; Wellings et Baxendale 2015). C’est précisément cette vision qui a été mise en avant par Theresa May lors de son discours du 17 janvier 2017 sur le Brexit (May 2017) : elle y a présenté le Brexit comme une véritable occasion de forger un global Britain – et faire revivre un passé prestigieux.
Afin de comprendre la réapparition si saillante de la question de la souveraineté dans le débat sur le Brexit, il faut également prendre en compte la montée du nationalisme et du populisme au Royaume-Uni : UKIP et le parti conservateur (notamment à travers la tonalité nationaliste des interventions de Theresa May) jouent tous deux de ces discours. Il faut cependant souligner que si UKIP et le parti conservateur invoquent souvent le nationalisme britannique, c’est en réalité le nationalisme anglais qui explique en grande partie le vote en faveur du Brexit. Au lieu de parler du Brexit, il serait plus juste de parler d’un English Brexit, c’est-à-dire d'un Exit (Barnett 2016 : 221). L’Ecosse a majoritairement voté contre le Brexit car le nationalisme écossais trouve son expression dans les nouvelles institutions de pouvoir dévolu ou, pour certains, dans les demandes pour l’indépendance écossaise. Le nationalisme anglais, au contraire, ne s’exprime pas à travers les institutions – il y a très peu de demandes pour la création de nouvelles institutions anglaises qui seraient distinctes des institutions britanniques. Le nationalisme anglais trouve donc son expression dans le rejet des institutions européennes qui menaceraient la culture britannique et la souveraineté du Parlement. Il se manifeste souvent par des injonctions à « reprendre le contrôle », notamment des frontières. Le nationalisme alimente également le débat sur l’immigration, qui est devenu particulièrement brutal et féroce dans les semaines précédant le referendum de juin 2016.
Le sentiment d’impuissance lié à cette perte de contrôle a, à son tour, alimenté le populisme : ce sont les partis populistes de droite, UKIP en tête, qui ont exploité ces arguments et en ont récolté les fruits. UKIP a par exemple remporté les élections européennes de 2014 avec 26,6% des suffrages et s’est hissé en troisième position lors des élections législatives de 2015 ((UKIP est devenu le troisième parti lors de ces législatives si l’on considère le vote populaire (12,6% ). C’est le SNP qui a devancé les Libéraux-Démocrates et occupe dorénavant la troisième place au Parlement.)). Les populistes ont demandé le « rapatriement » de la souveraineté au Parlement britannique afin de remédier au déficit démocratique au niveau européen. Mais ils voulaient également traiter le problème du déficit démocratique au niveau national en faisant valoir la souveraineté populaire face aux élites politiques et judiciaires. Cela explique les violentes attaques ((A ce titre, nous vous renvoyons à la Une du Daily Mail du 4 novembre 2016, qui présentait trois juges de la Cour Suprême comme les « ennemis du peuple » : https://www.theguardian.com/politics/2016/nov/04/enemies-of-the-people-british-newspapers-react-judges-brexit-ruling.)) qu’ont subis les hommes et femmes politiques, ainsi que les juges de la Cour Suprême, qui considéraient que le résultat du référendum était simplement consultatif et réclamaient un vote parlementaire avant de déclencher l’article 50 du traité de Lisbonne.
Conclusion
Il semblerait donc que ce soit la question de la souveraineté nationale qui ait mis fin au projet économique et politique commun entre l’Europe et le Royaume-Uni, ce partenaire souvent jugé si « difficile ». Le Brexit n’empêchera cependant pas le Royaume-Uni de rester partenaire de l’Union européenne : il existera toujours des intérêts communs en raison d’une histoire partagée, d’une proximité géographique et de liens commerciaux. Theresa May souhaite renforcer ces derniers en négociant un accord de libre-échange avec l’Union européenne pour remplacer le marché unique. Elle espère ainsi récolter les fruits d’un partenariat commercial sans pour autant accepter les contraintes d’une union politique. Si elle espère ainsi sauvegarder la souveraineté du Parlement britannique, il y a de fortes chances que son projet soit déjoué (Bell, à paraître). Le Royaume-Uni se trouvera alors dans une position affaiblie face aux vingt-sept membres de l’Union européenne et sera très probablement obligé d’accepter des conditions contraignantes imposées par l’Union. Telle est la nature de tout accord de libre-échange : l’accord économique et commercial (CETA) signé entre l’Union européenne et le Canada, par exemple, prévoit la mise en place d’un tribunal pour régler les différends entre les États et les investisseurs privés, ce qui permettrait à ces derniers de poursuivre en justice les États souverains qui mènent des politiques pouvant nuire à leurs intérêts commerciaux. Un tel mécanisme représente une entrave importante à la souveraineté nationale, car il respecte encore moins la souveraineté populaire : ces accords sont souvent négociés sans consultation populaire et ne confèrent aucun droit aux citoyens face aux grandes entreprises. Notons également que la souveraineté populaire de l’Ecosse et de l’Irlande du Nord n’a pas du tout été respectée dans le cadre du référendum : les deux pays seront traînés hors de l’Union européenne contre leur volonté (l’Ecosse a voté à 62% contre le Brexit, et l’Irlande du Nord à 56%). Même en sortant de l’Union européenne, le Royaume-Uni ne réglera pas si facilement la question de la souveraineté.
Bibliographie
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Pour citer cette ressource :
Emma Bell, L’État nation britannique face au projet de construction européenne : le partenaire difficile ?, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mars 2017. Consulté le 21/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/civilisation/domaine-britannique/le-royaume-uni-et-leurope/l-etat-nation-britannique-face-au-projet-de-construction-europeenne-le-partenaire-difficile-