La narrativité des 'progresses' : «Marriage à-la-mode»
La série la plus célèbre de Hogarth est une satire du mariage arrangé entre l'héritier d'une famille noble désargentée et la fille d'un riche bourgeois de Londres. Les tableaux, peints par Hogarth entre 1743 et 1745, se vendirent mal ; cent vingt Guinées alors que l'encadrement à lui seul en avait coûté vingt-quatre. Ces toiles qui font aujourd'hui partie des collections de la national Gallery sont peintes à l'envers du sens voulu pour les gravures, cela pour éviter le travail fastidieux d'une copie au miroir. Hogarth avait pour visée principale la série de gravures. Elle sera réalisée par des français (G. Scotin, B. Baron, S. F. Ravenet), à l'exception des visages que Hogarth prétend avoir gravés lui-même.
Planche 1 - The Marriage Contract
Le Comte Squanderfield a la goutte, signe d'une vie mondaine bien remplie. La pièce de la grande demeure du West-end est décorée dans le style français. L'héritier est habillé à la française, contrairement au père de la mariée qui porte les habits d'un bourgeois. Au mur, on distingue un tableau représentant le Comte Squanderfield sur un champ de bataille : parodie du portrait de cour français. D'autres éléments d'un goût douteux décorent la pièce : une scène marine peinte au plafond (Pharaon noyé dans la mer rouge) et un visage de gorgone incrusté dans un cadre de miroir. On aperçoit par la fenêtre un palais de style italien, avec une double loggia (plus adaptée à la Toscane qu'au climat londonien), qui sera sans doute financé par l'argent que le marchand met sur la table pour garantir l'union de sa fille à la noble famille. La jeune fille désespérée est consolée par Silvertongue, le notaire, alors que l'héritier se regarde dans un miroir. Deux chiens enchaînés dont l'un porte une couronne sur le flanc illustrent le mariage arrangé.
Aux pieds du Comte se trouve un arbre généalogique remontant à Guillaume le conquérant (William, Duke of Normandy). La famille fait valoir ses origines normandes. L'une des branches de l'arbre est en train de tomber, symbolisant la fin annoncée de la lignée.
Planche 2 - The Tête à Tête
La noce est passée depuis un temps indéterminé. Les époux se retrouvent au matin après une nuit de débauche. On distingue au sol les symboles de leurs activités nocturnes. Un livre de règles du whist (ancêtre du bridge), est ouvert aux pieds de la jeune femme qui a joué tard dans la nuit (les chandelles sont entièrement consumées). Le sabre au fourreau brisé symbolise quant à lui les frasques nocturnes du vicomte. Le chien sort de sa poche un bonnet ; sans doute celui de sa maîtresse. On peut voir l'intendant effrayé par les dettes qui s'accumulent. La maison est en désordre. Un serviteur oisif baille en arrangeant quelques chaises. Le vicomte semble avoir hérité du mauvais goût de son père. Une peinture érotique, cachée dernière un rideau, est accrochée à côté de tableaux religieux. Une série de miroirs occupe le bas du mur. A droite d'une pendule ridicule, un étrange mélange de statuaire romaine et bouddhiste garnit la cheminée.
Planche 3 - Visit to the Quack Doctor
Le vicomte vient se plaindre de l'inefficacité des pilules contre la syphilis. Il est accompagné d'une jeune prostituée elle aussi atteinte de la syphilis (plaie à la bouche). Hogarth se moque des médecins de son époque. Le charlatan représenté ici se veut à la fois alchimiste, barbier (bol de rasage), pharmacien, brocanteur, et peut être aussi pourvoyeur. Les inventions françaises côtoient les squelettes et les crocodiles empaillés : « Explication de deux machines superbes, l'un pour remettre l'épaule, l'autre pour servir de tire bouchon, inventés par Monsieur de la Pillule. Vues et aprouvés par l'Académie Royal des Sciences à Paris ».
Planche 4 - The Duchess' Morning Levee
Le vieux comte est mort (Les couronnes symbolisant le titre de comte se retrouvent maintenant dans l'intérieur du jeune couple). Les plus observateurs verront un corail de dentition suspendu à la chaise de la comtesse et suggérant que le couple a maintenant un enfant. Les murs de la chambre de la comtesse sont couverts de peintures érotiques et d'un portrait de Silvertongue, son amant. Tous ceux qui entourent la comtesse, en dehors du notaire, sont étrangers. Le notaire lui suggère un rendez-vous galant et tend un plan à la comtesse. Des cartes et les prix d'une tombola sont étalés au sol. L'enfant noir montre les cornes d'une statue d'Actéon, signe d'infidélité.
Planche 5 - The Death of the Earl
Le comte surprend Silvertongue avec la comtesse dans une chambre d'hôtel de passes, sans doute louée par l'avocat. Les vêtements dispersés au sol ne laissent aucun doute sur ce qui s'est passé. Un duel s'en suit entre les deux hommes : Silvertongue tue le comte avant de prendre la fuite. La chambre est délabrée. Un portrait de prostituée est accroché sur un mur peint représentant une scène de guerre. Les gens de la maison entrent par la gauche de la scène pour découvrir Squanderfield agonisant, alors que le notaire enjambe la fenêtre, à droite de la composition. La comtesse implore à genoux le pardon de son mari mourant.
Planche 6 - The Suicide of the Duchess
Par la fenêtre on aperçoit le pont de Londres. Nous sommes dans la maison du bourgeois, décorée dans le goût flamand. On distingue au mur plusieurs tableaux : des ivrognes buvant et fumant la pipe dans une taverne, un homme urinant contre un mur, une nature morte. Hogarth se moque ici des sujets prosaïques de la peinture flamande. Le père est affairé à retirer l'alliance du doigt de sa fille qui vient de se suicider (bouteille de poison au sol). L'on comprend que Silvertongue, le notaire, a été condamné à mort. Un compte rendu de ses derniers mots est posé au sol. L'enfant du couple, une petite fille, est atteinte de la syphilis. Son âge donne une idée du temps écoulé.
Qu'est ce qu'un élève peut identifier sans l'aide d'un enseignant?
L'on retrouve les mêmes personnages d'une gravure à l'autre. Il est évident qu'il faut lire la série de la planche une à la planche six, comme une BD, et que cette série raconte l'histoire des deux personnages récurrents (ce sont bien les héros que l'on retrouve sur chaque vignette d'une BD). L'élève découvrant les gravures se posera sans doute les questions suivantes :
- Pourquoi autant de français ?
- Pourquoi autant de détails ?
- Est-ce drôle ? Pourquoi ?
Pourquoi autant de français ?
On se moque de l'aristocratie anglaise qui se plaît au 18ème siècle à revendiquer ses origines françaises, normandes pour être précis. La première gravure montre l'arbre généalogique de la famille, curieusement enracinée dans le corps de William Duke of Normandy, Guillaume le Conquérant. Le titre même de la gravure est français. Il est sans doute emprunté à la pièce de Dryden, Marriage à la Mode (1673). Le dramaturge y développe le personnage d'une Lady prétentieuse nommée Melantha qui ponctue son discours d'expressions françaises comme mon cher, voyag'd, Bete, honete, home, bien tourney, obligeant, charmant, ravissant. En bref, Melantha préfère les emprunts français à des mots anglais parfaitement convenables. Les satiristes comme Dryden disaient que ces femmes de l'aristocratie anglaise parlaient "à la Mode de Paris". Au delà de ces références aux emprunts lexicaux, très communs après la Restauration, Hogarth se moque de l'engouement d'une partie de la population anglaise pour tout ce qui vient de France (Ex : The Quack Doctor).
Pourquoi autant de détails?
Les élèves peuvent deviner en observant les minuscules caractères et les représentations de tableaux que les gravures originales sont de grande taille. Il s'agit d'une des raisons du succès de Hogarth. Les gravures ne sont pas des reproductions de tableaux en petit format mais plutôt des compositions pensées pour la technique de la gravure sur cuivre qui lui permettait de donner clarté et précision aux nombreux détails introduits dans ses œuvres.
Les multiples détails laissent à penser que les gravures contiennent de nombreuses références culturelles et qu'il convient de les comprendre pour saisir le sens de la série. Les élèves doivent donc acquérir des clés de lecture. Il est ici possible de faire un premier parallèle avec la littérature. Lorsqu'un élève de première lit une texte difficile en anglais, un texte de Dickens par exemple, il ne comprend pas tout. Il s'accroche à quelque mots qui lui sont familiers. Il cherche à identifier les personnages, leurs relations. Il va aussi se poser, même inconsciemment, la question du genre.
Est-ce drôle ? Pourquoi ?
Nous sommes ici dans la satire et dans le comique. L'élève peut le deviner par certains éléments qui ne nécessitent pas une connaissance du contexte des gravures : le portrait grotesque accroché au mur dans la première planche, la posture des jeunes mariés dans la seconde, les objets incongrus chez le charlatan, le chien croquant l'oreille du cochon dans la dernière scène.
Les procédés de narration
Hogarth comparait son travail à celui d'un dramaturge. Il met en scène des personnages pour raconter une histoire au travers d'une série d'images. Hogarth n'est pas le premier graveur à raconter des histoires, mais avec ses séries et la grande taille de ses planches, il se donne les moyens de raconter en images. Dans ses séries, Hogarth est avant tout un narrateur. Ce qui importe, c'est l'histoire. Cette histoire est divisée en six planches, mais il ne s'agit en aucun cas de six instantanés mis bout à bout.
Les principes qui régissent cette narration particulière sont d'abord ceux que Genette appelle les anachronies. Il y a bien sûr l'analepse (flashback) par laquelle le narrateur revient sur le passé pour évoquer un événement survenu avant le moment présent de l'histoire principale ; c'est le cas de la pendaison de Silvertongue que l'on devine dans la dernière planche. La prolepse permet à l'inverse au narrateur d'anticiper des évènements. Dans la première gravure par exemple, l'attitude de l'avocat à l'égard de la future comtesse laisse présager d'une relation amoureuse. En réalité, chaque gravure tend à la fois vers l'analepse et la prolepse. Des mots, des objets, des postures ou des expressions nous invitent à deviner ce qui vient de se passer et ce qui est à venir.
A ces anachronies doivent être ajoutées la pause et l'ellipse. Chacune des six gravures peut être considérée comme une pause narrative qui interrompt la progression de l'histoire pour se concentrer sur la description d'un lieu, d'une scène. Quant à l'ellipse, elle qualifie chez Hogarth le temps qui s'écoule entre les scènes représentées.
Quelques pistes d'exploitation évoquées à l'occasion des ateliers de la formation
L'étude de la série peut être partagée entre le cours d'anglais et le cours d'histoire-géographie de section européenne. L'enseignant d'histoire-géographie étudiera les influences étrangères et la résistance face aux transferts culturels dans l'Angleterre de Hogarth. Il montrera notamment aux élèves des exemples de tableaux flamands, d'architecture italienne, pour mieux leur faire comprendre la dimension satirique des gravures. Le professeur d'anglais se concentrera sur l'évolution des relations entre les personnages.
Exemples d'activités
- Travailler en salle informatique pour que les élèves puissent zoomer sur les gravures. Guider leur découverte avec des fiches de questions.
- Donner des titres aux gravures ou justifier ceux qui leurs sont généralement associés.
- Travailler chaque gravure comme un extrait d'œuvre.
- Insérer des bulles dans les gravures pour exprimer ce que pensent les personnages.
- Travail d'écriture narrative : raconter l'histoire du Marriage à-la-mode.
Pour citer cette ressource :
Clifford Armion, "La narrativité des 'progresses' : «Marriage à-la-mode»", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), juin 2013. Consulté le 04/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/arts/peinture/la-narrativite-des-progresses-marriage-a-la-mode