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«Broken Arrow» / «La flèche brisée» (Delmer Daves - 1950) et «Devil's Doorway» / «La porte du diable» (Anthony Mann – 1950)

Par Lionel Gerin : Professeur d'anglais et cinéphile - Lycée Ampère de Lyon
Publié par Marion Coste le 02/10/2017

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En juillet 1950 sort ((Broken Arrow)), premier western de Delmer Daves. En septembre de la même année sort ((Devil's Doorway)), premier western d'Anthony Mann. Coïncidence ? Quelque chose semble être dans l'air et le genre est peut-être mûr pour une nouvelle approche de la représentation des amérindiens.

En juillet 1950 sort Broken Arrow, premier western de Delmer Daves. En septembre de la même année sort Devil's Doorway, premier western d'Anthony Mann.

Coïncidence ? Quelque chose semble être dans l'air et le genre est peut-être mûr pour une nouvelle approche de la représentation des amérindiens. Dans deux registres différents, Daves et Mann livrent deux films magnifiques qui marquent un vrai tournant dans le genre.

(Source : Youtube, Broken Arrow Trailer)

Daves en est à son onzième film en tant que réalisateur, mais il commencé sa carrière comme acteur en 1928, puis scénariste. Il a déjà tourné des films de guerre, comme Destination Tokyo (1943) ou Pride of the Marines (La route des ténèbres, 1945), mais aussi des films noirs comme Dark Passage (Les passagers de la nuit, 1947). Progressiste, ouvert, ayant lui-même vécu avec les amérindiens alors qu'il avait 22 ans, Daves voulait changer le regard du spectateur sur les Native Americans. Il choisit James Stewart pour le rôle principal, acteur populaire, dont c'est aussi le premier western.

L'histoire se déroule en Arizona (où le film a d'ailleurs été presque entièrement tourné, en décors naturels). Tom Jeffords, ancien soldat lassé de la guerre, se trouve en situation d'être le promoteur de la paix entre les Apaches, menés par Cochise, et l'armée américaine. Au cours de son ambassade, il tombe amoureux de Sonseeahray, une amérindienne.

La situation reste classique : il s'agit d'un conflit entre blancs et amérindiens, mais on découvre ici le point de vue amérindien et l'essentiel du film se passe en territoire Apache, même si le récit est raconté par un homme blanc.

Dès le générique, les noms apparaissent sur des peaux (de bison ?) où chacun reconnait immédiatement des dessins amérindiens. Le ton est donc donné. Daves veut faire un film où les amérindiens ne sont pas réduits au stéréotype alors en vogue, celui du sauvage sanguinaire. Il veut faire découvrir un peuple, ses coutumes et sa réalité quotidienne.

Symboliquement, l'action démarre par la découverte d'un jeune Apache blessé. Les amérindiens sont en effet à l'époque littéralement "en mauvais état", acculturés, délaissés, alcoolisés, sans emploi ni éducation. C'est une nation agonisante. Le héros, Tom Jeffords, n'aime pas les amérindiens et s'en méfie. Pourtant, las de la violence, et peut-être en raison du jeune âge du garçon, il le soigne. Première surprise pour lui, ce garçon a une mère, qui pleure et qui s'inquiète. Il se pourrait qu'il soit humain ! Assez vite, il est confronté à d'autres amérindiens mais est épargné, pour son geste. D'autres colons de passage ont moins de chance et on réalise également la cruauté des Apaches envers ceux qui foulent leur territoire. Il ne s'agit donc point pour Daves d'être angélique, et de céder au mythe du "bon sauvage".

L'action peut commencer.

Nous découvrons des rites, un mode de vie, une civilisation. Les rôles principaux sont tenus par des acteurs blancs (Debra Paget et Jeff Chandler), mais de nombreux figurants sont amérindiens [1]. Comme Tom Jeffords, le spectateur de l'époque peut changer de point de vue et ressentir de l'empathie.

L'histoire d'amour entre Tom et Sonseeahray évoque immédiatement au spectateur américain celle de John Smith et Pocahontas (embellie et détournée), et permet de tirer le film vers le mythe. De plus, les personnages (et leurs interprètes) sincères, amoureux pour la première fois, ainsi que le ton lyrique de Daves, ont tout pour convaincre. Les paysages d'Arizona sont magnifiques et donnent de la grandeur à l'action. La beauté est toujours contagieuse.

L'apparition des amérindiens est une constante des westerns. Ils sont tapis, invisibles et ce sont leurs flèches que l'on voit en premier. Mais ils ne sont pas seulement cachés par sournoiserie, lâcheté ou pour des motifs belliqueux. Leur vision du monde (ce sont des panthéistes) les pousse à se fondre dans la nature, dans le paysage, en harmonie, à n'être qu'un maillon dans le cycle de la vie. L'homme blanc, lui, n'a de cesse de dominer le paysage, tant il s'en sent le maître et le possesseur. Ses constructions en témoignent : églises, villages, forts, tous perchés sur des collines. Il veut laisser un signe de sa présence et de sa puissance.

Au cœur du film, il y a également le problème de la parole donnée, de la confiance. Grand classique du western : le traité. Assez ironique et hypocrite quand on sait que de tous les traités signés au 19ème siècle (il y en a eu 400), l'homme blanc n'en a pas respecté un seul [2]. Il y a ceux qui passent outre les traités, par bêtise, cupidité, esprit de vengeance ou d'insoumission. Chez les Apaches, Geronimo refuse le compromis et veut continuer le combat. Historiquement, Geronimo fut le dernier chef Apache à se rendre, en 1886, traqué par 8 000 hommes pendant plus de cinq mois. Chez les blancs, ce sont les racistes, les expansionnistes, les profiteurs et la foule brutale et stupide.

Ce qui est souligné dans le film de Daves, c'est l'amour et l'attachement profond des amérindiens à leur terre. Les amérindiens se battent, mais pour une cause, et non par simple sauvagerie. Sauvagerie retournée dans le film, car ceux qui veulent lyncher Tom pour collaboration avec l'ennemi, ceux qui "tuent l'amour", sont des blancs. Et devant le pessimisme final, devant le désespoir de Tom, c'est Cochise qui exige de redonner une chance à la paix. Cochise qui apparait comme une figure charismatique, un prophète aux pouvoirs surhumains ("Ne lui mentez jamais, ses yeux voient au fond du cœur. Il est plus grand que les autres hommes.").

Daves montre les amérindiens comme des gens dignes, fiers, aux préoccupations humaines et humanistes. La sincérité et (chose rare !) la tendresse qu'il insuffle aux scènes d'amour finissent de convaincre le spectateur. Enfin, s'il est lyrique et se veut optimiste, il est aussi élégiaque. Il y a chez lui la conscience du "Paradise Lost".
Sachons-lui gré, tout comme à Cochise, d'avoir essayé de sauver ce qui pouvait l'être.

Anthony Mann, lui, avait déjà tourné nombre de films noirs, nerveux, violents et efficaces. Il avait fait ses classes. Il venait de tourner Side Street (La rue de la mort, 1949) et Border Incident (Incident de frontière, 1949) [3] quand on lui proposa le script de Devil's Doorway, "Le meilleur [qu'il avait] jamais lu" dit-il [4].

Il dirigea Robert Taylor, acteur blanc [5] et grande star de l'époque, dans le rôle de Lance Poole, amérindien Shoshone qui revient dans son Wyoming natal (qui avait, en 1868, juste rejoint l'union), après avoir servi dans la cavalerie, et gagné la médaille d'honneur (Medal of Honor), plus haute distinction militaire américaine. Lance est un idéaliste qui rêve d'étendre son ranch, Sweet Meadows, et de vivre en paix, en aidant sa communauté.

Dès son retour, Lance rencontre son père qui lui parle en Shoshone (contrairement aux Apaches dans le film de Daves), puis se heurte à Coolan, l'avocat, dans la première scène de saloon. Coolan est filmé en amorce, propulsant ainsi le racisme au premier plan, et l'érigeant comme premier obstacle : "Les indiens puent. Ils n'ont rien à faire dans l'armée !". Chez Mann, les antagonismes sont immédiats, violents, choquants. Point de bons sentiments. Coolan va tout faire pour que Lance soit dépossédé de ses terres, en toute légalité.

Car la "supériorité" du film de Mann sur celui de Daves, c'est qu'alors que ce dernier place le problème au niveau sentimental (l'amour entre Tom Jeffords et Sonseeahray), Mann le place au niveau de la loi elle-même, montrant par là que la discrimination ne dépend pas des individus (les bons, les méchants), mais est ancrée dans les mentalités et fait partie des fondements de la nation. Chez Daves, c'est le blanc (Jefford) qui est idéaliste. Chez Mann, c'est l'amérindien (Lance Poole) qui croit naïvement à la bonne volonté et à l'esprit de justice des blancs. Daves, dans ses westerns ultérieurs, nous montrera des "homesteaders" qui combattent les amérindiens au nom de leur implantation "historique", justifiant par là la conquête. Chez Mann, on s'oppose aux amérindiens parce qu'ils sont inférieurs, point.

Mann nous montre la misère de la vie dans les réserves, à travers une superbe scène où les visages remplacent tout discours. Peuple fier, oui, mais qui meurt, négligé, parqué, assassiné, oublié. Lance doit donc se battre sur le terrain juridique. Pour se défendre, il fait appel à un avocat, qui se trouve être une femme. C'est là le deuxième point fort du film. Attention, une discrimination peut en cacher une autre ! Le sexisme marche main dans la main avec le racisme.

S'esquisse alors une histoire d'amour platonique, et jamais dite. Elle vient en miroir de celle du film de Daves et n'en est que plus passionnante, parce que vraiment subversive. En effet, si l'amour entre Tom Jeffords et Sonseeahray est possible, déclaré, montré, assumé, avec étreintes, baisers et mariage, celui entre Lance Poole et Orrie Masters (sic) n'est pas dicible car il enfreint le tabou américain suprême : "Touche-pas à la femme blanche !". Elle est garante de la "pureté de la race". Notons que si de nombreux films vont montrer des blancs amoureux ou épousant des amérindiennes, la relation n'est acceptable à l'écran que tant que l'amérindienne, ou les deux meurent. C'est le cas dans Broken Arrow, mais aussi dans Distant Drums (Les aventures du Capitaine Wyatt, 1951) de Walsh, Across the Wide Missouri (Au-delà du Missouri, 1951) de Wellman et Last Train from Gun Hill (Le dernier train de Gun Hill, 1959) de Sturges, entre autres.

Quant à la réflexion de Lance à Orrie, "Dans cent ans, cela aurait pu marcher", c'est encore bien trop optimiste et Mann n'est pas dupe.

Orrie ne pourra rien contre la loi. Le vol des terres est enteriné, et montré pour ce qu'il est, et avec lui le concept de Manifest Destiny, au nom duquel s'est faite la conquête. L'amérindien est un étranger sur sa propre terre, sans droit ni identité au regard de la loi. Tom n'a d'autre choix que de combattre, et de mourir, attaqué avec les siens par les bons citoyens américains, aiguillonnés par Coolan, représentant du droit. Mann démontre, si nécessaire, que ce qui est légal n'est pas toujours juste. Fait rare, pour ne pas dire unique, dans le cinéma de l'époque, le spectateur applaudit au meurtre d'un blanc par un amérindien. Tout cela filmé de main de maître, avec la superbe photo de John Alton, spécialiste du noir et blanc.

Comme d'habitude, l'amérindien perd à la fin, mais personne ne s'en réjouit. La cavalerie, pour une fois, n'arrive pas en retard, mais n'a d'autre choix que de faire respecter cette loi scélérate, et de déloger Lance Poole de son ranch. Il revêt son uniforme et arbore sa médaille, pour mieux montrer à ceux qui le tue qu'il a été des leurs et qu'eux aussi l'ont trahi. "We're all gone." dit Lance en mourant. Constat amer et lucide, le film de Mann est puissant, efficace et dérangeant. Il n'eut d'ailleurs que peu de succès, les spectateurs lui préférant Broken Arrow, plus optimiste et moins problématique pour leur conscience.

En effet dans Broken Arrow, c'est Cochise le sage, Tom Jeffords l'idéaliste et le général Howard, lecteur et praticien de la Bible, qui vont porter la paix à bout de bras.

Daves croit aux hommes de bonne volonté et on ne saurait le lui reprocher. Malgré tout, il oublie l'épisode historique dont le film est tiré. En effet, après avoir accepté la paix et la "retraite" dans la réserve Chiricahua en 1871, celle-ci fut fermée arbitrairement en 1876 et les Apaches furent déportés sur la réserve de San Carlos, bout de terre aride et infertile. Nombre d'entre eux essaieront de fuir (dont Geronimo) et seront plus tard déportés en Floride où ils mourront, du climat, entre autres.

Mann a intitulé son film Devil's Doorway, porte qui donne sur les Sweet Meadows. De quel enfer, de quel paradis est-il question ? Un constat primaire nous oblige à reconnaître que l'enfer, évidemment, est réservé aux amérindiens. Le paradis, lui, est pour les américains blancs, s’ils savent ne pas se souvenir. La dernière réplique du film est prononcée par Orrie, en guise d'épitaphe : "It would be too bad if we ever forgot." "Too bad" en effet, car en 1950, quand sortit le film, tout le monde avait oublié.

Daves tournera de nombreux autres westerns, pour la plupart bons, voire excellents. On peut citer Jubal (L'homme de nulle part, 1956), The Last Wagon (La dernière caravane, 1956), The Hanging Tree (La Colline des potences, 1959) et bien sûr 3:10 to Yuma (3h10 pour Yuma, 1957) chef d'œuvre du genre. Il y demeure toujours lyrique et ouvert, et y affirme sa foi dans l'homme.

Mann entamait alors une série de westerns qui allaient rester mémorables. Citons, outre Man of the West (L'homme de l'Ouest, 1958), Winchester '73 (1950), Bend of the River (Les Affameurs, 1952), The Naked Spur (L'appât, 1953) et The Far Country (Je suis un aventurier, 1954). Il y dessine un ouest sauvage et violent, où la nature reflète passions et conflits, théâtre farouche et magnifique, pays trop grand où la petitesse des hommes s'affiche, où ils s'écorchent et se détruisent, et se vengent sans fin. Il y montre une violence en définitive fondatrice d'un pays et d'une culture.

Le Wyoming inspirera d'autres cinéastes. Citons George Stevens pour Shane (L'Homme des vallées perdues, 1953) et surtout Michael Cimino pour l'immense Heaven's Gate [6] (La porte du paradis, 1981). Comment d'ailleurs ne pas souligner ce lien, ce raccourci cinéphilique et westernien ? En passant de Mann à Cimino, on passe de la porte du diable à celle du paradis. Pour les deux réalisateurs, si paradis il y eut, ce paradis fut perdu, souillé par le sang versé. Pour Mann, les amérindiens en ont été dépossédés. Pour Cimino, nul besoin des amérindiens pour que les blancs s'entretuent. Pour tous les deux, en tout cas, ce paradis est là, mais pas à portée de main des hommes. Si Mann insiste sur le diable dans son titre, c'est peut-être qu'en immigré allemand qu'il était, il savait que de la terre qu'il avait quittée avait germé l'enfer. Quant à Cimino, si son titre mentionne le paradis, il précise qu'on en reste à la porte.

Les amérindiens allaient après 1950 devenir une source importante de l'inspiration westernienne. Citons Samuel Fuller avec Run of the Arrow (Le jugement des flèches, 1957), André de Toth avec The Indian Fighter (La rivière de nos amours, 1955), Robert Aldrich avec Bronco Apache (1954), puis dans les années 60, Arthur Penn avec Little Big Man (1970), Elliot Silverstein avec A Man Called Horse (Un homme nommé cheval, 1970), Ralph Nelson avec Soldier Blue (Soldat bleu, 1957). J'ai volontairement laissé de côté les westerns de Ford, car Ford est un continent à lui tout seul, qui mérite une chronique plus approfondie. J'y reviendrai.

Il allait falloir presque encore 20 ans après les films de Mann et de Daves pour que la cause des amérindiens émerge, avec l'occupation de l'île d'Alcatraz en novembre 1969 et la publication de "The Alcatraz Proclamation" (à lire absolument !). En 1973, l'occupation de Wounded Knee fit connaître l'American Indian Movement.

Les Indians devinrent des Native Americans, leur situation s'améliora un peu, mais l'Amérique demeura terriblement blanche.

Notes

[1] Ce ne sont pas les premiers vus à l'écran. John Ford, par exemple, a engagé des indiens dès 1924 pour The Iron Horse.
[2] Voir l'article 'Indian Resistance and Thanksgiving Declarations' sur le site d'Howard Zinn, historien et professeur de science politique à l'Université de Boston.
[3] Outre les autres films noirs, il faut voir Border Incident qui traite du passage de clandestins à la frontière mexicaine (déjà !). Un film remarquable sur un sujet jamais traité à l'époque et encore trop souvent évoqué en toile de fond de nos jours.
[4] Cité par Patrick Brion dans Le Western (éditions de la Martinière. 1992, p 169).
[5] Difficile de trouver un amérindien avec un rôle important au cinéma avant Chief Dan George dans Little Big Man (1970). On peut également citer Will Sampson dans One Flew Over the Cuckoo's Nest (Vol au dessus d'un nid de coucou, 1975). Encore faut-il remarquer que son rôle, pour majeur qu'il est, est entièrement muet.
[6] Voir la chronique de Lionel Gerin sur la Clé des langues, Heaven's Gate / La porte du paradis (Michael Cimino - 1980).
 
Pour citer cette ressource :

Lionel Gerin, "«Broken Arrow» / «La flèche brisée» (Delmer Daves - 1950) et «Devil's Doorway» / «La porte du diable» (Anthony Mann – 1950)", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), octobre 2017. Consulté le 02/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/arts/cinema/broken-arrow-et-devil-s-doorway