«The Man Who Shot Liberty Valance» / «L'Homme qui tua Liberty Valance» (John Ford - 1962)
https://video.ens-lyon.fr/eduscol-cdl/2015/ANG_2015_Liberty_Valance.mp4
A quelqu'un d'intéressé par le théâtre et qui demanderait: "Faut-il vraiment lire Shakespeare?" Que répondre?
A la même personne intéressée par le cinéma et qui demanderait: "Faut-il vraiment voir les films de John Ford?" Que répondre?
La même évidence.
John Ford est l'un des plus grands, sans contestation possible. Citons Orson Welles, interviewé sur les cinéastes importants à ses yeux, qui répondait:"Les vieux maîtres, c'est à dire John Ford, John Ford et John Ford."
L'Homme qui tua Liberty Valance est l'avant-dernier western de John Ford et l'un de ses derniers films. Ford a contribué, et comment!, à forger la légende de l'ouest, il en est l'un des "inventeurs". Il est donc passionnant de voir son regard vieillissant sur le genre et les thèmes qu'il affectionne: la loi et son avènement, opposée au "wild west", la vieillesse, la fidélité, la vérité et la légende, la "naissance d'une nation", d'une communauté, la violence et son usage.
Tout commence par le retour du sénateur Ransom Stodard et de son épouse Hallie dans une petite ville de l'ouest, accueillis par l'ex-shérif Link Appleyard. En peu de mots, sans beaucoup de regards, sans explication aucune, l'émotion est là, palpable. Vient une scène récurrente chez Ford: la visite au/aux mort/s. Mais ici cette scène est inaugurale et prend donc un sens plus profond encore. Il s'agit de célébrer et d'honorer, il s'agit de mémoire.
Chose unique dans toute l'oeuvre de Ford, le film est construit en flash-backs. Ford regardant l'histoire? Revisitant ses films et la vision qu'ils présentaient de l'ouest? Indubitablement.
Retour donc. Au temps de l'ouest sauvage, sans foi ni loi. Liberty Valance, hors-la-loi au nom prédestiné, terrorise une petite ville. Arrive Ransom (la rançon, mais aussi celui qui rachète), jeune juriste idéaliste débarqué de l'est. Victime de Valance, il est secouru par Tom Doniphon, cow-boy à l'ancienne. Soigné puis recueilli par Hallie, Stoddard n'a de cesse de s'opposer à Valance par des moyens légaux, jusqu'au règlement de comptes final dont je ne dirai rien. Tom Doniphon essaie de le persuader que seule la violence pourra arrêter Valance. Cette opposition se double d'une rivalité amoureuse pour gagner le coeur de Hallie, mais aussi d'une lutte politique entre petits fermiers et commerçants contre les grands éleveurs, les unionistes contre les indépendantistes.
C'est donc aux questions fondamentales que se frotte Ford. La violence peut-elle être légitime? De qui procède le droit? La violence peut-elle instaurer le droit? La légende, le mythe sont-ils fondateurs quand ils reposent sur un mensonge? Peut-on connaître la vérité? Doit-on toujours la dire?
Mais le film, évidemment, ne se résume aucunement à cela. Il est avant tout passionnant, drôle, tendre et profondément émouvant. L'on y trouve une galerie de personnages dont Ford a le secret: des émigrants de fraîche date, un noir avec un nom d'empereur romain, un shérif bonhomme, pleutre et attachant, un médecin alcoolique et un journaliste non moins alcoolique, c'est à dire tous deux éminemment sympathiques, et des femmes qui, chez Ford, sont toujours fortes.
Lee Marvin est prodigieux. L'opposition James Stewart/John Wayne fonctionne à merveille. Les scènes d'initiation à la démocratie (leçon, débats, vote) sont touchantes. La photo est magnifique.
Ce film c'est aussi, c'est encore, c'est toujours, la lutte du désert et du jardin, la perversion des hommes sans femmes et leur fouet comme un sexe, des pots de peinture qui explosent dans une jalousie séminale, un désir sauvage et beau comme la fleur de cactus, libre et violent comme une maison en flammes, la littérature que l'ignorant fait avaler au lettré, comme un poison qui ne veut pas passer, la démocratie comme limite intolérable à l'alcool, le premier vote émouvant comme une naissance et la mémoire infiniment noire et oubliée d'Abraham Lincoln. Ce film c'est enfin l'exil, loin des lieux qui nous ont portés, un peu la possible trahison de nos vies face aux jeunes hommes que nous fûmes, et le possible espoir d'un retour qui serait comme un pardon ou une dette payée à nous mêmes.
Tout cela doit sembler bien confus, mais que l'on se rassure, s'il est un art dans lequel Ford excelle, c'est l'évidence. Ses films en ont la force, la richesse, la beauté et, osons l'oxymore, l'éternelle complexité.
Pour citer cette ressource :
Lionel Gerin, "«The Man Who Shot Liberty Valance» / «L'Homme qui tua Liberty Valance» (John Ford - 1962)", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), février 2015. Consulté le 02/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/arts/cinema/the-man-who-shot-liberty-valance-l-homme-qui-tua-liberty-valance-john-ford-1962-