Le Rêve Imposé ou la Machine Hollywoodienne au Service de l’Idéologie Dominante
Introduction
Aux yeux des tenants de l'ordre établi, l'adhésion au Rêve Américain, garant de la paix sociale, passe essentiellement par l'image qui doit, pour reprendre une expression chère à Chomsky, concourir à la « fabrique du consensus » et instiller dans l'esprit des spectateurs les valeurs et les croyances essentielles sur lesquelles repose la cohésion de la nation. D'où le fait qu'au pays de la liberté d'entreprise, Hollywood sera toujours en 'liberté surveillée'.
Si des voix discordantes se font entendre, elles seront couvertes par l'idéologie dominante. L'Amérique, en effet, veille jalousement sur le dogme de 'l'exception américaine', à la fois forte de ses convictions et consciente qu'elle est de la nécessité pour un pays encore jeune de rassembler des populations disparates autour d'un même credo, d'une même foi et de désamorcer toute velléité de rébellion contre le système politique et économique. Elle ne tolèrera aucune entorse au consensus. Comme l'écrit Marie-France Toinet :
Penser que même aux Etats-Unis il y a luttes sociales, intérêts nationaux, racisme ou xénophobie, querelles religieuses ou désaccords idéologiques, c'est compromettre le mythe fondateur de la nation américaine, c'est ne pas être américain. On ne saurait impunément douter du consensus américain : l'ébranler par le désaccord et la discussion, c'est déjà le détruire. Il ne peut y avoir de liberté que dans l'unanimité (1984,12).
Les magnats d'Hollywood n'iront pas à l'encontre du dogme, par opportunisme politique et économique autant que par convictions personnelles. Dans une Amérique soucieuse d'affirmer sa grandeur, l'Usine à Rêves s'empare des rags to riches stories et du Happy end pour affirmer haut et fort que le Rêve américain existe bel et bien et transporte le spectateur sur une terre de tous les possibles, où l'histoire et le quotidien de l'Amérique envahissent petit à petit à l'écran.
Vers la représentation du Rêve Américain
Pour ancré qu'il soit dans l'inconscient collectif à travers la presse, la littérature et la peinture, ce n'est cependant que tardivement que le rêve américain s'impose à l'écran en tant que thème essentiel. Plus encore, au début du siècle, l'Amérique n'apparaît que très peu à travers ce nouveau médium qui cumule dès ses débuts les fonctions de divertissement et d'information car :
Cette assurance, cette bonne conscience de l'Amérique sur le plan politique, lui font défaut sur le plan culturel : le versant fictif du cinéma éprouve la nécessité de s'appuyer sur une tradition théâtrale et littéraire qui est, pour l'essentiel, importée d'Europe (Bourget, 1983, 24).
A l'époque du muet et jusqu'aux premiers balbutiements du parlant, les adaptations littéraires anglaises sont effectivement nombreuses. En 1905, J.Stuart Blackton pour Vitagraph adapte l'œuvre littéraire anglaise Raffles, Gentleman Cambrioleur de W.H.Hornung sous le titre Raffles, the Amateur Cracksman. En 1911, A Tale of Two Cities de William J. Humphrey, produit par J. Stuart Blackton pour Vitagraph, évoque le roman anglais de Dickens et Broken Blossoms (1919) ou Dream Streeet (1921) de David. W. Griffith s'inspirent de Limehouse Nights, une nouvelle de Thomas Burke.
Si l'Angleterre est un cadre privilégié - citons encore Robin Hood (1922) de Dwan - il n'est que de parcourir les titres de films pour se convaincre que l'ancien monde dans son ensemble est une source d'inspiration majeure. On retient de cette époque Ben Hur, roman de Wallace Lew adapté par Gene Gautier et mis en scène par Sidney Olcott pour la Kalem Company en 1907 et les aventures qui exaltent la France comme Joan the Woman réalisé en 1917 par Cecil B. de Mille ou The Three Musketeers (1921) de Niblo. Enfin, il est une autre source chérie d'Hollywood pour ses aventures : l'Orient. Ses fastes, son mystère, son exotisme sont incarnés aux yeux d'une certaine Amérique par The Thief of Bagdad (1924) de Walsh et Le Sheik (1921) de Melford.
Si le Rêve américain n'apparaît pas en tant que tel à l'écran, certains des premiers essais cinématographiques, qui peuvent être assimilés à des documentaires, portent déjà en germe les éléments qui génèrent le rêve et conduisent indirectement à sa mise en place. Tearing Down the Spanish Flag (1898) ((Tearing Down the Spanish Flag, film patriotique tourné en une nuit au sommet du Morse Building, le jour même où l'Espagne déclare la guerre aux Etats Unis en 1898, est un triomphe.)) de J Stuart Blackton ou Bombardment of Matanzas (1898) de Edward H. Amet par exemple s'inspirent de la politique internationale, traduisent le déclin de l'Espagne et le début de l'impérialisme américain. Et lorsqu'en 1898 on découvre des mines aurifères en Alaska, les films de propagande tournés pour le compte des compagnies de fourrures dévoilent au peuple américain la beauté de la vie dans le Grand Nord.
Timidement donc, à Broadway comme à Hollywood, on assiste au début du siècle à l'émergence d'un cinéma plus spécifiquement américain dans lequel l'Amérique devient le décor et le sujet de films qui puisent aux sources d'une tradition populaire et locale.
L'américanité de ce cinéma se reflète d'abord dans le choix de la thématique en lien avec l'histoire et la vie quotidienne de l'Amérique. Les premiers documentaires nationaux relatent des éléments de politique intérieure tel Major McKinley at Home (Biograph, 1896) ou des faits divers tel The Great Thaw Trial (1907) s'inspire notamment de l'assassinat de l'architecte Stanford White en 1906. Les matches du boxeur Jim Corbett (Gentleman Jim Veriscope, 1897) ou les technologies modernes - le train express apparaît dans Empire State Express (Biograph 1896) - sont aussi la source de films. Quant à l'œuvre d'Edwin Porter, elle fait date dans l'histoire hollywoodienne car elle se situe dans un cadre typiquement américain. The Life of an American Fireman (1902), notamment, met en scène la vie d'une petite communauté tandis que The Great Train Robbery (1903), western muet, transporte le spectateur dans l'Ouest américain. L'idéologie expansionniste, le civisme, le courage, les valeurs qui sous-tendent le rêve, constituent la base des films tournés en Amérique à cette époque.
En 1907, le réalisateur américain Stuart Blackton lance une série intitulée Scènes de la Vie Réelle. Il situe ses 'héros' - ouvriers, employés - dans la vie sociale de son temps et raconte leurs espoirs, leurs émotions et leurs difficultés. Il offre ainsi « à l'homme de la rue le reflet de sa propre vie, simplifiant volontairement les intrigues, se tenant également éloigné de la farce et du drame, dans une observation de la réalité, colorée cependant d'un certain optimisme bon enfant, dénué de psychologie » (Leprohon, 1982, 46).
C'est surtout l'œuvre du réalisateur David W. Griffith qui permet au cinéma épique américain d'exploser sur les écrans et d'ancrer les films hollywoodiens dans un cadre proprement américain. Une grande partie de son œuvre met en images les épisodes clés de l'histoire américaine. The Birth of A Nation (1915) par exemple aborde la guerre de Sécession et Intolerance (1916) dévoile le sud des Etats-Unis et les charges des cavaliers du Ku Klux Klan. Griffith aborde aussi le thème épineux de la guerre d'indépendance américaine avec America (1924) et crée un parallèle entre la Révolution française et la guerre de Sécession Américaine dans Orphans of the Storm (1922).
Il s'agit tout autant de s'adresser aux immigrants pour leur apprendre l'histoire de 'leur' pays (le cinéma comme moyen d'acculturation) et de s'adresser aux 'vieux' Américains pour leur expliquer (en termes symboliques) que de la confrontation entre le Sud (la 'vieille' Amérique) et le Nord (les immigrants) continue à naître une nation (Bourget, 1983,33).
Dans ses débuts en tous cas, le cinéma s'adresse en priorité à un public populaire. Hollywood se doit donc de composer avec les goûts et l'approche traditionnelle de ce public en matière de spectacle s'il ne veut pas se l'aliéner. Il doit le surprendre et le ménager à la fois, susciter sa curiosité sans pour autant l'effrayer, ouvrir de nouveaux espaces tout en restant en terrain connu. La Mecque du cinéma s'y emploie notamment en adaptant à l'écran à la fois les fameux dime novels et les représentations théâtrales ou les numéros de saloon auxquels l'Amérique est habituée depuis quelques décennies. Le vaudeville et le burlesque s'inscrivent également dans cette tradition populaire américaine qui préexiste à l'avènement d'Hollywood.
En quoi les emprunts faits par Hollywood à ces formes américaines de divertissement populaire contribuent-ils indirectement à jeter les fondements de la représentation du Rêve Américain à l'écran ? Si le Rêve Américain n'apparaît que plus tard dans les salles de spectacles, il n'en est pas moins présent en filigrane, à la fois dans les esprits et dans les modes de représentation du monde, car le public américain se voit constamment confronté à la dialectique du rêve et de la réalité.
Il est un élément essentiel du Rêve Américain qui émerge avec force des divers genres théâtraux : l'individu. Qu'il s'agisse des héroïnes du mélodrame, des pionniers de la Frontière, des cow boys du western muet ou encore des protagonistes des tall tales, tous apparaissent débordant d'énergie, de courage et de volonté. Malgré des fortunes diverses, ils font preuve de ce que l'Amérique qualifie de pluck - le cran - et de fighting spirit. A travers tous les genres théâtraux et les romans à quatre sous naît l'Homo Americanus, un nouvel homme, façonné par son environnement et capable de faire face à toutes les situations et à tous les dangers qui se dressent devant lui.
L'aspect moqueur et parodique des tall tales ((C'est dans la première moitié du XIXème siècle entre la Georgie et les états limitrophes du fleuve Mississippi que se développe cet humour du sud-ouest. « Appelée 'tall tales', l''anecdote hyberbolique' est racontée parfois conjointement par l'acteur-narrateur et un témoin occulaire ou auditif qui généralement conserve un masque froid et énigmatique. Les épisodes rapportés sur un ton volontairement neutre accumulent les invraisemblances, afin de maintenir l'attention de l'auditeur avant que la chute ne révèle enfin l'incohérence ou l'énorme incongruité de l'histoire prétendument vécue. » (Royot, 1996, 55).)), les plaisanteries et les allusions grivoises du 'burlesque', loin de la saper, renforcent au contraire la foi du public en l'individu. C'est en fait toute une mythologie des petites gens qui se fait jour à travers les formes de représentation du monde que sont le vaudeville, le burlesque et le mélodrame. L'Amérique, à travers les histoires qu'elle se raconte, avant de les raconter à l'écran, chante l'épopée de tous ceux qui se battent pour leur survie face à la Nature, aux méchants et à eux-mêmes. A travers ces histoires, elle célèbre inlassablement la geste du David américain contre Goliath. Ce petit homme pétri de défauts, maladroit, gauche, exaspérant parfois, est pourtant, encore et toujours, l'un des héros préférés des petites gens. Il leur ressemble en tous points : plein de ressources, généreux dans tous les sens du terme il fait preuve de grandes qualités de cœur. Malgré tout ce qui leur arrive, ces gens du peuple continuent à se relever et à espérer.
L'esprit qui anime ceux qui croient au Rêve Américain souffle déjà dans certains modes de représentation du monde. Si la gouaille populaire l'emporte dans tous ces genres, et si le happy end est déjà de rigueur, ce n'est pas tant par respect des conventions que par une certaine foi en la Providence. Derrière toutes ces représentations, c'est déjà la foi en un système et en Dieu, en la Destinée Manifeste qui s'exprime. Les valeurs américaines deviennent de plus en plus prépondérantes dans les années 1915-1929. Cette foi authentique en la destinée de l'individu dans un pays élu de Dieu envahit les écrans hollywoodiens. La Mecque du Cinéma considère désormais que la seule représentation louable de l'Amérique est celle d'une Terre Promise' où l'optimisme est de rigueur et où le rêve américain, supposé accessible à tout immigrant posant le pied sur le continent, devient réalité.
La conquête d'Hollywood et de l'Amérique
En 1910, ce ne sont pas moins de 26 millions de spectateurs qui fréquentent chaque semaine les 'salles obscures' ou nickelodeons. En 1920, ils seront près de 50 millions, soit environ la moitié de la population du pays, à regarder, au moins une fois par semaine, un film projeté dans l'une des 15000 salles de cinéma répertoriées comme telles ou dans l'un des 22000 locaux appartenant aux écoles, aux églises ou aux syndicats. Avec l'apparition à la fin des années 1920 du parlant, le cinéma attirera encore davantage les classes moyennes vers des salles plus luxueuses.
Les années de guerre et la période 1919-1920 vont constituer un véritable tournant dans la façon dont l'Amérique se représente et représente le monde à l'écran. Si certains films des années 1910 sont déjà frappés du sceau du conservatisme, ce n'est, en effet, qu'à partir de 1917-1918, en partie sous l'influence du CPI, puis de divers groupes de pression, que le cinéma américain devient véritablement le porte-parole plus ou moins consentant des classes dominantes et participe du processus d'américanisation à outrance des populations immigrées. Les images qui sont projetées dans des milliers de salles de spectacle sur l'ensemble du territoire américain sont certes destinées à distraire le public, mais visent également à établir une forme de Pax Americana à l'intérieur même du pays. Une Pax Americana qui passe par une diabolisation des mouvements protestataires et du syndicalisme révolutionnaire, une réhabilitation du patronat américain et des bienfaits du système capitaliste ainsi qu'une célébration de l' American Way of Life.
Si le cinéma des années 1910 est largement influencé par la philosophie de Pollyana ((Mythe compensatoire selon lequel les riches n'ont pas une vie saine. Seule la pauvreté garantit une certaine probité et finalement un certain équilibre de vie.)) et chante les vertus de la pauvreté, synonyme d'authenticité, voire d'insouciance et de liberté, s'il montre des riches en proie à un certain mal de vivre et incapable d'assumer leurs responsabilités familiales, les films qui marquent la décennie suivante mettent, au contraire, l'accent sur la réussite individuelle et sur les agréments de la société de consommation. L'automobile, les grands magasins, les toilettes élégantes, les dîners dans de grands restaurants et les fêtes somptueuses sont autant de symboles de cette Amérique des années 1920 qui se représente et se voit à travers les films comme le phare de la civilisation. Images de fastes, images de légèreté, de mobilité des corps, et scènes idylliques se déclinent à l'écran pour renforcer cette impression d'un monde qui s'est affranchi des contraintes quotidiennes, des pesanteurs et des conflits du passé. Un monde où l'on échappe au déterminisme biologique, puisque l'on y est éternellement jeune, où l'amour occupe une place primordiale, et où les biens de consommation sont non seulement des marques de standing mais aussi les objets qui ont libéré l'individu des tâches les plus ingrates...
Ces images sont destinées à un public très hétérogène. Elles s'adressent en partie à la nouvelle middle-class qui aspire à vivre la vie de rêve qui se projette à l'écran, mais également aux milieux plus populaires et moins aisés qui continuent à fréquenter assidûment les salles de cinéma. Le message qu'elles véhiculent en direction de ces derniers a néanmoins changé. Là où, dans les années 1910, l'on célébrait les vertus d'une vie fruste tout en soulignant les multiples tracas auxquels étaient censés être confrontés les riches, le cinéma des années 1920, dans son ensemble, lui, adopte une toute autre attitude. L'écran se transforme en une vitrine de l' American Way of Life et fait miroiter au spectateur tous les bienfaits de la consommation. Deux époques, deux stratégies différentes pour désamorcer toute tentation de révolte et de rébellion contre l'ordre établi. Entre-temps, il convient de le souligner, l'Amérique a changé. L'heure est davantage à l'optimisme et les classes populaires sont elles-mêmes habitées par l'espoir de vivre un jour le Rêve Américain. Un espoir que l'on s'empresse d'exploiter à la fois pour des raisons économiques et idéologiques. L'individu qui voit se dégager l'horizon n'est-il pas un individu qui consomme, fait tourner la machine industrielle américaine, et abandonne peu ou prou toute velléité de remise en cause profonde du système ?
L'Amérique des années 1920, de toute façon, n'est guère disposée à prêter attention aux voix discordantes, décidée qu'elle est à rattraper le temps perdu et à oublier les privations et les difficultés auxquelles elle a été confrontée lors du premier conflit mondial. Le pays connaît bien quelques périodes de récession ou de difficultés dans certains secteurs, mais manifeste néanmoins une foi inébranlable en la supériorité du système économique et politique américain.
Pour autant, tous les films produits dans les années 1920 ne sont pas frappés du sceau du conservatisme. Certains d'entre-eux reflètent une réelle indépendance d'esprit et de ton, issus d'une volonté sans faille d'échapper à toute mainmise sur la production cinématographique. Mainmise économique, artistique et, bien sûr, politique. Porteurs à la fois d'un message critique et d'une espérance, nombre de films, parmi eux, ne craignent pas de présenter l'envers du Rêve Américain tel que le vivent des millions de travailleurs outre-Atlantique. Leurs commanditaires et leurs réalisateurs tiennent bon, forts de leurs convictions politiques et sociales, et ce, en dépit de toutes les difficultés financières inhérentes au tournage et à la distribution des films, des pressions diverses exercées par les studios, et d'une censure qui s'exerce sans relâche à l'échelon local comme à l'échelon des Etats.
Si des artistes comme Charlie Chaplin, Mary Pickford, Douglas Fairbanks et David Wark Griffith s'associent en 1919 au sein de la United Artists pour échapper à l'emprise croissante des studios sur le plan économique et artistique, mouvements protestataires et syndicats révolutionnaires s'organisent de leur côté pour créer leurs propres studios et leurs propres circuits de distribution afin de mieux lutter contre la déferlante conservatrice qui s'abat sur l'Amérique. La bataille de l'écran est, en effet, essentielle dans la lutte idéologique qui est menée, tant le cinéma touche un public nombreux. Les autorités américaines comme l'Amérique des patrons l'ont bien compris, qui abreuvent le spectateur d'images caricaturales de grévistes irresponsables, de leaders syndicaux à la solde de l'étranger et de foules destructrices... Des images destinées à faire peur, à discréditer tous ceux qui dénoncent les abus du système, et à étouffer, en fin de compte, toute velléité d'union sacrée des classes populaires.
La fin de la décennie verra s'affirmer davantage encore l'emprise de l'idéologie dominante sur l'industrie du cinéma au détriment du courant protestataire. L'impact de la censure à l'époque affaiblit les 'radicals' en les empêchant de s'adresser en toute liberté au public. Les intertitres et les plans jugés trop subversifs, censés parler à un public plutôt frustre, font systématiquement l'objet d'interdictions. Ainsi, en 1927, dans l'Etat de New York, le censeur autorise l'IWA à projeter le film The Jungle adapté de l'œuvre d'Upton Sinclair en 1914 sous réserve que soit éliminée toute référence explicite à la 'lutte des classes' et à cette nouvelle 'forme d'esclavage' qu'engendre le système capitaliste. De même, en 1932, une nouvelle version de The Gastonia Textile Strike (1929) se voit amputée de scènes ou d'intertitres tels que "Down with Oppression" ou "The Workers Rise" considérés comme étant de nature à fomenter des troubles et à inciter à la désobéissance civile
Mais plus encore que la censure, c'est peut-être le manque de moyens financiers et d'infrastructures qui handicapent les tentatives cinématographiques des anarcho-syndicalistes et autres mouvements protestataires. Faire un film exige une importante mise de fonds, le montrer suppose que l'on puisse disposer de salles équipées de façon adéquate. Sur ces deux plans, studios et organisations patronales bénéficient de moyens considérables face à leurs adversaires qui ne peuvent guère compter que sur le militantisme pour réunir l'argent nécessaire et voient se réduire d'année en année leur champ d'action. Peu de salles à leur disposition sont, en effet, équipées pour la projection d'un film et la pression commerciale et politique des studios et du monde des affaires est telle qu'ils se voient bien souvent refuser l'accès aux petites salles 'indépendantes' ou aux grands circuits de distribution. Une autre forme de censure, plus insidieuse et plus redoutable encore... L'avènement du parlant, à la fin des années 1920, va encore accroître les exigences en matière de financement et d'équipement. Le mouvement protestataire n'a plus vraiment les moyens de produire et de distribuer ses propres films et se voit contraint, malgré lui, de laisser le champ libre à ceux qu'il entendait combattre à l'écran.
Hollywood ou la fabrique du consensus
La vision d'ensemble qui se dégage de l'étude des films made in Hollywood dans les années 1930, 1940 et 1950 est celle d'un cinéma qui participe, bon gré mal gré, de ce que Noam Chomsky appellera plus tard « la fabrique du consensus » (1988).
Le linguiste et philosophe américain montre notamment comment les médias, censés jouer le rôle de contre-pouvoir, se muent, en fait et malgré les apparences, en précieux auxiliaires des pouvoirs en place et en porte-parole de l'idéologie dominante. Les critiques du système, si critiques il y a, poursuit-il, relèvent bien souvent de l'alibi et n'ont qu'une portée très limitée au regard du soutien que ces mêmes médias apportent aux classes dirigeantes.
L'analyse de Noam Chomsky s'applique tout à fait au cinéma hollywoodien de l'époque. Les films made in Hollywood dans les années 1930, 1940 et 1950, loin d'appeler à l'action révolutionnaire et de nier les fondements mêmes de la société américaine, célèbrent, pour la plupart, et chacun à leur façon, le Rêve américain et réaffirment les valeurs qui lui sont associées. Ils contribuent, d'une manière ou d'une autre, à nourrir la foi du public en l'Amérique. Les années 1930, 1940 et 1950 sont trois décennies tumultueuses marquées par une crise économique sans précédent, par une deuxième guerre mondiale et par la guerre froide qui engendre une véritable chasse aux sorcières. Trois décennies pendant lesquelles, face aux difficultés que rencontre le pays et aux menaces qui planent sur lui, l'Amérique a besoin de tenir et de se tenir un discours moins sombre, à même d'aider la nation toute entière à se rassembler et à faire face.
Les genres sont nombreux, à l'époque, qui évacuent les problèmes auxquels est confrontée l'Amérique et diffusent comme une douce euphorie à l'écran. De la cross-class fantasy, qui a vu le jour dans les années 1920 et poursuit sa carrière dans les années 1930, à la screwball comedy ou comédie loufoque, en passant par la comédie musicale, c'est une certaine sérénité qui prévaut. L'Amérique qui se projette à l'écran réussit toujours à transcender les différences sociales et à résoudre dans la bonne humeur les 'petites difficultés' qui sont les siennes.
La screwball comedy, en particulier, qui marque de son empreinte la période de la Grande Crise, transporte le spectateur dans le monde du Rêve, de l'insouciance juvénile et du happy ending comme loi de l'existence. On s'y lance dans de folles aventures, on s'y travestit, on s'y quitte ...pour mieux s'y rencontrer et vivre le grand amour, malgré les différences sociales, malgré les obstacles que dresse la société, comme dans les films où jouent Clark Gable, Carole Lombard, Carry Grant, pour ne citer que quelques acteurs. Les riches y ont, certes, quelques lubies, font des caprices de stars, mais au fond, ils savent se montrer justes envers ceux qui ont eu moins de chance qu'eux dans la vie. Tel est l'univers que découvrent notamment les spectateurs de Next Time I Marry (1938). D'autres genres en vogue à l'époque, pour donner dans un registre différent, n'en divertissent pas moins le public, au sens propre comme au sens presque pascalien du terme : le gangster film en particulier, puis le film noir et, bien sûr, le western. Tous plongent les spectateurs dans un univers qui, lui aussi, répond à leurs attentes et leur permet de vivre leurs rêves par procuration : rêves de puissance et de transgression des interdits, rêve d'espaces vierges et d' Arcadie, qui contrastent avec la dureté des temps, rêve de voir 'les petits' enfin reconnus par la société...Les happy ends ou les fins conformes à la morale qu'impose le Hays Code ajoutent encore à l'impression du spectateur d'un monde qui obéit à des lois inaltérables et divines.
La tendance d'Hollywood à promouvoir l' American Way va encore s'accentuer avec la guerre froide. Les années 1950 voient, en effet, les grands studios se ranger sous la bannière étoilée et participer à la fois à la lutte contre 'l'ennemi intérieur' et contre les 'tentatives de subversion' menées par 'l'internationale rouge'. Sous la houlette d'Eric Johnston, qui, depuis 1946, préside aux destinées de la Motion Picture Producers' Association, Hollywood va non seulement collaborer avec les autorités pour écarter les 'brebis galeuses' soupçonnées de communisme, mais va également projeter une image de l'Amérique qui tranchera avec celle des muckrakers de tout poil, avec celle des films des années 1930 qui montraient l'envers du Rêve Américain pour mieux expliquer au peuple américain les vertus du New Deal.
« We'll have no more Grapes of Wrath, we'll have no more Tobacco Roads, we'll have no more films that deal with the seamy side of American life », déclare en 1946 Eric Johnston devant une assemblée de scénaristes (Schumach, 1964,129). Pour le président de la MPPA, il s'agit d'occulter toute image susceptible de contribuer à l'abaissement de la nation américaine et partant, de l'humanité toute entière. L'Amérique n'est-elle pas l'élue de Dieu et n'a-t-elle pour mission de conduire le monde ?
Conclusion
Dès la deuxième décennie du XXème siècle, le contexte politique, économique et social, ainsi que les grands événements qui marquent cette période, vont fournir de nouveaux arguments aux classes dominantes qui ont conscience du rôle idéologique que joue le cinéma Hollywoodien auprès du public. Après avoir écarté les cinéastes en marge et mouvements protestataires, l'Amérique connaîtra la paix sociale et goûtera pleinement aux bienfaits de la consommation. Les images d'une nation apaisée, de familles et de communautés unies, de demeures modernes et de parents radieux, de corps sains, d'esprits vertueux et respectueux de l'ordre établi abondent, qui sont censées convertir les plus récalcitrants à un américanisme bon teint et rappeler, à tous ceux qui en auraient douté l'espace d'un instant, que le Rêve américain est toujours à portée de main.
Bibliographie
BOURGET, Jean-Loup. 1983. Le Cinéma Américain 1895-1980, De Griffith à Cimino. Paris : PUF.
CHOMSKY, Noam. 1988. Manufacturing Consent. New York : Pantheon Books.
LEPROHON, Pierre. 1982 (1961). Histoire du Cinéma Muet (1895-1930). Paris : Aujourd'hui.
ROYOT, Daniel. 1996. L'Humour dans la Culture Américaine. Paris : PUF.
SCHUMACH, Murray. 1964. The Face on the Cutting Room Floor. The Story of Movie and Television Censorship. New York : Morrow.
TOINET, Marie-France. 1984. La Chasse aux Sorcières, 1947-1957. Bruxelles : Complexes.
Pour citer cette ressource :
Morgane Jourdren, Le Rêve Imposé ou la Machine Hollywoodienne au Service de l’Idéologie Dominante, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mars 2010. Consulté le 03/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/arts/cinema/le-reve-impose-ou-la-machine-hollywoodienne-au-service-de-l-ideologie-dominante