Les connecteurs, extrait de «Brief an den Vater» de Kafka
L'extrait de Brief an den Vater analysé dans cet article peut être téléchargé : Voir l'extrait de Brief an den Vater
Lire l'intégralité du texte de Kafka : gutenberg.de
***
Un connecteur est un opérateur de nature variable qui relie deux portions de texte plus ou moins grandes, plus ou moins éloignées. Il peut fonctionner au niveau intraphrastique, inter- ou encore transphrastique et établit un lien sémantique entre les deux segments qu'il associe (les conjoints). Il s'agit dans un premier temps d'identifier ce qui peut faire office de connecteur puis de délimiter la taille des conjoints, enfin d'analyser la nature sémantique de la relation établie par le connecteur. Notre texte est un texte adressé, dialogique : une lettre. Nous verrons rapidement comment les connecteurs soutiennent la logique et la représentation du monde des locuteurs et le vibrant plaidoyer de Kafka pour faire valoir son point de vue auprès de celui de son père.
1. Propriétés morphologiques
1.1 Coordonnants et portée
Les unités spécialisées dans la fonction de connecteur sont les conjonctions de coordination, et le fait qu'elles soient situées hors construction, en avant-première position, est en accord avec ce rôle unique de coordonnant. Notre texte contient essentiellement des und et des aber.
Le connecteur peut relier des constituants de proposition, dans ce cas l'identification des conjoints se fait sans difficulté, ils sont de nature et de fonction identiques :
l. 8 "die Furcht und ihre Folgen" : A (die Furcht) et B (ihre Folgen) sont deux groupes nominaux en fonction de sujet du verbe behindern; l. 9 : "über mein Gedächtnis und meinen Verstand weit hinausgeht" : und relie deux groupes nominaux à l'intérieur d'un groupe prépositionnel introduit par über, objet du verbe hinausgehen
und l. 8 relie deux subordonnées causales introduites par weil
Il peut également relier des propositions (la majorité des cas dans notre texte) :
l. 18 : "die Fabrik habe ich dir aufgehalst und dich dann verlassen"
und relie deux propositions au parfait, l'auxilaire haben étant en facteur commun.
l. 44 à l. 48 : "Du kannst dich nicht verstellen [...] (conjoint A, une seule proposition simple) aber nur aus diesem Grund behaupten wollen, dass die anderen Väter sich verstellen, ist entweder bloße Rechthaberei... oder ... der verhüllte Ausdruck dafür, daß zwischen uns etwas nicht in Ordnung ist... aber ohne Schuld" (le conjoint B est lui même composé de deux propositions complexes reliées par oder).
Il arrive aussi que les deux portions de texte reliées ne soient pas immédiatement adjacentes. C'est le cas du und placé après un point à la l. 6. Cette position inhabituelle nous invite à renouer plus loin dans le contexte amont que dans la phrase qui précède, et à faire coïncider la limite gauche du conjoint A avec la première phrase du texte :
"Du hast mich letzhin einmal gefragt, warum ich behaupte, ich hätte Furcht vor Dir. (début de A)... Und wenn ich hier versuche, Dir schriftlich zu antworten, so wird es doch nur sehr unvollständig sein" (B).
1.2 Variété des connecteurs
A côté des classiques conjonctions de coordination, nous trouvons dans notre texte d'autres connecteurs : des groupes prépositionnels (zum Teil, vor allem, zum Beispiel), des adverbes (also, dann, nun) voire des composés anaphoriques en da + préposition (infolgedessen, statt dessen...). La plupart sont des éléments polyfonctionnels.
Par rapport à des groupes prépositionnels non connecteurs, on constate que ceux qui sont connecteurs attestent un certain degré de figement lexical : on ne peut pas les modifier de manière entièrement libre, ils ne peuvent recevoir qu'un nombre limité d'expansions :
l. 39 : "So hast Du mir zum Beispiel vor kurzem gesagt : 'ich habe Dich immer gerne gehabt...'" : *zum besten Beispiel, * zum unwiderlegbaren Beispiel (exemplification)
l. 3-5 : le doublon zum Teil... zum Teil peut être varié en zu einem Teil... zu anderem Teil, mais n'admet pas d'autres épithètes *zum schönen Teil... zum häßlichen Teil. Ces deux marqueurs sont identiques et renvoient à l'idée d'une partition non discriminatoire.
Les adverbes composés en da- sont tous formés de l'élément pronominal da- (ou dem/des/dessen) auquel est ajouté une préposition. Ils peuvent, suivant le contexte, assumer la fonction de pronom relais imposé par la valence d'un verbe, d'adverbe anaphorique au statut de complément circonstanciel et, plus rarement, celle de connecteur. Nous analyserons ci-dessous deux occurrences.
2. Analyses
Plutôt que de passer en revue un grand nombre de connecteurs, il nous a semblé plus intéressant de nous concentrer sur des occurrences représentatives du texte et les problèmes d'interprétation qu'elles posent : d'une part avec des éléments polyfonctionnels, d'autre part avec les connecteurs les plus fréquents dans ce texte - et en général : les und et aber.
2.1 Polyfonctionnalité et problèmes d'interprétation
Pour distinguer entre les diverses fonctions des composés en da-, il est nécessaire de recourir à des tests sur l'anaphore en da- : est-elle niable, questionnable par une interrogation en W-, peut-on facilement en retrouver la source ("l'antécédent") et remplacer le da + préposition par un groupe prépositionnel?
"Und zwar wirfst Du es mir so vor, als wäre es meine Schuld, als hätte ich etwa mit einer Steuerdrehung das Ganze anders einrichten können, während Du nicht die geringste Schuld daran hast."
Ici le daran renvoie à la rection prépositionnelle du substantif Schuld, il fait partie du rhème Schuld an etwas haben, est en tant que tel niable, et d'ailleurs nié dans l'énoncé, il est possible de poser la question Woran hast du nicht die geringste Schuld? On pourrait paraphraser le da ainsi : Während du nicht die geringste Schuld an dem Scheitern unserer Beziehung hast. Le daran est donc un véritable constituant de proposition et non un connecteur.
Le cas de infolgedessen à la l. 13 est différent :
l. 27 "Du hast Dein ganzes Leben lang schwer gearbeitet, alles für Deine Kinder, vor allem für mich geopfert, ich habe infolgedessen » in Saus und Braus« gelebt."
infolgedessen exprime une relation de conséquence (qui découle ici de l'idée de successivité), -dessen reprend la totalité de la phrase précédente, on pourrait le paraphraser par Aufopferung. Mais il est impossible de le nier ou de le faire apparaître dans une question :
*Nicht infolgedessen habe ich "in Saus und Braus gelebt"
? In welcher Folge habe ich "in Saus und Braus gelebt? Infolge Deiner Aufopferung.
L'impossiblité de satisfaire à ces tests nous indique que nous avons affaire à un connecteur.
2.2 Relations sémantiques
Il est difficile de trouver un texte qui se passerait de conjonctions de coordination. Elles sont si familières qu'on pourrait presque les qualifier, à l'instar des pronoms, de signaux "à récurrence obstinée" (Weinrich 1973). Nous nous intéresserons aux deux coordonnants les plus communs (und et aber) et à leur répartition dans le texte.
Pour les logiciens, und établit une relation d'équivalence entre les conjoints, nous dirons de und qu'il signale que les deux conjoints "vont ensemble" dans une perspective donnée, alors que le aber établit une relation adversative. Lorsque Kafka énumère les griefs du père à son égard, qui ressasse les divers manquements à ses devoirs de fils, les arguments reliés par und sont tous orientés dans le même sens pour accréditer l'idée de son ingratitude (on dit que les conjoints sont co-orientés) : ne pas reprendre l'entreprise familiale, quitter sa famille, encourager la rébellion dans la fratrie, préférer les amis à ses propres parents... autant de faits qui disqualifient Kafka en tant que "bon fils".
l. 22-24 "... die Fabrik habe ich Dir aufgehalst und Dich dann verlassen, Ottla habe ich in ihrem Eigensinn unterstützt und während ich für Dich keinen Finger rühre (nicht einmal eine Theaterkarte bringe ich Dir), tue ich für Freunde alles."
En revanche, lorsque la voix de Kafka s'élève pour faire valoir son propre point de vue, le texte regorge de connecteurs adversatifs, seuls ou dupliqués : aber, mais aussi aber doch ou le doublon zwar... aber. Très souvent, le connecteur s'articule sur un implicite qu'il faut expliciter :
l 32-33 "... auch ich glaube, du seist gänzlich schuldlos an unserer Entfremdung (A). Aber ebenso gänzlich schuldlos bin ich auch (B)."
Dans la conception du monde du père, il faut un responsable (Einer der beiden ist schuld). Le fait que le père ne soit pas ce responsable (du seist ganz schuldlos) déclenche l'inférence alors c'est le fils qui est responsable, inférence qu'annule le aber. La prémisse générale, ainsi que la conclusion qui en découle (si ce n'est le père c'est donc le fils !) sont ici désamorcées. On peut supposer que les mêmes phrases dites selon le point de vue de Kafka, pour qui rien n'est jamais blanc ou noir, n'aurait pas été reliées par aber mais par und.
"auch ich glaube, du seist gänzlich schuldlos an unserer Entfremdung (A). Und ebenso gänzlich schuldlos bin ich auch (B)."
Dans un texte argumentatif (comme celui-ci), c'est le locuteur qui choisit la nature de la relation sémantique qui unit les conjoints, elle ne préexiste pas à la mise en discours. C'est le connecteur qui crée la relation sémantique et non les conjoints qui l'imposent.
Chez Kafka, les choses ne sont jamais univoques et définitives, la formulation de son propre point de vue se fait de manière prudente et nuancée. Les assertions sont émaillées de concessions et de restrictions (en italique ci-dessous) :
l. 24-28 : "Faßt Du Dein Urteil über mich zusammen, so ergibt sich, daß Du mir zwar [etwas geradezu Unanständiges oder Böses nicht vorwirfst] (mit Ausnahme vielleicht meiner letzten Heiratsabsicht) (A), aber [Kälte, Fremdheit, Undankbarkeit ] (B). Und zwar wirfst Du es mir so vor, als wäre es meine Schuld."
l. 33-35 : "Könnte ich Dich dazu bringen, daß Du das anerkennst, dann wäre - nicht etwa [ein neues Leben möglich] (A), dazu sind wir beide viel zu alt, aber doch [eine Art Friede] (B), [kein Aufhören] (A), aber doch [ein Mildern Deiner unaufhörlichen Vorwürfe] (B)."
La paire zwar...aber initie un mouvement double, de concession puis de rectification. Il faut remarquer que le und zwar qui suit immédiatement n'a en revanche rien de concessif, puisqu'il introduit une explicitation et doit lui être considéré comme un connecteur reformulatif.
Négation comme rectification sont modulées quand le fils présente son propre point de vue : le nicht...aber se transforme alors en nicht etwa... aber doch. La négation devient concessive (le nicht etwa peut être paraphrasé par zwar nicht), l'ajout de doch à aber amoindrit la force argumentative du deuxième argument (le conjoint B). La logique de Kafka n'est pas celle du père, les oppositions ne sont pas si tranchées. Alors qu'avec une simple rectification par aber, on se trouverait dans une logique binaire :
"Dann wäre nicht ø ein neues Leben möglich ... aber ø eine Art Friede, kein Aufhören, aber ø ein Mildern deiner... Vowürfe."
... les deuxièmes arguments annulant les premiers, la modulation par etwa et doch permet de suspendre le caractère binaire de l'opposition entre les conjoints pour la transformer en une opposition graduelle.
3. Conclusion
Brief an den Vater de Kafka est un texte éminemment polyphonique, où sont constamment enchevêtrés le point de vue du père et celui de son fils, de celui qui écrit la lettre et de celui à qui elle est destinée. Les connecteurs révèlent (et créent) des logiques différentes : de causalité et de successivité pour le père, d'opposition "torturée" (la concession) chez Kafka, ils tissent des liens visibles et invisibles (les inférences) entre ces deux perspectives. Ce sont des piliers de la cohésion et la cohérence sémantiques, leur fréquence est proportionnelle au rôle de tout premier plan qu'ils jouent dans la construction du sens.
Pour citer cette ressource :
Emmanuelle Prak-Derrington, "Les connecteurs, extrait de «Brief an den Vater» de Kafka", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), novembre 2008. Consulté le 05/10/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/allemand/langue/linguistique-textuelle/les-connecteurs-extrait-de-brief-an-den-vater-de-kafka