La première place dans les énoncés
La notion de "première place" renvoie à la problématique de l'ordre des mots dans la phrase allemande. Nous restreindrons l'analyse aux énoncés où le verbe conjugué occupe la seconde place (V2), soit les énoncés déclaratifs et les énoncés interrogatifs partiels, et définirons la première place comme "ce qui se situe à gauche du verbe conjugué". Nous excluons la position V1 des phrases interrogatives globales et phrases injonctives du terme "première place", pour ne considérer que ce qui correspond à la notion topologique de "Vorfeld" en allemand. Contrairement aux langues comme le français et l'anglais où le sujet doit obligatoirement précéder le verbe et l'objet (ordre SVO), l'allemand, en tant que langue casuelle, autorise une très grande liberté quant à l'occupation de cette première place : ce n'est pas la position linéaire occupée dans l'énoncé qui signale la fonction, mais la marque casuelle. Dans notre texte, extrait du roman Der Jud Süss, nous verrons dans une première partie l'extrême diversité des constituants pouvant occuper cette position, et nous verrons ensuite comment cette liberté dans la succession syntaxique des constituants de la proposition allemande n'a rien d'arbitraire mais s'explique par des contraintes qui dépassent le cadre phrastique, contraintes qui sont d'ordre textuel et informationnel. Comment les éléments en attaque d'énoncé s'organisent-ils autour du thème "Die Juden" annoncé par le titre et que développe notre extrait ?
Remarques préliminaires
Notre texte ne contient pas de phrase interrogative en W-Wort, nous ne parlerons donc que des énoncés de type déclaratif. Il faut remarquer que les éléments tels que les coordonnants, bien que situés à gauche de V2, ne comptent pas comme première place et relèvent de ce qu'on peut nommer l'avant-première position :
l. 9 Aber in Deutschland saßen sie klein und kümmerlich.
Nous constatons en outre que cette position peut exister sans être occupée : les trois dernières phrases du premier paragraphe s'ouvrent sur un verbe conjugué (l.5 Organisierten, l. 6 Erschlossen, l. 6 begründeten), bien que ce ne soient pas des phrases interrogatives globales (V1), mais des phrases dans lesquelles le sujet, toujours le même, est sous-entendu. Le même procédé peut s'observer dans le 2ème paragraphe (l. 20 à 24), où les rhèmes se succèdent sans que le sujet soit jamais répété.
En nous référant à la tripartion de la proposition en thème, phème et rhème et selon Zemb, nous pouvons distinguer trois types d'attaque d'énoncé : les attaques thématiques, les attaques phématiques et les attaques rhématiques. Le thème et rhème constituent l'acte de prédication (le fait de dire quelque chose de quelque chose), le thème étant ce dont on parle, le rhème, ce qui est dit du thème et le phème étant le lieu où est précisée la qualité de l'attribution du rhème au thème, par une négation, des modalisateurs ou encore des particules illocutoires. L'appartenance au thème ou au rhème peut être mise en évidence en rétablissant l'ordre qui est celui de la subordonnée et en insérant une négation de phrase : est thématique ce qui se situe à gauche de la négation dans l'ordre de base, est rhématique ce qui se situe à droite de la négation. Dans notre texte, il n'y a pas d'attaque phématique, par ex. vielleicht, wahrscheinlich, leider, natürlich...
1. Liberté dans l'occupation de la première position
1.1 Attaques thématiques
Le sujet
On trouve dans ce texte 15 occurrences "non sujet" contre 23 "sujet" (parmi lesquels 8 GN, 6 pronoms, 9 ellipses). On voit que la fréquence des sujets post-V2 interdit de parler d'"inversion du sujet" en allemand. Parmi les occurrences de sujet en pré-V2, on peut citer : des groupes nominaux (l. 18 die Vorschriften, l. 22 Nicht Baum..., l. 33 der wehende Wind, l. 44 die Fürsten und großen Herren) et pronominaux (sie : l. 2, l. 3, l. 4, l. 37, l. 45 ; l. 25 man).
Mais c'est aussi souvent sur des compléments adverbiaux (9 "circonstanciels" thématiques, 1 objet accusatif thématique, 5 éléments du rhème) que s'ouvrent les énoncés.
Les adverbiaux
Ces compléments ne sont pas dans un rapport de dépendance syntaxique avec le verbe, ils ne sont pas imposés par le programme valenciel, mais ils fournissent un cadre de validation à l'intérieur duquel l'énoncé peut être dit vrai. On trouve des compléments circonstanciels :
- de lieu : l. 1 In den Städten des Mittelmeers, des Atlantischen Ozeans saßen die Juden groß und mächtig, l. 9 Aber in Deutschland saßen sie klein und kümmerlich (remarquer que aber a ici une fonction topicalisante, en contraste avec in den Städten des Mittelmeers, et l'on pourrait reformuler : in Deutschland aber saßen sie....
- de temps ( l. 9 Im vierzehnten Jahrhundert, l. 14 Seitdem saßen sie spärlich im Römischen Reich),
- voire des compléments de manière au sens large
l. 26 Da sie nicht in die Breite bauen durften, schichteten sie in die Höhe. : da n'introduit pas une cause mais une justification.
Complément d'objet
Ce dernier exemple nous permet d'illustrer la nécessaire dissociation (Zemb parle de "non-équipollence") entre fonctions syntaxiques et bipartition thème/rhème. Ce groupe défini n'est pas en effet une attaque rhématique :
l. 41 Den Juden mit Geld hielten die Wächter nicht an den Toren des Ghettos.
[dass] die Wächter den Juden mit Geld NICHT an den Toren des Ghettos hielten
L'accusatif objet se situe ici à gauche de la négation dans l'ordre de base, il fait donc partie du thème.
Les cadratifs
On constate que, parmi ces éléments, ceux qui se trouvent à la fois à l'initiale de paragraphe et à l'initiale de la phrase (les deux groupes prépositionnels locatifs) se trouvent dotés d'une portée sémantique qui dépasse la limite de l'énoncé dans lequel ils figurent et s'étend à plusieurs phrases (le premier locatif) voire plusieurs paragraphes (c'est le cas de in Deutschland, qui sera valable pour tout le roman). On dit de ces éléments qui ont à l'évidence une portée transphrastique qu'ils assument une fonction cadrative : ici, ils instaurent un cadre spatial.
Mais ce texte se distingue aussi par des attaques non thématiques, avec une récurrence qu'il s'agira de questionner. Il serait impossible de conserver la même linéarisation en français. Ce phénomène se constate dans le deuxième et troisième paragraphes.
1.2 Attaques rhématiques
Nous trouvons en première position de nombreux éléments rhématiques, c'est-à-dire des éléments qui ne peuvent être décrits comme des compléments renvoyant aux "circonstances" du procès et qui lui seraient extérieurs, mais comme faisant partie du prédicat au sens large. A côté des compléments de manière et attributs, on trouve également, ce qui est plus rare, des participes II constitutifs du noyau verbal.
Attaque par participe II ou V'
On trouve d'abord deux exemples de phrases passives en sein avec le participe II en pré-V2 (l. 17 Untersagt war ihnen Handwerk und freier Beruf, l. 31 Abgeschnürt waren sie von der fruchtbaren Erde...). Ces attaques sont d'autant plus remarquables que le participe II, forme non conjuguée du verbe, est ce par quoi se ferme en général, dans un ordre qui serait non-marqué, la phrase allemande (signal de clôture). On ouvre ici par la clôture ! Abgeschnürt à sens passif se rapproche des structures attributives et des adjectifs.
Attribut
On trouve d'ailleurs un attribut du sujet en pré-V2
l. 28 Immer enger, düsterer, verwickelter wurden ihre Gassen.
Le participe II verwickelt est devenu ici un vrai adjectif, puisque qu'il est soumis au degré II au même titre que eng et düster.
Les compléments de manière sont nombreux : groupes prépositionnels ou participiaux
l. 15 Unter raffinierten Plackereien des Volkes und der Behörden lebten sie eng und kümmerlich.
(On se rend compte que ce complément fonctionne comme cadratif, qu'il peut valoir comme hyperonyme des "conditions de vie".)
l. 24 Dicht zusammengepreßt saßen sie...
l. 29 ohne Sonne standen sie
l. 36 Doch mit der sicheren Witterung, die sie für das Neue, für das Morgen hatten, spürten sie die ...Umschichtung der Welt.
Si l'on veut maintenant comprendre quelle cohérence motive la diversité syntaxique des attaques d'énoncé, il est nécessaire de dépasser le cadre phrastique et de se placer dans une perspective textuelle.
2. Première place et progression textuelle
2.1 FSP, topic/ focus
Il s'agit alors d'étudier les propriétés pragmatiques (communicationnelles) des constituants de proposition et le rôle qu'ils jouent dans ce qu'on appelle la "structuration de l'information".
Dans un texte, l'information est structurée de telle sorte qu'elle progresse d'un certain stade de connaissances vers un stade plus élaboré. On rend compte de cette progression par une opposition binaire, selon les auteurs : topic/comment, topic/focus... mais aussi thème/rhème, le point commun de toutes ces recherches étant le postulat qu'il existe un ordre non marqué et un ordre marqué (ou expressif) dans la structuration de l'information.
Je ne reviendrai pas sur les attaques thématiques, dans la mesure où ce n'est pas par elles que l'allemand se démarque d'une langue comme le français (SVO). Je me concentrerai sur les attaques rhématiques.
Les éléments rhématiques cités ci-dessus ont tous en commun d'être en relation avec le contexte antérieur qu'ils reprennent de manière partielle en tant qu'"anaphores associatives" :
Unter raffinierten Plackereien des Volkes und der Behörden reprend et subsume la série : erschlagen, ertränkt, verbrannt, gerädert, erdrosselt, lebendig begraben worden (l. 11) ; Untersagt reprend la proposition précédente Unter ... Plackereien der Behörden lebten sie... hingegeben jeder Willkür, Dicht zusammengepreßt reprend pferchten sie in engen Raum, Immer enger, düsterer, verwickelter reprend ce qui a été dit dans la phrase précédente da sie nicht in Breite bauen dürften... etc.
Autrement dit, ils sont topics ou thèmes au sens de la FSP (Functional Sentence Perspective), ou tout au moins "topicalisés", l'information étant présentée comme le cadre de ce qui suit.
Les attaques rhématiques sur le plan de proposition se trouvent être des attaques thématiques si l'on se situe au plan de l'enchaînement des énoncés. Cette contradiction récurrente entre les deux plans ne pourrait pas d'ailleurs être maintenue dans la traduction française :
* Interdits leur étaient les métiers de l'artisanat et les professions libérales.
* Toujours plus étroites, sombres et torturées devenaient leurs rues.
On aurait donc deux types de progressions thématiques en allemand et en français, l'allemand surmarquant ici la relation avec le contexte amont.
2.2 L'hyperthème
Comme l'indique le titre de notre extrait, ce dont il va être question dans ce chapitre, ce sont "les Juifs". Ils constituent ce que les théoriciens de la FSP nommaient "l'hyperthème". Il est tout à fait intéressant de souligner ici la dissociation entre les attaques d'énoncé et cet hyperthème (die Juden) en tant que sujet grammatical, qui paraît ne pouvoir figurer à cette place qu'à certaines conditions : excepté dans le titre puis tout à la fin, l. 43, jamais ce groupe nominal ne figure, au nominatif, sous sa forme pleine, en première position.
On va voir comment il est possible d'interpréter cette absence en pré-V2 en mettant en rapport le "sujet" de notre texte (hyperthème, les Juifs) avec le déni de statut de "sujet" ("être vivant considéré dans son individualité" (définition du Trésor de la langue - français informatisé) dont ils sont victimes.
Le "sujet" combine le plus souvent quatre caractéristiques importantes pour le décodage ; il est :
1°) sujet grammatical, en relation avec le verbe, il impose à la forme conjuguée les marques de personne et de nombre,
2°) c'est lui qui joue le rôle d'agent dans le procès (perspective sémantico-cognitive des "cas profonds")
3°) il est également l'élément thématique au sens de Zemb, voire
4°) le thème/topic au sens FSP.
Ce qui nous intéresse dans notre texte, c'est la constante avec laquelle la fonction grammaticale de sujet est dissociée de la première place.
Il peut s'y trouver sous une forme pronominale (sie), ou bien sous-entendue (ellipses) mais sinon il est relégué avec constance après le verbe, comme s'il ne pouvait avoir droit à cette position... Il est significatif que la seule forme qui échappe, dans notre texte, à ce procédé d'éviction systématique, renvoie elle-même, sur le plan du sens, à la notion de rescapé : il s'agit du participe I substantivé de la l.13 die Überlebenden.
Voyons dans le détail ce qui se passe :
Dans le premier paragraphe, qui est aussi le seul qui décrive la puissance des Juifs en dehors des frontières de l'Allemagne, sujet thématique, sujet grammatical et première place peuvent coïncider. Ils apparaissent à la première place sous la forme pronominale ("sie"), en disparaissent ensuite pour ne plus exister que sous une forme implicite en tant que sujets grammaticaux sous-entendus (accumulation des rhèmes de l. 4 à l. 8). Cette présence en creux, par l'absence, nous renvoie toutefois directement à la réalité de ce qui constitue le thème du roman Jud Süss de Feuchtwanger): l'antisémitisme, la situation historique des Juifs en Allemagne avant le XVIIIe siècle, le refus de voir en eux des citoyens à part entière.
Dans le deuxième paragraphe, on constate que la majorité des attaques d'énoncé (participes II à sens passif, attribut, compléments de manière) ont tous en commun de répondre à la question wie? (quomodo-Wie) et s'inscrivent donc dans le paradigme général des conditions de vie - de survie - des Juifs à cette époque (cf. cadratif l. 15 Unter raffinierten Plackereien des Volkes). S'il est bien question des Juifs dans ce texte, ils ne sont pas "agents" mais victimes.
Dans le troisième et dernier paragraphe, lorsque enfin le substantif Jude apparaît à la première place, il n'apparaît pas - pas encore - en fonction de sujet grammatical, mais réifié, en fonction d'objet : l. 41 Den Juden mit Geld hielten die Wächter nicht an den Toren des Ghettos.
Et ce n'est qu'à la fin du texte que Jud apparaît au nominatif en attaque d'énoncé.
Parce qu'il peut enfin accéder au statut de sujet - au sens d'individu ? Pas tout à fait... Lorsque coïncident pour la première fois première position, sujet grammatical (sous une forme nominale pleine et non pas sous forme de reprise anaphorique) et sujet thématique (topic), Jud se trouve flanqué d'une expansion à droite qui le fige, non pas dans un statut de sujet-citoyen, mais dans le rôle archétypal d'usurier :
l. 43 Der Jude mit Geld stank nicht mehr.
Si l'on met bout à bout les attaques d'énoncé hors sujet grammatical, on obtient un saisissant résumé de la progression textuelle, qui retrace ici l'évolution de la situation des Juifs à travers l'histoire : de la mise en place du cadre spatial puis temporel au développement proprement thématique, la description de leur misère et leur ghettoïsation, puis l'annonce d'un changement avec le troisième paragraphe qui s'ouvre avec la charnière de discours doch, l'avènement du règne de l'argent, et avec lui la possibilité de ne plus être mis au ban de la société et d'accéder au pouvoir :
In den Städten des Mittelmeers...- Aber in Deutschland - Im Vierzehnten Jahrhundert - Seitdem - Unter raffinierten Plackereien des Volkes - Untersagt - Dicht zusammengepreßt - Da sie nicht in die Breite bauen dürften - Immer enger, düsterer, verwinkelter - Ohne Sonne - Abgeschnürt - Doch mit der sicheren Witterung, die sie für das Neue, für das Morgen hatten - in Unsicherheit, Rechtlosigkeit, Fährnis - Den Juden mit Geld - Der Jude mit Geld.
Conclusion
L'apparente absence de contraintes syntaxiques dans l'occupation de la première place en allemand (cf. l'extrême diversité des constituants) ne peut s'expliquer sur le plan sémantique que si l'on élargit l'analyse au plan textuel. L'ordre des mots est soumis à deux types de contraintes, les contraintes syntaxiques et informationnelles. Dans notre texte, l'occupation ou la non-occupation de la première place par le groupe nominal sujet (non anaphorisé) est à mettre en relation directe avec le statut des Juifs. Leur éviction hors de la première place nous renvoie à leur cantonnement dans des ghettos. La description de ce qu'ils sont ne peut se faire que par la description des exactions dont ils sont victimes : d'où les nombreuses attaques rhématiques (au sens de Zemb) qui énumèrent une à une leurs conditions de vie. Lorsqu'ils accèdent au pouvoir, ils peuvent alors enfin figurer en fonction de sujet en pré-V2. C'est donc par le choix des attaques d'énoncé que s'élabore et se construit la progression textuelle.
Pour aller plus loin
L'entrée "Vorfeld" dans les fiches de grammaire conçues par Jacques Poitou, professeur de linguistique (Lyon 2)
Pour citer cette ressource :
Emmanuelle Prak-Derrington, "La première place dans les énoncés", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), novembre 2009. Consulté le 05/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/allemand/langue/langue-et-normes/la-premiere-place-dans-les-enonces