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Vignaux, Michèle

Publié par Vutheany Loch le 10/10/2017
  • Grade/Statut : Professeur
  • Établissement : Université Lumière Lyon2
  • Volet : Anglais
  • Introduction au recueil "La Renaissance anglaise : horizons passés, horizons futurs".

    La voie la plus courte vers l'avenir est celle qui passe par l'approfondissement du passé

    Cette phrase d'Aimé Césaire, prononcée lors du premier Congrès International des écrivains noirs de 1956, garde toute son actualité à une époque trop souvent encline à reléguer la dimension diachronique dans une position marginale, au profit d'un présent flottant sans racines, privé de l'ancrage que suppose l'idée même d'horizon. Elle fait aussi écho à cette période Janus qu'est la Renaissance, qui voyait dans le passé non pas un patrimoine fossilisé, mais une force vivifiante capable de féconder la créativité, et dont on a pu dire qu'elle constituait une nouvelle naissance tout autant qu'une re-naissance.

    La notion d'horizon est au cœur de l'image que la Renaissance, période de découvertes ou de redécouvertes, se faisait d'elle-même. (Re)découvertes dans les domaines géographique, mais aussi historique, linguistique, et plus généralement culturel, caractérisent cette période qui concevait son rôle en termes de médiation entre les mondes antique et moderne, à travers le développement de la traduction et de l'imitation créative, sur le mode du dialogue et de l'émulation avec les anciens - à l'image de ce que les Romains, passeurs entre les Grecs et les modernes, avaient réussi avec l'Eneide, épopée de la préservation et de la transmutation figurées par le destin d'Enée fuyant Troie en flammes en emportant les Pénates de la cité, bases d'une future civilisation au nouvel horizon du ponant[1].

    C'est un large éventail d'horizons que présentent les contributions rassemblées ici, issues des travaux menés dans le cadre de l'Atelier XVIe-XVIIe siècles que j'ai eu l'honneur et le plaisir d'organiser de 2008 à 2010 pour les Congrès de la SAES (Société des Anglicistes de l'Enseignement Supérieur, www.saesfrance.org) qui se sont tenus à Orléans, Bordeaux et Lille, respectivement sur les thématiques de « La résurgence », « Essai(s) » et « A l'horizon ». Les affinités sont apparues d'emblée : d'une part entre l'idée de tentative contenue dans le terme « essai » et l'idée d'horizon, d'autre part dans la symétrie spéculaire suggérée par les termes de résurgence et d'horizon, impliquant un double horizon particulièrement représentatif de cette période.

    Plus ou moins tangible, passé, présent ou à venir, historique ou géographique, réel, imaginaire ou métaphorique, physique ou métaphysique, l'horizon informe, d'une manière ou d'une autre, l'acte d'écrire - ou au contraire de taire, comme dans le cas des chroniques écossaises  étudiées par Armel Nayt-Dubois qui montre que l'effacement du rôle d'épouse royale ou de régente a pour horizon l'anxiété masculine résultant des présupposés patriarcaux de la période élisabéthaine et jacobéenne.

    L'horizon peut être simple, comme dans l'exemple ci-dessus ou, plus souvent, double : ainsi du film de Gabriel Axel étudié par Anne-Marie Costantini-Cornède, Le Prince de Jutland, véritable essai cinématographique qui situe Hamlet entre l'horizon passé de la chronique médiévale de Saxo Grammaticus, source principale de la tragédie de Shakespeare, et l'horizon contemporain du cinéma, pour offrir l'image d'un héros triomphant, résolument positif, archétype du courage et de la ruse. Ce héros protéen et polyvalent, qui tient à la fois de Prospéro par le soin qu'il apporte à la préparation des moindres détails de sa vengeance et de Hamlet par le brio avec lequel il pratique l'équivoque verbale, se révèle un digne émule de Machiavel, aussi éloigné de l'archétype du héros de tragédie de la vengeance que de l'interprétation romantique d'un héros dont l'excès de réflexion conduirait à une paralysie de l'action.

    Christian Jérémie analyse pour sa part le double horizon de la rhétorique prédicative de Thomas Becon dans le contexte de l'établissement de la Réforme en Angleterre : d'une part un horizon divin, théologique - l'espérance que la prière soit reçue, et la requête comblée -, et d'autre part un horizon humain, celui des configurations doctrinales qui l'autorisent et lui confèrent une forme appropriée - celle de la déclaration d'une orthodoxie, d'un modèle du bien penser, en même temps que du bien dire.

    Dans le cas de la correspondance entre Jacques VI d'Ecosse et Elisabeth 1ère d'Angleterre étudiée par Sabrina Juillet-Garzon, l'horizon personnel -  convaincre Elisabeth de le choisir comme héritier de la couronne d'Angleterre - se double d'un horizon diplomatique et politique : celui des relations et de l'avenir des deux royaumes. Avec l'incertitude savamment entretenue par Elisabeth, la rhétorique de Jacques, qui alterne dès l'origine sincérité et opportunisme, devient de plus en plus versatile au gré de l'évolution de la situation et de la multiplication des destinataires.

    Il arrive que l'horizon ne soit pas explicité, par exemple lorsqu'il s'agit de contourner la censure, comme dans le cas étudié par Anne Geoffroy. A la suite du rejet par la censure de son récit en prose A Discourse of The Adventures of Master F.J., dont l'intrigue semblait s'inspirer de certaines histoires scandaleuses à la cour, George Gascoigne tenta de métamorphoser sa narration en pseudo-traduction d'une novella italienne : The Pleasant Fable of Ferdinando Jeronimi and Leonora Valascotranslated out of the Italian Riding Tales of Bartello, sans toutefois parvenir à convaincre les censeurs.

    Marie-Céline Daniel met en évidence d'autres stratégies de contournement de la censure dans les textes traitant de l'actualité française à la fin des années 1580 alors que, dans un pays rendu exsangue par trente ans de conflits religieux, l'accession au trône d'Henri de Navarre paraît de plus en plus probable. Ces textes, qui dressent le portrait d'une France à l'agonie, ne sont pas simplement descriptifs. En laissant entendre que ce qui vaut pour la France peut aussi valoir pour l'Angleterre, en particulier lorsqu'ils développent des considérations générales et théoriques sur les droits et les devoirs respectifs des souverains et de leur peuple, ils ont aussi valeur de mise en garde contre une possible contagion du mal français, et à ce titre, ils entretiennent des relations ambiguës avec le pouvoir anglais. La dissimulation de l'horizon national derrière l'horizon ostensible de la situation française fait de ces textes des instruments d'action politique indirecte.

    C'est un tout autre aspect des relations franco-anglaises qu'explore Susan Baddeley à travers l'histoire éditoriale des récits des voyages de Jacques Cartier au Canada et de leurs traductions anglaises, histoire qui révèle des horizons multiples : justification auprès des commanditaires, plaidoyer en faveur d'entreprises à venir, tant auprès de l'opinion publique que de mécènes potentiels, informent la production de ces textes hybrides, quelque part entre réalité et fiction - le tout sur fond de rivalité franco-anglaise dans l'entreprise colonisatrice, qui vient se supperposer à l'opposition entre ancien et nouveau mondes.

    Dans d'autres textes l'horizon, sans être nécessairement explicite, se laisse néanmoins aisément entrevoir : ainsi de la vertu, objet de la quête des héros des trois premiers livres de The Faerie Queene de Spenser à travers tentations et mises à l'épreuve successives, dont Laetitia Sansonnetti montre qu'elle constitue à la fois un ressort de la narration et un horizon idéal pour le monde d'ici-bas.

    La vertu sert également d'horizon au recueil d'emblèmes d'Henry Peacham, Minerva Britanna (1612), étudié par Julie Corre. Mais derrière l'apparence didactique à l'adresse du Prince Henry, héritier du trône, et l'expression d'un vœu ardent traduisant les attentes d'un peuple déçu par Jacques 1er, on décèle en creux, dans ce recueil exaltant la vertu royale, une critique oblique du roi.

    Par-delà les considérations terrestres, Monique Vénuat s'intéresse au sentiment de l'imminence de la fin des temps alimenté par l'interprétation des passages prophétiques de la Bible (notamment l'Apocalypse de Jean), et au regain d'intérêt suscité par le questionnement eschatologique dans le contexte des luttes confessionnelles qui accompagnent l'expansion de la Réforme protestante au XVIème siècle, montrant comment le calcul de cet horizon eschatologique de la fin des temps, que l'on appelle de ses vœux tout en le redoutant, évolue au gré des circonstances fluctuantes de la Réforme en Angleterre.

    Les deux films étudiés par Anne-Marie Costantini-Cornède ont pour référence commune Othello, dont ils offrent des traitements très différents. Dans Souli, d'Alexander Abela, adaptation transnationale et transculturelle tournée dans un village de pêcheurs de Madgascar, la tragédie de Shakespeare constitue un horizon externe ; dans Stage Beauty, de Richard Eyre, Othello devient un horizon interne, intégré à l'intrigue du film, qui relate les déboires et la chute d'un acteur jusqu'alors spécialisé dans les rôles de femmes et l'ascension fulgurante de sa costumière dans le rôle de Desdémone à la Restauration. La pièce est étroitement tissée avec l'intrigue du film par la thématique de la jalousie, nourrie ici par la rivalité des deux acteurs, et par la mise en abyme de la représentation théâtrale.

    Autre horizon interne : celui du mystère de la création littéraire ou artistique et de la réflexion sur les rapports entre l'art et la nature étudié par Armelle Sabatier chez Montaigne et Shakespeare qui, dans l'essai « De l'affection des pères aux enfants » (II, 8) et dans The Winter's Tale, abordent tous deux cette question par le biais du mythe de Pygmalion.

    L'horizon interne est particulièrement thématisé dans Julius Caesar, comme le montre Laurence Crohem à travers l'étude du brouillage des repères spatiaux et du trouble de la temporalité. Alors que les références au temps et au jour fatidique s'accumulent dans la pièce, et que la date, les Ides de Mars, ne cesse d'être répétée, les prophéties associées au rappel que l'événement sera rejoué semblent indiquer que, dans l'économie de la pièce, l'assassinat n'a jamais lieu au présent, mais qu'il est à la fois répétition et matrice d'événements à venir, horizon qui toujours se dérobe et ne relève pas d'une temporalité chronologique.

    Enfin, deux contributions ouvrent de nouveaux horizons dans le domaine critique. Natalie Roulon s'intéresse au double horizon d'attente de The Taming of the Shrew : celui du public de l'époque et le nôtre, montrant comment Shakespeare déjoue malicieusement les attentes issues de la tradition des interludes, farces et mystères médiévaux, dont il modifie le schéma en mettant face à face deux personnages combatifs pour infléchir l'œuvre dans le sens improbable de la comédie romantique. Pour un spectateur ou un lecteur moderne, il est difficile de rendre justice à la complexité de cette pièce, dont l'horizon interprétatif paraît irrémédiablement fuyant du fait de l'oscillation entre deux genres difficilement conciliables et de l'insertion, au cœur de son dispositif, d'outils de distanciation qui ouvrent des perspectives ironiques, voire d'éléments qui vont jusqu'à contredire le discours manifeste.

    Au terme d'une minutieuse étude des traditions fabuliques grecque et latine et de leur transmission durant le moyen âge et dans les collections humanistes, Jean-François Chappuit ouvre de nouveaux horizons pour l'interprétation de la célèbre invective de Robert Greene à l'encontre de Shakespeare, « there is an upstart crow, beautified with our feathers... ». Ayant établi que le point central de la fable n'est pas le moyen que le Choucas met en œuvre (se couvrir des plumes d'autres oiseaux) mais l'effet qu'il recherche (se faire lui-même autre qu'il n'est), il défend l'idée qu'il s'agit là non pas d'une accusation de plagiat, comme le veut une longue tradition critique, mais plutôt d'un commentaire méprisant sur l'insuffisance de l'éducation de Shakespeare, et que l'intérêt principal du pamphlet de Greene réside dans ce qu'il révèle de l'émergence de la notion moderne de personne.

    Sans doute le classement sous diverses têtes de chapitre de contributions entre lesquelles apparaissent de nombreux échos a-t-il quelque chose d'un peu arbitraire, et il ne fait aucun doute que d'autres cheminements auraient été possibles, comme en témoignent les quelques différences entre les logiques suivies dans cette introduction et dans la présentation qui suit. Quoi qu'il en soit, nous espérons que, dans leur richesse et leur diversité, ces contributions donneront matière à penser, et inciteront le lecteur à faire reculer encore l'horizon de la réflexion.

    Je voudrais pour terminer exprimer tous mes remerciements à l'ensemble des participants pour la qualité des échanges auxquels ces travaux on donné lieu, ainsi qu'au responsable éditorial de la Clé des langues, Clifford Armion, pour son concours précieux, son efficacité, et sa courtoisie.

    [1] Voir Thomas M. Greene, The Light in Troy : Imitation and Discovery in Renaissance Poetry, Yale UP, 1982, Introduction.

    Sommaire

    A l'horizon... le passé !

    La difficile résurgence de la figure de la reine-consort dans les chroniques écossaises (1371-1655)

    De Saxo à Axel, de Hamlet au Prince de Jutland : du texte source au cinéma, réécritures et résurgences de l’Histoire

    Horizons d'attente : religion et politique

    Entre requête et chant d’espérance : l’horizon de la prière chez Thomas Becon

    L’horizon de la fin des temps chez les réformateurs de la période Tudor

    La correspondance entre Elisabeth I et Jacques VI comme base d’une future unité britannique

    La peinture de la vertu royale comme horizon du recueil d’emblèmes de Henry Peacham, Minerva Britanna (1612)

    Quand un horizon en cache un autre : littérature et idéologie

    La vertu comme horizon : tentation et tentative dans The Faerie Queene (I-III) d’Edmund Spenser

    « A boldness of free speech » : le « discourse », une réponse anglaise aux enjeux des guerres de religion en France ?

    Le récit de voyage à l’épreuve des langues : le cas des récits de voyage de Jacques Cartier (1534-1545)

    De The Adventures of Master F. J., à The Pleasant Fable de George Gascoigne, ou de l’art d’échapper à la censure

    De l’engendrement littéraire et artistique chez Montaigne (Essais II,8) et Shakespeare (The Winter’s Tale)

    Horizons nouveaux, Souli (Alexander Abela) et Stage Beauty (Richard Eyre) : deux versions d’Othello en marge, à l’horizon du texte

    Quand l'horizon se dérobe...

    Rêves d’horizon dans Julius Caesar

    L’horizon interprétatif de The Taming of the Shrew

    Shakespeare, Robert Greene et la théorie du plagiat : Nouveaux horizons

    ***

    Ancienne élève de l'Ens, Agrégée d'anglais, Michèle Vignaux est Professeur d'études élisabéthaines et membre du laboratoire LCE (Langues et Cultures Européennes) à l'Université Lumière Lyon 2. Elle est notamment l'auteur de L'Invention de la responsabilité : la deuxième tétralogie de Shakespeare (Paris, Presses de l'Ens, 1995), d'un ouvrage d'introduction à Shakespeare (Paris, Hachette, « Les Fondamentaux », 1998), d'études sur « L'héroïsme dans Henry V » (L'Héroïsme, Paris, Belin, 2000) et sur « Le mal dans Macbeth » (Le Mal, Neuilly, Atlande, 2010), ainsi que de nombreux articles dans des revues spécialisées. Elle est également membre du bureau de la Société Française Shakespeare <www.societefrancaiseshakespeare.org>.