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L’horizon interprétatif de «The Taming of the Shrew»

Par Natalie Roulon : Agrégée d'anglais, docteure ès lettres - Université de Strasbourg
Publié par Clifford Armion le 04/11/2011

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En montrant Katherina sous un jour plus favorable que la mégère de la tradition, ((The Taming of the Shrew)) déjoue l'attente du public de l'époque et tire la farce du côté de la comédie sentimentale. D'autre part, cette pièce contient des outils de distanciation qui ouvrent des perspectives ironiques quant au statut de la mégère et constituent une invitation à élargir l'horizon interprétatif de l'œuvre. Or, certaines pratiques critiques ou scéniques ont pour effet de restreindre ou de brouiller cet horizon.

Cet article est issu du recueil "La Renaissance anglaise : horizons passés, horizons futurs" publié par Michèle Vignaux. Le recueil est constitué de travaux menés dans le cadre de l'Atelier XVIe-XVIIe siècles, organisé de 2008 à 2010 pour les Congrès de la SAES (Société des Anglicistes de l'Enseignement Supérieur) qui se sont tenus à Orléans, Bordeaux et Lille, respectivement sur les thématiques de « La résurgence », « Essai(s) » et « A l'horizon ». 

The Taming of the Shrew est l'une des pièces les plus problématiques de Shakespeare. Sa date de composition (1589 ?, après 1594 ?) ((Voir à ce sujet Marino, Moore et les éditions de la pièce par Hodgdon, Morris, Oliver et Thompson.)), son lien de parenté avec l'œuvre concurrente intitulée The Taming of a Shrew, la structure de sa pièce-cadre, les sources de l'intrigue principale de la pièce-dans-la-pièce, le personnage de la mégère, le résultat du domptage qu'elle subit et, plus généralement, ce que l'on appellerait en anglais la gender politics du texte (cf. Thompson, 2001, 65), sont autant de pommes de discorde -  mais aussi d'éléments stimulants -  pour la critique.

Dans ces circonstances, l'horizon interprétatif de la pièce - j'entends par là, non seulement l'horizon d'attente tel qu'il a été défini par H. R. Jauss dans Pour une esthétique de la réception, mais encore l'ensemble des perspectives qui s'offrent à l'interprète d'un texte, fût-il spectateur, lecteur, metteur en scène ou critique - paraît irrémédiablement fuyant.

Pourtant, grâce à l'analyse intertextuelle, à l'étude de la dynamique interne de la pièce et à l'approche métacritique, il est possible de discerner les contours de cet horizon, entreprise d'autant plus légitime que ce dernier risque de n'être que la borne ou la limite (horos) que l'interprète impose à l'œuvre faute d'avoir su rendre justice à sa complexité.

1. Lecture historique de la mégère

Les études génétiques de The Shrew ont établi que son intrigue principale n'est inspirée d'aucun texte précis, or, en l'absence de sources - et donc d'un système de références - clairement identifiables, l'horizon d'attente du public contemporain est difficile à définir (cf. Jauss, 1990, 53). Cela dit, certains documents antérieurs à la pièce permettent des comparaisons fructueuses. A. Barton mentionne, entre autres, les interludes et farces de l'époque Tudor, les jest-books, et également les mystères médiévaux dans lesquels la femme de Noé refuse d'abandonner ses compagnes et d'obéir à son mari en pénétrant dans l'arche alors même que le Déluge menace d'engloutir le monde (1974, 106).

Dans ce type d'œuvre, rappelle C. Kahn, la mégère est déjà mariée à un homme pusillanime et présentée sous les traits d'un tyran domestique (1975, 90). Par exemple, dans A Merry Play between John John, the Husband, Tyb, his Wife, and Sir John, the Priest (1533-1534) de John Heywood, un mari dominé par sa femme qui le charge de toutes les corvées ménagères explique dans son long monologue d'ouverture qu'il va la rouer de coups pour la punir, projet qu'il abandonne aussitôt que l'intéressée fait son apparition. Bradbrook rapproche cette pièce d'une autre farce, Tom Tyler and his Wife (c. 1561), dans laquelle c'est par procuration que Tom le timoré administre une correction à sa femme (1958, 135-136). Shakespeare inverse ce schéma en mettant en scène un personnage intrépide qui décide, en toute connaissance de cause, d'épouser une femme irascible et de la dompter.

La mégère de Heywood prive son mari de nourriture tout en se gavant en compagnie du prêtre. Dans The Shrew, par contraste, c'est Petruchio qui affame Katherina ; cet acte cruel a pour but avoué de la transformer en épouse modèle et n'est pas imputable à la malveillance du dompteur : « [...] I intend / That all is done in reverend care of her » déclare Petruchio (IV. i. 192-193) qui, pendant cette étape du domptage, se prive lui-même de nourriture. Par conséquent, The Shrew modifie le rapport de forces entre les époux : outre le fait que la confrontation de deux personnages combatifs offre un potentiel dramatique plus grand que le conflit qui oppose un fort à un faible, la pièce introduit entre les partenaires une réciprocité absente dans les histoires de mégères antérieures.

Dans les shrew-taming ballads comme dans la farce de Heywood, la sympathie du public va généralement au personnage masculin qui se pose en victime. C'est le mari lui-même qui conte ses mésaventures dans « The Cruel Shrew » (reproduit par Dolan, 1996, 247-253) -  autant dire que la femme rebelle est accusée de tous les travers imaginables et n'a pas le loisir de donner sa version des faits. De la même façon, l'image de la mégère dans « The Cucking of a Scold » est entièrement négative, comme l'indique sa conclusion on ne peut plus nettement :

And if that every scold,
Might have so good a diet,
Then should their neighbours every day
Be sure to live in quiet.
            (Dolan, 1996, 292-296)

Enfin, « The Farmer's Curst Wife » présente une femme si acariâtre que son mari est ravi lorsque le diable vient l'emporter. Malheureusement, elle s'avère incontrôlable même en enfer, par conséquent le diable, à bout de patience, la ramène à son mari en concluant : « I have been a tormentor the whole of my life, / But I neer was tormented so as with your wife » (Child, 1898,107-108). En dehors du narrateur qui décrit les faits, les interlocuteurs en présence sont le fermier et le diable - la femme est exclue du dialogue.

Brunvand a démontré la proximité de The Shrew avec les contes populaires qui correspondent aux types 901 et 1370 de la classification Aarne-Thompson : l'hypotexte dominant relève de la tradition orale. Hosley rapproche la pièce d'un conte anonyme du milieu du XVIe siècle -  qui appartient au type 1370 d'Aarne-Thompson, - A Merry Jest of a Shrewde and Curste Wyfe, Lapped in Morelles Skin, for Her Good Behavyour, dans lequel le mari d'une mégère refusant de vaquer aux occupations qui lui incombent parvient à la soumettre en la battant après l'avoir enroulée dans la peau d'un cheval préalablement enduite de sel. « In most texts a cat is beaten, but in another group of versions an animal hide is beaten on the wife's back » précise Brunvand, qui cite l'exemple du Merry Jest (1966, 345). Plusieurs ballades qui semblent dériver de ce conte reprennent ce motif (Child, 1898, 104-107). Dans une étude comparative très précise de The Shrew et de ses sources possibles, et conformément à ce que nous avons constaté à propos des textes évoqués précédemment, Mikesell montre qu'A Merry Jest oriente la sympathie de l'auditeur exclusivement vers le mari de la mégère (1989, 151), ce qui est loin de se produire dans la pièce de Shakespeare.

Dans cette comédie, la mégère n'est plus un type, mais un personnage doté d'un point de vue et qui possède une vivacité et un sens de l'humour sans équivalents dans les sources ou analogues. D'autre part, sa colère est motivée : elle est fille d'un père inique qui adule sa cadette au détriment de son aînée ; elle se rebelle contre un ordre patriarcal dans lequel les femmes ont un statut de marchandises que les hommes s'échangent. Enfin, certaines stratégies d'atténuation sont mises en œuvre, si bien que la violence de Katherina paraît induite par l'affront qu'on lui fait : « Though she commits four acts of physical violence onstage, in each instance the dramatic context suggests that she strikes out because of provocation or intimidation resulting from her status as woman » (Kahn, 1975, 93). Ceci contraste avec la brutalité gratuite dont Petruchio fait preuve lorsqu'il frappe ses domestiques ainsi que le prêtre qui officie lors de la cérémonie de mariage, et jette du pain trempé à la face du sacristain. A d'autres moments, la violence de Katherina est adoucie par la manière dont elle est présentée. Par exemple, l'agression qu'elle fait subir à Hortensio lors de la leçon de musique (II. i) est rapportée et non pas montrée sur scène - le spectateur n'en est pas le témoin direct. L'échange entre Hortensio et Baptista est comique, ce qui interdit que l'on prenne l'assaut trop au sérieux, d'autant que la victime est encline à l'exagération. Enfin, la leçon de luth constitue une parodie de l'épisode au cours duquel Hercule tue son maître de musique à l'aide d'une lyre - si Katherina assomme Hortensio avec son instrument, il en sort indemne.

Quant au traitement réservé à l'héroïne, il est différent de celui que subissait traditionnellement la mégère - qu'elle soit une femme en chair et en os ou un personnage de conte populaire ou de ballade - puisqu'on ne lui inflige ni coups, ni bain forcé, ni torture par la scold's bridle (Boose reproduit des illustrations de cette cage métallique disposée sur la tête de la contrevenante et parfois munie d'un embout destiné à immobiliser sa langue, 1991, 208 et 210). Outre la privation de nourriture, de sommeil et de vêtements convenables, c'est par une forme d'oppression linguistique que Petruchio entend la dompter : il improvise des variations facétieuses sur son prénom, déforme systématiquement le sens de ses propos pour la déstabiliser, se sert du langage pour la décrire telle qu'elle n'est pas (encore), ou bien lui tend un miroir en imitant sa véhémence (sur Petruchio et Katherina en tant qu'orateurs, voir Rebhorn, 1994). S'il recourt à la violence physique, celle-ci s'exerce non pas sur le corps mais, par métonymie, sur les vêtements destinés à Katherina (Hodgdon relève ce déplacement, 2010, 49). Plusieurs critiques ont montré que le sort fait à la femme indocile dans The Shrew est conforme aux prescriptions des conduct books et des sermons, qui dissuadaient les maris de recourir au châtiment corporel (Hosley, 1963-64, 307 ; Detmer,1997, 274 ; Dolan, 1996, 218-228 ; Hodgdon, 2010, 42). Après avoir confronté la pièce avec d'autres histoires de domptage, Mikesell conclut que la conception du mariage qui y prévaut est proche du companionate marriage cher aux Puritains et caractérisé par une réciprocité au sein d'un cadre hiérarchique (1989, 141, 143, 155).

Il ressort de cette esquisse comparative qu'en présentant la mégère sous un jour plus favorable que les shrew-taming stories traditionnelles et en lui accordant un statut supérieur, la pièce semble déjouer l'attente du public contemporain. Les ingrédients de la farce (identité usurpée, horions qui pleuvent, gags, jeux de mots, réparties piquantes, descriptions cocasses, rythme effréné...) et les éléments fortement teintée de misogynie (figures de la mégère et du dompteur, coalition des personnages secondaires contre la mégère) y sont certes présents, toutefois cet horizon culturel familier est transformé de façon à intégrer le nouveau discours normatif sur les rôles respectifs de l'époux et de l'épouse et à infléchir l'œuvre dans un sens improbable, celui de la romantic comedy. La divergence des appréciations critiques quant au genre de la pièce indique assez que la tension entre farce misogyne et comédie sentimentale, genres en principe incompatibles, continue de laisser perplexe ((Heilman (1966) et Saccio (1984) lisent The Shrew avant tout comme une farce, peu sensibles qu'ils sont aux aspects de l'œuvre qui l'éloignent de ce genre. D'autres commentateurs privilégient la lecture inverse au risque de céder à la tentation de la surinterprétation : « They meet and fall in love. Both are taken aback. Petruchio is surprised to lose some rounds of the wit-contest on points. But he holds to his purpose [...]. The direction of the play, for Katherine and Petruchio, is towards marriage as a rich, shared sanity. [...] If she is a true Shakespearean heroine, in marriage she becomes herself only more so : in her case, almost as capable of future strong, witty, over-verbalized action as Beatrice » déclare Daniell (1984, 29-30). Oliver est conscient de la tension entre farce et comédie romanesque : « We sympathize with Katherine - and as soon as we do, farce becomes impossible » (1982, 51).)).

A notre époque comme à la Renaissance, The Shrew met le public en demeure de déplacer son curseur interprétatif sous peine de passer à côté du geste shakespearien. En effet, une lecture anhistorique de la pièce peut lui être fatale. Le domptage que subit Katherina est évidemment le contraire d'une éducation au sens où nous l'entendons aujourd'hui. Mais aussi inacceptable que le rapprochement puisse nous paraître au XXIe siècle, l'éducation des filles était définie explicitement comme un dressage par des humanistes tels qu'Erasme ou Juan Luis Vives (Hosley, 1963-64, 300-301). Rappelons que le processus éducatif adapté aux femmes était fréquemment comparé au dressage d'un cheval - c'est le cas dans Della institutione delle donne de Lodovico Dolce (Sloan, 2004, 8). C. Bernard-Cheyre cite l'extrait suivant de l'Euphues de John Lyly : « Le cheval rue lorsque le cavalier tire durement sur les rênes... de même les femmes sont-elles en furie lorsqu'on les dirige par force, mais si on use avec douceur, elles supporteront mieux la bride » (1988, 82). Il y a tout lieu de penser, par conséquent, que les spectateurs élisabéthains auraient trouvé moins perturbante que nos contemporains l'application à Katherina des techniques de fauconnerie.

Fondant toute son appréciation de The Shrew sur l'épisode du domptage de Katherina, G. B. Shaw jugeait la pièce indigne d'être montée, suivi par J. Bailey (cité par Hibbard, 1974,10) et par M. Billington, pour qui elle devrait être retirée du répertoire théâtral (The Guardian, 5 mai 1978). Le metteur en scène David Thacker estime, lui aussi, qu'il vaut mieux ne pas monter la pièce si on la juge sexiste, option que Mangan analyse justement comme « [...] an opting out of the continual renegotiation of meanings to which all texts [...] are subject » (1996, 144). Ces réactions témoignent d'une évolution de la sensibilité dont on peut se réjouir, cela dit, supprimer l'œuvre du répertoire reviendrait à exercer une censure au lieu de chercher à comprendre : ce n'est pas en refoulant la part d'ombre de notre héritage que nous aurons une perception plus juste de nous-mêmes et du monde, mais en la laissant émerger pour la soumettre à une perpétuelle interrogation. D'une part, il est très clair que Shaw, Bailey, Billington et Thacker ont une conception étroite de la pièce parce qu'ils en font une lecture anhistorique. D'autre part, ils semblent peu réceptifs à la complexité du dispositif conçu par le dramaturge.

2. Perspectives ironiques

Non seulement la trame caractéristique du conte populaire ou de la ballade est modifiée dans l'intrigue principale de la pièce-dans-la-pièce, mais encore l'interprétation de l'œuvre est compliquée par le fait qu'elle porte en son sein des outils de distanciation propres à la démarquer de la shrew-taming story conventionnelle et qui invitent à en élargir l'horizon.

Sa structure gigogne interdit que l'on reçoive ce texte comme une banale histoire de dressage de mégère. En effet, la pièce-dans-la-pièce est le divertissement proposé dans la pièce-cadre au rétameur ivre Christopher Sly par le Lord décidé à lui jouer un tour en lui faisant croire qu'il est un autre, or ce dispositif invite à effectuer certains parallèles. Comme le suggère Jayne, « In the end, Petruchio is not really a winner, for his story is only a dream-illusion, just as Sly is not really a winner because his becoming a lord turns out to have been only an illusion [...] » (55). Le parallèle vaut également pour Katherina, qui joue une succession de rôles - parfois inventés pour elle par l'habile metteur en scène qu'est Petruchio -  et n'est peut-être pas plus transformée en femme soumise que Sly en grand seigneur ((Dans sa mise en scène de la pièce, Di Trevis (RSC, 1985) proposait une lecture pessimiste de la communauté de destin entre Sly et Katherina : « [...] I realised that I could draw a parallel between the powerlessness of the women in the play and the powerlessness of that beggar. [...] she and the beggar were finally left alone on the stage together and one saw that they were fellows » (cité par Schafer, 1998, 59).)).

D'autre part, il convient, au lieu de prendre à la lettre le célèbre discours final de Katherina, de le confronter aux propos qu'elle a tenus précédemment ainsi qu'à son expérience de la vie conjugale. Dans la dernière scène de l'acte IV, elle n'hésite pas à affirmer que la lune luit en plein jour et à qualifier un barbon de fraîche jeune fille afin d'échapper aux brimades de Petruchio. Pour survivre, elle a appris à se draper dans la duplicité, à parler la langue du maître ((Le sous-texte ovidien du passage évoqué le dote d'un niveau de complexité supplémentaire. Comme l'a très bien montré Bate, Katherina imite l'histoire de Salmacis et Hermaphrodite telle qu'Ovide la conte dans les Métamorphoses. Il conclut : « In a sense, she goes one up on Petruchio : she appears to be addressing Vincentio as a woman, in accordance with the demand of her husband, but the language in which she does so was in its original context addressed to a man. Hermaphroditus is a sort of male shrew, tamed by Salmacis ; by bringing their relationship into play, Kate inverts the roles which Petruchio has so painstakingly set up. This small linguistic victory may be seen as a first sign that Kate can give as well as take a taming, that, as in the subtitle of Fletcher's sequel to the play, the tamer will be tamed. [...] the fact that Shakespeare went to Salmacis for the image is enough to suggest that the idea of marriage as mutuality rather than subjugation was in his mind when he wrote the play » (1993, 123-124).)) (Newman voit dans son discours un exemple de mimétisme au sens qu'Irigaray a donné à ce terme, 2001, 159) - cette même langue qui résonne dans son submission speech : –

And when she is froward, peevish, sullen, sour,
And not obedient to his honest will,
What is she but a foul contending rebel
And graceless traitor to her loving lord ?
            (V. ii. 162-166)

On peut considérer avec l'actrice Janet Suzman (citée par Cook, 1990, 29) qu'au moment où elle prononce ces paroles, Katherina joue en public le jeu qu'on lui a enseigné en privé - Petruchio, en la contraignant à affirmer que c'est la lune qui luit en plein jour, n'a fait que lui donner une leçon d'humour. De nombreuses mises en scène de la pièce mettent d'ailleurs en relief l'aspect ludique de cet échange, interprétation que le ton enjoué et les réparties spirituelles de Katherina justifient amplement. Cela dit, une tension demeure, comme l'a bien vu MacDonald : « We cannot have play and reciprocity on the one hand and coercion on the other. Coerced play is no play at all but at best the appearance of play. The Taming of the Shrew seems not so much to achieve playful mutuality as to gesture toward it » (1992, 19).

Voici un autre extrait de ce discours :

Thy husband is thy lord, thy life, thy keeper,
Thy head, thy sovereign : one that cares for thee
And for thy maintenance ; commits his body
To painful labour both by sea and land,
To watch the night in storms, the day in cold,
Whilst thou liest warm at home, secure and safe,
And craves no other tribute at thy hands
But love, fair looks and true obedience -
Too little payment for so great a debt.
                         (V. ii. 152-160)

Au terme d'une analyse de l'influence sur la pièce du Book of Common Prayer et de l'Homily of the State of Matrimony, Hodgdon propose un judicieux commentaire de ce qu'elle nomme le sermon de Katherina :

Although the Homily accords Petruchio, as husband, the ideological upper hand, The Shrew breaks apart the narrative order of a sacrament to put the last word(s) on scriptural matters into a woman's mouth - and then, shrewdly, gives her even more to say. [...] the sermon is not only delayed but doubly displaced, occurring at the play's close and - in an ewqually radical rewriting - spoken not by a male priest and not in church but by Katherina, ex cathedra, at Bianca's wedding feast. In speaking thus, she - or, on the early modern stage, he as she - invades the domain of masculine biblical interpretation by preaching - a potentially transgressive act associated with Lollardy (2010, 53-54).

Compte tenu du fait que Katherina a été tour à tour déstabilisée, humiliée publiquement, affamée et privée de sommeil, n'est-il pas légitime d'aller plus loin et de lire un tel texte comme une parodie du discours convenu des sermons et conduct books sur l'obéissance qu'une femme doit à son mari ((Conformément à une mode qui s'est imposée il y a des années déjà, les représentations théâtrales d'aujourd'hui comportent très souvent des séquences vidéo, dont la pertinence est parfois discutable. Cette technique pourrait être employée avec profit dans une mise en scène de The Shrew si l'on projetait, pendant que Katherina prononce son discours, des images de ses épreuves passées pour mettre en évidence le contraste saisissant entre ses propos et son expérience.)) ? Enfin, c'est lorsqu'elle prêche l'humilité qu'elle occupe le centre de la scène (Novy, citée par Dolan, 1996, 32). Rutter relève que si l'épouse indisciplinée est habituellement réduite au silence dans les histoires de domptage, Katherina, à la fin de la pièce, parle, parle et parle encore, d'où la proposition suivante, qui rejoint notre précédent constat : « [...] perhaps [the play] should be seen as deceptively sophisticated, subverting the conventions of inherited shrew literature » (1984, 2). Paradoxalement, son discours de soumission coïncide avec ce qui, sur le plan théâtral, est son grand moment de domination - la teneur de ses propos est démentie par leur mode d'énonciation.

Ce passage s'achève ainsi :

[...] place your hands below your husband's foot :
In token of which duty if he please,
My hand is ready, may it do him ease.
                       (V. ii. 183-185)

Boose indique que ce geste rappelle un rituel de mariage antérieur à la Réforme qui consistait pour l'épouse, après avoir reçu l'alliance des mains de l'époux, à embrasser son pied droit avant qu'il ne la relève, c'est-à-dire avant qu'il ne lui permette d'accéder symboliquement à son nouveau statut. Certainement reconnaissable par le public des années 1590, ce rituel était néanmoins anachronique puisqu'il avait été interdit par l'Acte d'uniformité plus de quarante ans auparavant (1991, 182-184). Dolan propose deux interprétations du geste en question dans The Shrew : « To resurrect it for this moment either marks Petruchio and Katharine's union as obviously anachronistic or endows it with the nostalgic prestige of a recently lost custom » (1996, 35). Cela dit, cet anachronisme a peut-être une autre valeur dans la mesure où, comme le note Dusinberre, un geste aussi excessif aurait choqué un bon Puritain (1975, 105) : cet excès ne s'inscrit-il pas dans la continuité de ce que Dolan qualifie justement de « wedding ceremony » (1996, 35) ? On comprend, dès lors, la position de Kahn, suivie, entre autres, par le metteur en scène Conall Morrison (RSC, 2008) : « [...] this play satirizes not woman herself in the person of the shrew, but male attitudes toward women » (Kahn,1975, 89).

A l'époque de Shakespeare, la convention selon laquelle les rôles féminins étaient tenus par des boy actors pouvait constituer un outil de distanciation supplémentaire. Comme l'explique très bien Rackin à propos du discours de soumission,

Presented by a cross-dressed boy [...] Katherine's proclamation can be seen as a male performance of female compliance, especially if the play is performed with the Induction in which the cross-dressed page persuades a drunken tinker that he is truly a lord by obsequiously performing the role of his obedient wife. Thus, although the marriage plot affirms the authority of patriarchy, the repressive implications of the action it represents are undermined by the initial reminder to the audience that what they are watching is a performance of theatrical shape-shifting (2005, 55).

Enfin, lorsque l'intrigue principale et l'intrigue secondaire trouvent un dénouement commun dans la scène du banquet de mariage, deux nouvelles mégères apparaissent, Bianca et la veuve, fait qui tendrait à dénoncer la vanité de toute tentative de domptage : « The subversive language of women with which the play begins, and in resistance to which the movement of the play is predicated, reappears at the end of the play so that its very sounding predicts the future as a repetition of the same old story » (Fineman, 1985, 155).

Par conséquent, The Shrew ouvre des perspectives ironiques qu'une interprétation trop littérale de passages-clés détachés de leur contexte et envisagés indépendamment de leur mode de représentation risque de fermer malencontreusement. Lorsque McLuskie reproche aux critiques de s'évertuer à dissocier Shakespeare de ce qu'elle nomme « the evident anti-feminism embodied in the text » (1981, 34-35), on peut lui rétorquer avec Bate et Jackson qu'il convient de ne pas greffer sur la pièce certains présupposés culturels (« the cultural preconceptions which it ostensibly challenges - misogynistic orthodoxies about the proper subordination of women », 1996, 32). En effet, la prise en compte des outils de distanciation multiples qui sont partie intégrante de l'œuvre semble indispensable à la compréhension de sa dynamique interne.

3. Restriction et brouillage de l'horizon interprétatif de la pièce

Plus généralement, l'examen de certaines pratiques critiques ou scéniques révèle qu'elles peuvent avoir pour effet une restriction de l'horizon interprétatif de la pièce. Ainsi, traduire - toute traduction est un acte critique -  The Taming of the Shrew par La Mégère apprivoisée, c'est tenir le processus d'apprivoisement pour accompli. Domptage ou dressage ((Le Dressage de la mégère est la solution retenue par les traducteurs D. et G. Bournet (Théâtre complet II, Lausanne, L'Age d'Homme, 1991) ; le linguiste J. B. M. Guy retient, pour sa part, Le Domptage de la harpie (Times Higher Education, 21 juin 2002). Mentionnons une difficulté supplémentaire : alors que mégère (ou harpie) est du genre féminin, shrew pouvait renvoyer aussi bien à un homme qu'à une femme à la Renaissance (voir Davies, 1995, 17). L'ambiguïté que recèle le titre de la pièce et que le texte met à profit (Curtis dit de Petruchio qu'il est « more shrew than she », IV. i. 76) est donc perdue en français.)) correspondrait davantage au gérondif anglais et éviterait de clore ce que le titre original laisse ouvert. En effet, les dernières paroles de la pièce, prononcées par Lucentio, sont ambiguës : « 'Tis a wonder, by your leave, she will be tamed so ». Du vivant de Shakespeare, John Fletcher a imaginé une suite à l'œuvre de son prédécesseur, The Woman's Prize, or the Tamer Tamed (1611), dans laquelle Katherina, loin d'avoir été domptée, rend la vie impossible à Petruchio jusqu'à son décès. The Woman's Prize est une réplique à The Shrew qui accorde aux femmes (à travers Maria, seconde épouse de Petruchio) une revanche sur les affronts que leur sexe a subis dans la comédie de Shakespeare. Dans celle de Fletcher, une femme apprivoise un homme en lui refusant ses faveurs : elle transpose dans la sphère domestique ce que la Lysistrata d'Aristophane a accompli dans la cité avec ses compagnes - en imposant l'abstinence sexuelle à leurs époux tant qu'ils persistent à faire la guerre, elles obtiennent la paix. En tant que l'hypertexte flétcherien est une lecture critique de The Shrew par un contemporain, ne constitue-t-il pas une invitation à élargir l'horizon de son modèle plutôt qu'à le restreindre ?

Une brève étude onomastique fait apparaître un autre type de réduction de cet horizon. Nommer Katherina « Kate » à l'instar de la grande majorité des glossateurs, c'est faire preuve de la même familiarité désinvolte à son égard que Petruchio au moment de leur rencontre, familiarité contre laquelle elle s'insurge (« They call me Katherine that do talk of me », II. i. 183). Son prétendant réplique par une série de jeux sur le nom de Kate, première étape de son entreprise de déstabilisation. Lorsqu'un serviteur de Petruchio demande à Grumio de l'informer des événements récents, ce dernier lui répond par une référence à un canon à quatre voix (IV. i. 36-37) dont voici le texte : « Jack boy, ho ! boy, news ; / The cat is in the well, / Let us ring now for her knell, / Ding dong ding dong bell » (Waldo et Herbert, 1959, 198). Kuhl, suivi en cela par plusieurs commentateurs, voit en cat un jeu sur le nom de Kate (1922, 438), ce qui semble d'autant plus légitime que Katherina est qualifiée de « wildcat » (I. ii. 194), association renforcée par le jeu de mots de Petruchio sur « wild Kate » (II. i. 279). Le chat tombé dans le puits et pour qui sonne le glas serait donc la jeune femme - la référence à cet animal peut être une réminiscence des folktales du type 1370 -, à laquelle Grumio prédit un sombre avenir. Le jeu sur le nom de Kate est systématiquement ironique ou négatif. Par conséquent, appeler Katherina « Kate », c'est déjà lui faire violence en tenant un discours critique qui reproduit celui que tient le personnage masculin dont le projet est de l'ordre de la maîtrise ((Cet enjeu, qui concerne l'exégète comme l'éditeur scientifique de tout texte, n'a pas échappé à la sagacité de Thompson, qui commente ainsi un passage dans lequel Gary Taylor, alors même qu'aucune acrimonie à l'endroit de la critique féministe n'est détectable chez lui, compare l'éditeur à un amant et son activité à un acte sexuel : « [...] it leaves us, like Taylor's more famous metaphor of editors as "the pimps of discourse", with the impression that texts are female and editors (still) male » (2001, 54-55).)). Donner à Katherina ce diminutif irrespectueux (Maguire, 2007, 125), c'est mimer la pratique du dompteur de mégère et donc étrécir l'horizon du personnage -  et de la pièce, dont l'interprétation repose en grande partie sur la manière dont son rôle est perçu.

Dans sa version de The Shrew pour la BBC (1980), Jonathan Miller, habituellement considéré à bon droit comme un metteur en scène lucide et novateur, a choisi de supprimer totalement la pièce-cadre. Il s'en explique indirectement dans Subsequent Performances, lorsqu'il fustige la tendance qu'il appelle « the overvaluing of our own time », tendance qui, à l'en croire, nous empêcherait de voir Petruchio et Katherina autrement qu'à travers le prisme du féminisme, c'est-à-dire de voir dans ces personnages autre chose qu'un bourreau et une victime dont la soumission est nécessairement feinte. Et d'ajouter :

This is sad because it demonstrates the belief that a work from the past can be performed in its afterlife only if it is made to conform to the values of the present. In contrast, I think that one of the advantages of directing a play like The Taming of the Shrew is that it invites to look at it on its own terms, and to see that the past is a foreign country with different customs and values from our own (1986, 119).

Dans une interview accordée à Hallinan, il disait déjà :

If we wish to make all plays from the past conform to our ideals and what we think the state or the family ought to be like, then we're simply rewriting all plays and turning them into modern ones (Hallinan, 1981, 140).

Au nom d'une fidélité à ce qu'il identifie comme les valeurs de l'époque élisabéthaine, Miller est infidèle au texte de Shakespeare, puisqu'il l'ampute de son induction et lui impose donc une récriture alors même qu'il prétend l'approcher on its own terms. Comme le note à juste titre Holderness : « Miller's historicism is guilty of precisely the same distorsions and oversimplifications as that post-Tillyard orthodoxy which took the most dogmatic and ex cathedra utterances of church and state for a comprehensive formulation of Tudor ideology » (1989, 118). En effet, l'in-folio de 1623, qui ne contient que l'introduction de la pièce-cadre et la laisse en suspens - contrairement à The Taming of a Shrew -  fait autorité. Une mise en scène peut parfaitement s'en éloigner, mais un écart par rapport au texte de référence est toujours signifiant et pose problème en l'occurrence, comme le souligne Stanley Wells : « To omit the Christopher Sly episodes is to suppress one of Shakespeare's most volatile lesser characters, to jettison most of the play's best poetry, and to strip it of an entire dramatic dimension. In a series announcing itself as 'The Complete Dramatic Works of William Shakespeare' this leaves a serious gap » (cité par Holderness, 1991, 97). Au demeurant, son attachement à l'Histoire n'a pas conduit Miller à s'intéresser à l'histoire de la représentation théâtrale, sans quoi il aurait probablement fait un tout autre choix : « There is considerable evidence that early audiences favoured the Sly plot » souligne Rackin (2005, 58). Par conséquent, sa démarche revient à limiter le champ des possibles, à réduire Shakespeare à un moraliste qui ferait l'apologie de la femme obéissante (« [...] Shakespeare is extolling the virtues of the obedient wife [...] in accordance with the 16th-century belief that for the orderly running of society, some sort of sacrifice of personal freedom is necessary », Hallinan, 140) en oubliant que la vertu première de son théâtre consiste à ne jamais figer idées, croyances ou valeurs, mais à instaurer entre elles un dialogue permanent.

Outre la restriction de l'horizon interprétatif de The Shrew à laquelle certaines pratiques ou certains choix aboutissent, on peut évoquer, dans d'autres cas, un brouillage de cet horizon.

Le concept critique de « révision » est parfois utilisé légitimement comme dans le titre de Novy, Transforming Shakespeare : Contemporary Women's Re-Visions in Literature and Performance. L'ouvrage en question porte sur des textes littéraires inspirés par Shakespeare à des auteures d'aujourd'hui et sur des mises en scène récentes de ses pièces par des femmes - le trait d'union entre Re et Visions suggère qu'il s'agit d'approches qui consistent à revisiter l'œuvre de Shakespeare en en proposant de nouvelles visions ou interprétations. En revanche, lorsque Heilman déplore le revisionism qu'il croit détecter sous la plume de certains commentateurs, son emploi du terme est problématique en tant qu'il présuppose l'existence d'une position critique princeps selon laquelle The Shrew est une farce qui met en scène une mégère dont l'apprivoisement est effectif (2002, 45). Or force est de constater que les appréciations des contemporains qui nous sont parvenues sont trop rares pour qu'il soit possible de retracer avec exactitude l'histoire de la réception de la pièce aux XVIe et XVIIe siècles. La question est d'autant plus délicate que les appréciations dont nous avons connaissance peuvent porter aussi bien sur The Shrew que sur la pièce concurrente, The Taming of a Shrew, et sont parfois ambiguës : « For the shrewd wife, reade the booke of taming of a shrew, which hath made a number of us so perfect, that now every one can rule a shrew in our countrey, save he that hath her » écrit Sir John Harington en 1596 (cité par Dusinberre 2002, 181). Dans ces conditions, comment faire émerger une interprétation originelle ? L'introduction du concept de revisionism dans le débat ne fait que brouiller l'horizon interprétatif de la pièce. C'est le cas à plus forte raison lorsqu'on divise les critiques en deux camps, les révisionnistes et les anti-révisionnistes (terminologie de Bean, 1980, 65, dont la pertinence est contestée par Burns, 2002, 103), geste qui fait fi des positions parfois très nuancées que ces critiques expriment. L'étude de Mikesell sur la transformation que Shakespeare fait subir à la trame dont il hérite indique assez - même si ce n'est pas sa conclusion - que le seul véritable révisionniste, c'est lui !

Si Loughrey et Holderness, éditeurs de The Taming of a Shrew, mettent en cause à juste titre des a priori critiques comme celui qui consiste à marginaliser les textes considérés comme des versions fautives d'œuvres de Shakespeare (les fameux bad quartos), s'ils dénoncent légitimement le caractère arbitraire de certaines procédures éditoriales telle la fusion des pièces intitulées respectivement The Historie of King Lear (1608) et The Tragedie of King Lear (1623), leur propre stratégie peut soulever certaines objections. En effet, voici comment ils réfutent la théorie du bad quarto en ce qui concerne A Shrew : « [...] it is [...] more complete (and therefore more complex and sophisticated) than the Folio text of The Shrew ». L'état d'achèvement d'un texte et son degré de complexité sont choses distinctes - en l'occurrence, le dispositif de The Shrew est nettement plus élaboré que celui d'A Shrew ((Voir Roulon, 2008, 85-86 et 378-381.)).

D'autre part, leur classement d'une pièce comme A Shrew dans la catégorie « Shakespearean Original » paraît abusif :

[...] its origins were clearly so closely bound up with those of the Folio play that it can be identified, if not as a work by Shakespeare, certainly as a product of 'Shakespeare' - the shorthand title designating a particular collaborative mechanism of cultural production (1998, 17).

Ce geste ne clarifie rien, bien au contraire ; et il se justifie d'autant moins pour A Shrew que ce texte est fort éloigné à bien des égards des œuvres dont la paternité shakespearienne ne fait aucun doute ((A Shrew a parfois été attribuée à Shakespeare ou considérée comme sa source (Waldo et Herbert, 1959, 192 ; Brunvand, 1966, 349). Bien que l'édition la plus récente de la comédie de Shakespeare privilégie la théorie de l'antériorité de la pièce concurrente (Hodgdon, 2010, 35), je souscris sans réserve à la thèse, aujourd'hui majoritaire, selon laquelle A Shrew est une adaptation de The Shrew, l'argumentation la plus convaincante à ce jour étant, à ma connaissance, celle de S. R. Miller (1998).)).

Dans une stimulante exploration des présupposés idéologiques qui motivent certains partis pris éditoriaux, L. Marcus, soucieuse d'abolir la hiérarchie instaurée entre les pièces dès lors qu'elles sont considérées comme canoniques ou, au contraire, exclues du corpus shakespearien, fait une proposition voisine de celle de Loughrey et Holderness :

I would suggest [...] that we start thinking of the different versions of The Taming of the Shrew intertextually - as a cluster of related texts which can be fruitfully read together and against each other as 'Shakespeare' (1990, 229).

S'il semble judicieux de confronter des œuvres dont l'intertextualité est patente, les rassembler sous l'étiquette commune de « shakespeariennes » n'aboutirait, pour les raisons invoquées précédemment, qu'à introduire davantage de confusion dans un débat déjà fort intriqué - au nom d'une bien illusoire neutralité idéologique.

The Shrew se caractérise par un traitement subversif de la shrew-taming story traditionnelle, une oscillation entre deux genres difficilement conciliables et l'insertion, au cœur de son dispositif, d'outils de distanciation, voire d'éléments qui vont jusqu'à contredire son discours manifeste. Confronté à une œuvre aussi complexe, l'interprète sera tenté de la décomposer (en supprimant la pièce-cadre ou le discours de capitulation de Katherina, par exemple), de la recomposer (en lui ajoutant l'épilogue de The Taming of a Shrew, comme le font bien des metteurs en scène ((L'hypothèse selon laquelle Shakespeare aurait laissé la pièce-cadre en suspens parce qu'il savait que les acteurs en improviseraient la conclusion est tout à fait soutenable, de même que la proposition de Jayne (1966) qui consiste à imaginer que la pièce s'achève sur une pantomime de Sly, sorte de jig-ending conforme à la tradition de la représentation théâtrale élisabéthaine.))), d'en gommer ou d'en souligner les aspérités pour la rendre compatible, soit avec l'attitude dominante envers les femmes repérable dans les documents de l'époque élisabéthaine ou dans le corpus shakespearien, soit avec une conception plus actuelle du rapport entre hommes et femmes.

Cette pièce appelle des lectures plurielles car il s'agit fondamentalement d'un texte ouvert - c'est même son trait distinctif principal, comme l'indique B. Freedman (« its marked resistance to enclosure », p. 118). Cela dit, cette ouverture est paradoxalement problématique dans la mesure où l'interprète peut être amené à considérer que le texte en question est malléable au point de pouvoir être orienté indifféremment dans une direction ou une autre, ou au contraire, qu'il est unidimensionnel - farce ou comédie sentimentale, œuvre sérieuse conforme au discours normatif de l'époque sur le mariage ou parodie de ce discours, pièce d'une misogynie insoutenable ou satire du comportement masculin.

La difficulté est que Shakespeare fait dialoguer ces différents aspects sans en privilégier un seul de manière ostensible - à peine a-t-il introduit une idée qu'il la détourne -, les met parfois en tension au point d'égarer le spectateur ou le lecteur, et ne craint pas les contradictions non résolues, d'où l'ambiguïté d'une pièce qui ne cesse d'éprouver la compétence de l'exégète. Dans ces conditions, la meilleure posture interprétative ne consiste-t-elle à ajuster sans cesse son regard de façon à suivre un horizon toujours mouvant ? 

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Pour citer cette ressource :

Natalie Roulon, L’horizon interprétatif de The Taming of the Shrew, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), novembre 2011. Consulté le 22/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/litterature/litterature-britannique/Shakespeare/l-horizon-interpretatif-de-the-taming-of-the-shrew