À la redécouverte des banlieues romaines : la tension entre «humilis» et «sublimis» chez Pasolini
Introduction
Des divers centres névralgiques qui ponctuent le parcours de Pier Paolo Pasolini, la banlieue romaine occupe sans nul doute une place essentielle. La capitale italienne est d’abord la destination de sa fuite hors du Frioul en 1950 suite au scandale sexuel de Ramuscello. Elle est surtout le théâtre de sa rencontre avec le peuple des bas-fonds périphériques. Cette découverte marque un tournant à la fois dans sa vie et dans son œuvre : après les textes consacrés au Frioul paysan, le recueil de récits Alì dagli occhi azzurri (1965), les romans Ragazzi di vita (1955) et Una vita violenta (1959) ainsi que les films Accattone (1961), Mamma Roma (1962), La ricotta (1963) et Uccellacci e uccellini (1965) placent la borgata et ses habitants, les borgatari, en leur cœur. Largement méconnues voire ignorées, les « banlieues romaines » trouvent sous la plume et la caméra de Pasolini une nouvelle voie d’expression. En associant l’humble et le sublime, le poète-cinéaste exalte cet univers dénigré et dégradé afin de mettre à mal les préjugés des lecteurs-spectateurs et d’éveiller en eux une nouvelle perception des choses. Les œuvres romaines fonctionnent ainsi, on va le voir, comme le laboratoire de l’un des principaux traits éthiques et esthétiques de l’artiste.
1. Aller vers l’infiniment bas au contact des banlieues romaines
Les faubourgs que Pasolini fréquente dès son arrivée à Rome sont des espaces à part, non pas collés à la ville, mais isolés à une quinzaine de kilomètres alentour. D’abord destinés à absorber les vastes flux migratoires que Rome subit à partir de son annexion au nouveau Royaume d’Italie en 1870, ils sont, pour Mussolini, un moyen de regrouper et de contrôler les populations les plus pauvres, expulsées du centre ville auquel le dictateur souhaite redonner sa gloire passée. D’emblée vouées à l’oubli, les borgate sont ignorées de la société et sous-représentées dans la sphère artistique. Pasolini est parmi les premiers à contrebalancer cette tendance. Avant lui, certains artistes proches du PCI et du néoréalisme dépeignent un monde misérabiliste, peuplé de travailleurs prenant peu à peu conscience de leur condition et luttant pour en sortir, dans le but de dénoncer l’injustice sociale dont ils sont victimes. C’est le cas de films comme Il tetto (1955) de Vittorio De Sica, Le notti di Cabiria (1957) de Federico Fellini, et de textes littéraires comme les Racconti romani (1954) d’Alberto Moravia. Pasolini souhaite prendre le contrepied d’une vision qu’il juge trop idéologique et trop édulcorée. Pour ce faire, il décrit un univers littéralement abject, jeté au loin (ab) et en bas (jacere), et en dénonce la misère. La situation la plus catastrophique est celle des banlieues non officielles, sortes de bidonvilles faits de tôles, de bois et de boue, dont il décrit l’inhumanité dans une enquête de 1958 publiée sur le journal Vie nuove :
Non sono abitazioni umane, queste che si allineano sul fango: ma stabbi per animali, canili. Fatti di assi fradice, muriccioli scalcinati, bandoni, tela incerata. Per porta c’è spesso solo una vecchia tenda sudicia. Dalle finestrine alte un palmo, si vedono gli interni: due brandine, su cui dormono in cinque o sei, una seggiola, qualche barattolo. Il fango entra in casa. (Pasolini, 1998c, 1465)
La physionomie des baraquements du Mandrione évoqué ici n’est pas sans rappeler celle des borgate rapidissime, construites à la hâte par le régime fasciste dans les années 1920, constituées de maisonnettes éparpillées, en dur, sans toit, sans sol et sans enduit. Elles constituent le principal décor d’Accattone, tourné en large partie dans la borgata Gordiani, l’une des premières et des pires borgate rapidissime. Quoique le cinéaste dise préférer les figures humaines aux paysages, sa caméra s’attarde à plusieurs reprises sur les rues de la banlieue via des travellings ou des panoramiques. Ainsi, la séquence où Accattone traverse la banlieue pour se rendre chez Ascensa s’ouvre sur un panoramique d’une vingtaine de secondes qui révèle, en plan d’ensemble, un tissu urbain minimaliste et sans prétention : des petites bicoques alignées, une route, des débris sur le bas-côté. Lorsqu’Accattone apparaît, le paysage, quoique relégué à l’arrière-plan, demeure central en se faisant le porteur d’un message de dénonciation, inscrit sur le mur d’une maison à moitié démolie : « Vogliamo una casa civile ».
DOC 1 : P. P. Pasolini, Accattone, 1961. Photogrammes du film (la borgata d’Accattone)
Quant aux borgate plus récentes, construites dans les années 1935-1940 par l’État fasciste ou dans les années 1950 par la Démocratie Chrétienne, elles sont, certes, moins sordides et plus confortables, mais pas forcément préférables. Pour Pasolini, il s’agit toujours, de « piccoli campi di concentramento per “miserabili” » (1998b, 1459). Mamma Roma les qualifie de « Cessonia », tandis que les descriptions qui en sont données dans Ragazzi di vita sont sans concession. Riccetto s’interroge en ces termes sur sa nouvelle maison à Tiburtino :
Che era una casa pure quella? […] E poi come fanno due famiglie complete, con quattro figli una e sei l’altra, a stare tutte in due sole camere, strette, piccole, e senza nemmeno il gabinetto, ch’era giù abbasso, in mezzo al cortile del lotto? (Pasolini, 1998d, 582‑583)
Ici, la voix du personnage s’unit à celle du narrateur pour dénoncer la précarité de constructions prétendument modernes via une série de questions rhétoriques. Quelle qu’en soit la forme, la périphérie rime toujours avec marginalisation, surpopulation, insalubrité et saleté. Située, comme le dit le critique Gianfranco Contini, « sotto il livello umano » (1988, 392), elle devient une nouvelle image de l’enfer, auquel elle est d’ailleurs souvent comparée.
Les individus qui évoluent dans ce milieu en sont le corrélat humain. Ils forment ce que Karl Marx et Friedrich Engels appellent le Lumpenproletariat, qui signifie littéralement « prolétariat en haillons ». Ce concept d’origine marxiste regroupe des réalités très diversifiées, d’où la difficulté d’en donner une définition claire et précise : il comprend aussi bien les travailleurs surexploités, voués aux tâches les plus ingrates et les moins productives, que les individus en rupture avec la société ou évoluant dans l’illégalité, comme les vagabonds, les prostituées, les voleurs, les proxénètes. Sans revenus fixes, sans biens, sans droits, sans morale et sans conscience de classe, les sous-prolétaires sont avant tout caractérisés par la privation et le manque. Situés au plus bas de toutes les hiérarchies, qu’elles soient socio-économique, politique ou morale, ils sont presque « sous-humains ». Ces oubliés de l’histoire, ces laissés-pour-compte dont personne ne parle ou ne veut parler, Pasolini les place au premier plan ; il décrit leur quotidien fait de recherche permanente d’argent et de nourriture. Ces « poveracci » ou « poverell[i] » (Pasolini, 1998d, 667 et 671), comme il les appelle, ce ne sont pas les petits travailleurs qui luttent au quotidien pour nourrir leur famille, mais les fainéants et les petits délinquants, conformément à la définition marxiste la plus stricte. Romans et films sont peuplés de proxénètes, de prostituées et de voleurs en tout genre, érigés au rang de protagonistes : les jeunes Riccetto et Ettore sont des petits voleurs occasionnels, là où Tommaso Puzzilli et sa bande commettent des vols plus graves et plus violents ; quant aux adultes, Accattone et Mamma Roma, ils font de la prostitution leur métier. À travers eux, Pasolini décrit un monde fait de vices, d’errances, de violences, d’infamie et de rapports humains dégradés. Plus qu’immoraux, les sottoproletari se révèlent être amoraux, c’est-à-dire qu’ils ne connaissent pas les règles sociétales et n’ont donc pas conscience de « mal faire ». L’égoïsme et la malignité sont leur modèle d’exemplarité, aux antipodes du principe chrétien d’amour du prochain ou encore de la valeur travail promue par la société. Comme l’explique Julia Kristeva, c’est ce non-respect des conventions qui rend certains individus abjects aux yeux des autres. À ce titre, les livres et les films romains de Pasolini font l’objet de critiques virulentes et essuient même des dénonciations pour obscénités. Ces réactions violentes, presque « racistes » aux dires de l’auteur, ne valent pas que pour la petite-bourgeoisie bien-pensante, elles sont également le fait de critiques communistes comme Giovanni Berlinguer, Carlo Salinari, Adriano Seroni et Gaetano Trombatore. Tous reprochent à l’auteur un goût du morbide, qui ne correspond néanmoins en aucun cas à la représentation du sous-prolétariat que souhaite véhiculer le poète-cinéaste. À ses yeux, les sous-prolétaires ne sont ni des pécheurs (suivant la perspective de la bourgeoisie conservatrice) ni des menaces (suivant le point de vue marxiste), mais des victimes d’un système d’exploitation plus global.
La dégradation des borgate ne se résume pas à l’espace urbain et à ses habitants, elle est aussi langagière. Le romanesco, argot pauvre et vulgaire entendu dans les rues et scrupuleusement noté, parcoure les œuvres pasolinennes et se révèle difficilement compréhensible pour un public non initié. Au-delà des jurons ponctuels lancés par les personnages, c’est le niveau général des phrases qui diminue. En littérature, cela passe par l’emploi d’onomatopées, par l’usage de termes dialectaux et argotiques ou encore par la présence récurrente d’éléments morphosyntaxiques typiquement romains. Ces tournures linguistiques se retrouvent, certes, dans les paroles prononcées par les personnages des films et des romans, mais aussi dans les parties narratives des livres. Ainsi lit-on dans le premier chapitre de Una vita violenta :
« Che, ce vòi menà? » fece il più giovincello, con una guardata che avrebbe mandato in puzza un cinese, « che, sei er Tinea? » (Pasolini, 1998e, 837)
Les tournures orales et dialectales du discours direct font écho à l’expression familière « mandare in puzza » utilisée par le narrateur, qui imite ici la manière de parler des personnages. La juxtaposition du passé simple « fece », typique de la narration impersonnelle des romans classiques, du nom inusité « giovincello » et de l’expression romaine fortement connotée « mandare in puzza un cinese », qui dit la colère, associe plusieurs voix au sein d’une même portion de phrase : le langage soigné du narrateur et celui du peuple romain, culturellement et socialement inférieur. Cette superpostion est qualifiée par Pasolini de « discorso libero indiretto », suivant une acception singulière de la catégorie narratologique traditionnelle. La recréation poétique de la langue du locuteur est, pour l’auteur étranger à ce monde, la seule manière d’approcher la réalité profonde et intime des sous-prolétaires, leurs expériences, leurs sentiments et leur manière d’appréhender les choses.
2. Le sublime d’en bas
Décelant dans les borgate une beauté qui le fascine, Pasolini cherche à dépasser l’image habituelle univoque et négative. Cette capacité à voir le beau dans le laid est un topos romantique qui inscrit l’artiste dans la lignée de ce courant artistique. Chez lui néanmoins, la valorisation de l’infime va jusqu’à la sacralisation. La poésie Appello irrichiesto parle ainsi des « sacri morti di fame – che mai / artista romanico scolpì – » (2003a, 1391). Cette sacralité ne renvoie ni à l’institution ecclésiastique ni à une quelconque dimension transcendantale, mais à une solennité immanente à toutes les choses du monde, qui a trait au mystère, à l’unicité et à l’authenticité ontologique du réel. Elle fait fi des hiérarchies de valeurs conventionnelles, de sorte que les « morts de faim » peuvent eux aussi revêtir une suprématie qui force le respect, et ce malgré, ou plutôt grâce à, leur infimité. Pasolini ne se contente donc pas d’allier des catégories extrêmes a priori antithétiques, il les rend indissociables et situe, de fait, le sacré à l’opposé de là où on l’attendrait. Le monde des borgate est archétypique de ce qu’on peut appeler, selon la formule flaubertienne, le « sublime d’en bas ». Pasolini en admire la joie, la spontanéité et la vitalité, qui persistent et résistent à la misère. Ses romans et ses films présentent des personnages en perpétuel mouvement, qui s’amusent, ne cessent de rire et de chanter, même dans les moments les plus difficiles. Cette beauté « sacrale » est intimement liée au primitif : les existences fangeuses des borgatari, en gravitant autour de la corporalité et des sensations, se rapprochent d’une forme de vie primordiale, d’où le mythe, extrêmement positif, d’une « barbarie populaire », synonyme de pureté, de bonté et d’atemporalité.
Ce nouveau regard porté sur le monde des borgate s’exprime au moyen de divers procédés esthétiques, qui brisent la règle de la séparation des styles. Suivant cette conception, qui remonte à Quintilien et Cicéron et prévaut jusqu’au xviiie siècle, le gravis stylus (style élevé ou sublime) traite de sujets et de personnages nobles, le mediocris stylus (style moyen) de sujets communs et de personnages bourgeois, l’humilis stylus (style simple ou humble) de sujets comiques et de personnages populaires. Pasolini, en choisissant d’immiscer un style élevé au sein de ses évocations du sous-prolétariat, se détourne de la logique de la « séparation » au profit de celle de la « contamination ».
En littérature, l’alliance de l’humilis et du sublimis passe d’abord par les figures d’opposition, un des principaux ressorts de l’écriture pasolinienne, comme l’a souligné Franco Fortini en 1959. Les personnages ne sont jamais uniquement miséreux ou corrompus, ils sont dépenaillés et élégants, misérables et splendides, coupables et innocents, corrompus et purs. Rome aussi est double, « [s]tupenda e misera » (Pasolini, 2003b, 834) à la fois. Afin de faire ressortir l’ambivalence des faubourgs, l’écrivain use également d’un double langage : d’un côté un style sobre et riche qui, dans les passages descriptifs, véhicule une image poétique, de l’autre une langue basse qui parvient à rendre compte de la dureté de ce milieu. Les niveaux linguistiques ne se contentent d’ailleurs pas d’alterner, ils se mélangent. L’auteur explique ainsi qu’il lui arrive d’insérer des hendécasyllabes au creux des grossièretés de ses personnages et que certaines descriptions d’inspiration dannunzienne sont ponctuées de paroles appartenant à un autre niveau de langue. Multiplier voire mêler les langages conduit à enrichir les représentations et, a fortiori, les perceptions d’une même réalité. La sublimation du sous-prolétariat passe aussi par des analogies avec les figures royales et mythologiques. C’est, par exemple, le cas du poème « Sesso, consolazione della miseria ! » (Pasolini, 2003c), où les prostituées sont élevées au rang de reines :
La puttana è una regina, il suo trono
è un rudere, la sua terra un pezzo
di merdoso prato, il suo scettro
una borsetta di vernice rossa[.] (Pasolini, 2003c, 925)
Ces quatre vers, intégralement construits autour d’antithèses, confrontent et associent de manière paradoxale deux figures féminines situées aux deux extrémités de la pyramide sociale. La prostituée n’est pas seulement comparée à une reine, elle le devient littéralement avec l’utilisation de la copule « être » (« la puttana è una regina »). Les attributs de cette reine des temps modernes sont certes dérisoires (le terrain vague comme royaume, le sac à main en guise de sceptre), mais sa dignité ne s’en trouve pas moins rehaussée.
La pratique de la sublimation se poursuit lorsque Pasolini passe derrière la caméra en 1961. L’écrivain désormais cinéaste estime d’ailleurs que ce medium est plus à même de la mettre en œuvre. Selon lui, en effet, l’uniformisation que connaît l’Italie du boom économique met à mal un procédé fondamental de la sublimation littéraire, à savoir le mélange linguistique. De plus, le caractère plus « direct » du septième art, qui n’use pas du filtre des mots, rendrait compte avec plus d’évidence de la sacralité du réel, ou, pour être plus précis, de la vision sacralisante que Pasolini a du monde. Le réalisateur use d’une « sacralità tecnica » (« sacralité technique »), c’est-à-dire d’une série de procédés formels simples capables de tirer la vile matière des faubourgs hors de sa sémantique usuelle : la « sacralité » des lents panoramiques, de la frontalité des cadrages ou encore des gros plans chargent décors et personnages d’une religiosité nouvelle, de même que le recours aux objectifs de cinquante et soixante-quinze millimètres, doublés de filtre orangé et de plans en contre-jour, qui accentuent le clair-obscur et la grossièreté de l’image. Ces choix non-naturalistes font basculer bon nombre de séquences dans le « cinéma de poésie », c’est-à-dire dans un cinéma qui privilégie le travail sur l’image plus que sur le récit. Ce formalisme est souvent renforcé par une dimension picturale forte, le réalisateur entendant s’inspirer de la manière de voir propre à ses peintres de prédilection. La sacralisation est également musicale avec le recours aux morceaux de Jean-Sébastien Bach, Antonio Vivaldi ou Tommaso da Celano. La magnificence de la musique classique extradiégètique contamine l’image et fait ressortir la religiosité insoupçonnée de cet univers. Ces multiples choix visuels et sonores, en créant un hiatus avec la réalité représentée, la transfigurent afin de viser à son épiphanie. Un exemple symptomatique de cette sublimation du trivial est la scène où Ettore vagabonde seul à travers un grand terrain vague après avoir été abandonné par ses nouveaux amis qui vont voler à l’hôpital.
DOC 2 : P. P. Pasolini, Mamma Roma, 1962. Photogrammes du film (le vagabondage poétique d’Ettore)
La séquence, peu utile d’un point de vue strictement narratif, se présente comme un exercice de style dont la fonction est de nous faire pénétrer dans la sphère existentielle du ragazzo di vita. Elle s’ouvre sur un paysage double, tiraillé entre passé et présent : au premier plan, de sombres ruines dispersées dans l’herbe, au fond l’interminable bande blanche des gratte-ciels de Cecafumo. L’image, surexposée, ressemble aux photos granuleuses des hebdomadaires de l’époque, tandis que résonne les notes du larghetto du Concerto pour basson cordes & continuo RV 481 en ré mineur d’Antonio Vivaldi. La caméra fixe de manière insistante le paysage, qui apparaît doublement scindé en deux parties symétriques, d’un côté et de l’autre de la ligne horizontale des immeubles, de part et d’autre de la diagonale du chemin sablonneux. La perfection du cadrage ainsi que le contraste des noirs et des blancs exaltent la vile réalité du « praticello zozzo ». Il en va de même pour tout le reste de la séquence, qui alterne entre de longs plans fixes et de lents panoramiques. Un plan rapproché montre d’abord Ettore, appuyé sur une pierre, alors que s’élève sur la gauche, menaçant, un HLM. Le garçon joue ensuite longuement entre les ruines afin d’impressionner des fillettes, semblables aux trois grâces. Les énormes pierres servent alors soit à encadrer le personnage, comme lorsque celui-ci s’amuse avec une tige en se plaçant au centre de l’arc en pierre, soit à structurer l’image, comme dans le cas du pic enfoncé dans le sol. L’errance oisive se termine par le sombre présage du repos dans l’herbe, qui montre Ettore allongé, en contreplongée, suivant le même angle inhabituel que le tableau du Cristo morto d’Andrea Mantegna qu’il semble reproduire.
DOC 3 : Andrea Mantegna, Il Cristo morto, Milan, Pinacoteca di Brera, 68 x 81 cm (1475-1478 environ)
3. Aux origines de la sublimation de l’infime
L’idée selon laquelle tout, même le plus bas, est digne d’être représenté et magnifié, provient d’une sensibilité propre à Pasolini, mais aussi d’une formation culturelle et intellectuelle qui a développé en ce sens sa perception esthétique et éthique. Le christianisme est à ce titre l’une de ses premières sources d’inspiration : l’Évangile fait de la pauvreté une richesse, de la faiblesse une force, des derniers sur terre les premiers dans le royaume de cieux ; il fait voler en éclats la supposée adéquation fond-forme. Comme l’explique Erich Auerbach, avec le récit christique, non seulement Dieu renonce à sa toute-puissance en s’incarnant dans la personne d’un humble fils de charpentier (kénose), mais la vie de ce dernier est racontée au moyen d’un langage plein de maladresses et de barbarismes. L’Évangile remet donc en cause l’idée même d’une hiérarchie des formes et des contenus artistiques : contrairement à l’Antiquité qui valorisait le sublimis au détriment de l’humilis, le texte biblique valorise l’humilitas, ne le cantonnant pas à l’expression de sujets quotidiens, matériels ou insignifiants. Cette conception esthétique possède une dimension éthique importante, puisqu’elle implique l’égale dignité des styles et des sujets. L’idée selon laquelle une matière sublime peut être traitée dans un style humble et une matière humble dans un style sublime fonde une nouvelle définition de la représentation, dont les Évangiles offrent un premier modèle. Quoiqu’incroyant, Pasolini se réclame de cette culture chrétienne et de la lecture qu’en propose E. Auerbach (1992, pp. 82-83 ; 1999, pp. 221-229 ; 2004, pp. 33-68). La figure christique est par ailleurs récurrente dans ses œuvres, où elle est mise en rapport toujours plus explicitement avec les personnages sous-prolétaires : régulièrement appelés « poveri cristi » dans les romans, dans le film Accattone la mort du protagoniste s’accompagne du geste de croix inversé de Ballila et de l’apparition d’un nouveau Golgotha en arrière-plan (le mont Testaccio surmonté d’une croix) ; dans Mamma Roma, la crucifixion devient réelle, puisqu’Ettore, désigné dans le scénario comme « un Cristo passeretto » (Pasolini, 2001, 260), périt sur un lit de contention, ligoté « come un piccolo crocifisso » (Pasolini, 2001, 258), pour avoir volé une radio à l’hôpital ; le film La ricotta propose, quant à lui, une reconstitution de la Passion du Christ, puisque Stracci, qui joue le bon larron, meurt d’indigestion sur une vraie croix. En faisant de ces borgatari des Christs des temps modernes, Pasolini révèle la sacralité de leurs existences misérables.
La propension à mélanger l’humble et le sublime vient également de ceux que Pasolini qualifie de « maîtres », à savoir le critique littéraire Gianfranco Contini et le critique d’art Roberto Longhi. De G. Contini il hérite l’idée du « plurilinguisme », c’est-à-dire l’idée de la coexistence de différents niveaux de langue, suivant le modèle de La Divine Comédie de Dante (1970, 169-192). De R. Longhi, il reprend la volonté d’identifier figures populaires et héroïques. Les ekphrasis longhiennes ne cessent de désacraliser les sujets nobles en transformant avec une ironie mordante les saints et les héros en gens du peuple. Les commentaires des tableaux du Caravage révèlent ainsi l’origine sociale des modèles utilisés par le peintre, de sorte que le milieu populaire dont ils sont issus ne cesse de transparaître derrière les personnages mythiques ou bibliques qu’ils sont censés incarner (Longhi, 2009). La perméabilité du sacré et du profane instituée par la prose longhienne révolutionne la vision du monde de Pasolini, qui calque le procédé tout en inversant la perspective : le poète-cinéaste ne transforme plus les nobles personnages en hommes du peuple, mais les hommes du peuple en de nobles personnages, en restant, en dépit de cette inversion, fidèle à l’enseignement de son ancien professeur d’histoire de l’art. Il va même jusqu’à reproduire littéralement ce renversement dans La ricotta, puisque le film montre le travestissement carnavalesque de sous-prolétaires en figures bibliques à l’occasion du tournage d’un film sur la Passion du Christ. Si l’esthétique de la contaminatio apparaît avec une évidence toute particulière dans ce court-métrage, elle le précède et lui succède, même bien au-delà des œuvres romaines, le « magma stylistique » définissant l’ensemble de la production pasolinienne, aux dires même de l’artiste.
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Pour citer cette ressource :
Léa Passerone, À la redécouverte des banlieues romaines : la tension entre humilis et sublimis chez Pasolini, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), juin 2018. Consulté le 20/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/litterature/periode-contemporaine/a-la-redecouverte-des-banlieues-romaines-la-tension-entre-humilis-et-sublimis-chez-pasolini