Antonio Porta, «Il re del magazzino» (1978)
L'auteur
Antonio Porta, de son vrai nom Leo Paolazzi, était un auteur polymorphe et très particulier, un temps proche de la néo-avant-garde, dont il s'est ensuite éloigné. Son oeuvre se distingue par la violence universelle qui en émane sur le plan du contenu, par une dimension toujours plus expérimentale, et par un passage constant d'une forme à l'autre, qui culmine dans l'hybridisme générique de ses derniers écrits. Il a publié de nombreux recueils poétiques, un texte théâtral intitulé La festa del cavallo et deux romans : Partita et Il re del magazzino.
Le roman
L'entrepôt – le «magazzino» du titre – synthétise par un jeu de polysémie subtil, quoique assez typique du genre, ces deux lignes narratives, l’une relevant du survival, l’autre plus proche des genres de l’anticipation et de la dystopie : il s'agit, d'une part, du lieu bien concret qui fournit pendant un certain temps les provisions et les instruments nécessaires à la subsistance du narrateur, inapte comme la plupart de ses contemporains à la survie en pleine nature ; et, d'autre part, du symbole de la mémoire (collective et individuelle) qui est peut-être l'objet central du livre, si l'on en juge par la quantité et la longueur des analepses qui l'émaillent.
Dentro il magazzino dei viveri ci metto quello meno ingombrante, a vista, che ci sia, il peso della memoria, la sua trasformazione, il racconto. (pp. 15-16)
C’est dans ses jeux de temporalité que réside la principale originalité du roman : avant tout, les événements narrés dans les analepses sont situés en 1976-1977, ce qui signifie que le "temps de l’histoire" coïncide avec le temps de l’écriture, et que le lecteur de l’époque assiste à des faits censés se passer dans sa propre réalité, ou dans un futur extrêmement proche. On n’est donc pas très loin de l’uchronie ; mais le rapport entre la fiction et la réalité contemporaine de l’auteur se complique de l’évocation de nombreux événements tirés de l’actualité, parfois dans les passages de chronique en prose, mais aussi et surtout dans les poèmes insérés par l’auteur. En effet, la narration est fréquemment interrompue par des poèmes plus ou moins longs, en vers libres, que le narrateur présente comme des « Lettres » écrites à l’intention de ses deux enfants et qu’il recopie dans son journal en espérant qu’elles soient un jour lues par quelque passant.
Ce point nous renvoie à un autre élément qui ressort particulièrement à la lecture : le narrateur et personnage principal, en dépit de son isolement (brisé uniquement par de rares et brèves rencontres), apparaît comme une sorte d’incarnation de la figure du poète, et affiche dans de nombreux passages méta-poétiques une conception de l’écriture construite autour de l’idée centrale de communication. Il est celui qui a pour tâche, dans un monde dévasté où la culture sous toutes ses formes n’a plus sa place, où les rares humains survivants tendent à régresser vers une condition primitive voire animale, de témoigner des événements qui ont conduit à cet état de fait, mais aussi de montrer que ces derniers ont découlé logiquement des violences et des corruptions souvent cachées, mais pas moins inhérentes à la précédente société capitaliste.
L’écriture, qu’elle soit poésie inspirée par les pires faits divers ou fiction apocalyptique, est donc l’instrument privilégié de la critique, de la dénonciation, et avant même cela de l’analyse et de la compréhension :
Sappiamo che niente accade per caso (ma questo uso smoderato del verbo sapere per esprimere un'acquisizione anticipata rispetto al discorso, non è un alibi, uno scarto dell'intelligenza pigra, neghittosa? Sì, è un alibi: mi accorgo, scrivendo, di quanto poco sapevo prima di scrivere, prima di esercitarlo questo sapere presunto). Dunque si deve supporre che i ritagli fossero, per me lettore di stampa quotidiana, punti per così dire focali, punti in cui mi pareva che molte delle linee tracciate dai miei pensieri di riflesso andassero a intersecarsi.(p. 49)
Le caractère expérimental de l’écriture de Porta, qui peut dérouter au moment d’entrer dans le texte, n’est donc pas incompatible avec une portée sociale et politique évidente. La dénonciation impitoyable du présent passe essentiellement par le brouillage des temps, donc de la fiction et de la réalité : l’auteur nous dit très clairement que l’apocalypse décrite est le possible et probable aboutissement de la marche actuellement suivie par le monde… voire que l’apocalypse est déjà là, devant nos yeux, sous la forme des innombrables violences, injustices et aliénations qui vont de pair avec la société capitaliste.
Un texte méconnu, particulièrement sombre mais capable de pousser brutalement le lecteur à la réflexion ; y compris en posant à plusieurs reprises, de manières plus ou moins explicites et parfois étonnantes, la question de la possibilité même d’un espoir de régénération au sein d’une réalité aussi malade.
Pour citer cette ressource :
Amélie Aubert-Noël, Antonio Porta, Il re del magazzino (1978), La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), octobre 2016. Consulté le 25/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/litterature/bibliotheque/il-re-del-magazzino-antonio-porta