Carlo Petrini, fondateur de Slow Food : "Le goût et le coût sont-ils compatibles ?"
Transcription adaptée par Damien Prévost de l'intervention préliminaire au débat intitulé "Goût et coût sont-ils compatibles?" qui s'est déroulé le 26 novembre à Lyon dans le cadre du Forum Libé.
Écouter l'enregistrement original de l'intervention :
https://video.ens-lyon.fr/eduscol-cdl/2011/2011-11-26_ITA_Petrini_01.mp3 |
Voir l'interview qui a suivi le débat
Mon parcours individuel, comme celui de l'association Slow Food, est un parcours différent((Carlo Petrini fait ici référence au parcours de Pierre RABHI l'autre intervenant du débat. Pierre Rabhi (1938-) est un agriculteur, philosophe et essayiste français, d'origine algérienne, promoteur de l'agroécologie et inventeur du concept « Oasis en tous lieux ». Fuyant la guerre d'Algérie, Pierre Rabhi s'installe à Paris dans les années 1959, où il travaille comme ouvrier spécialisé. En 1960, avec sa femme, Pierre Rabhi part s'installer en Ardèche (Cévennes) où il s'inscrit dans une Maison Familiale Rurale, pour devenir agriculteur. Expérimentant l'agriculture biodynamique, Pierre Rabhi devient chargé de formation à l'agroécologie par le CEFRA en 1978, avant un séjour au Burkina Faso, où il crée un centre de formation (Gorom-Gorom). En 1988, il fonde le CIEPAD (Carrefour international d'échanges de pratiques appliquées au développement), puis, en 1994, il lance simultanément le mouvement « Oasis en tous lieux » et « les Amis de Pierre Rabhi » (rebaptisé par la suite Terre et Humanisme), tout en multipliant les actions de développement. De 1997 à 1998, Pierre Rabhi travaille pour l'ONU sur les thématiques de lutte contre la désertification. En 2003, il fonde les Amanins. Promoteur de la simplicité volontaire, de la décroissance et de l'altermondialisme, Pierre Rabhi a participé au Forum social européen, avant de fonder, en 2007, le Mouvement pour la Terre et l'Humanisme, qui deviendra le Mouvement Colibris. Membre du comité éditorial du mensuel La Décroissance, et vice-président de l'association Kokopelli, Pierre Rabhi est une figure de l'écologie française. Coline Serreau, dans son film Solutions locales pour un désordre global (2010), lui a récemment rendu hommage. (source : http://www.forum-lyon-liberation.org/programme.html))) car nous avons lancé ce mouvement sur les questions gastronomiques en 1989 et, en 1990, l'association a compris que parler de gastronomie sans respecter l'agriculture ou l'environnement était une pure folie. Avant tout, j'ai quelque chose à dire : quand la plupart de gens parlent d'un gastronome, ils s'imaginent une personne heureuse qui parle beaucoup ; ils pensent que la gastronomie est une activité ludique. Si vous allumez la télévision, à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit - non seulement en Italie et en France mais, dans tous les autres pays du monde, même dans les pays pauvres - vous voyez des gens avec des casseroles qui parlent, qui parlent, qui parlent... Oui, c'est bien de la gastronomie mais, c'est une part infime de la gastronomie. Tous les journaux proposent des recettes avec des photos de plats qui ressemblent à des petits cadavres... Vous y trouvez un journaliste qui va leur attribuer une ou deux étoiles... Oui, c'est de la gastronomie mais, c'est l'aspect le moins essentiel. Si nous commençons à penser que cela représente toute la gastronomie, nous commettons une erreur incroyable ! Si cet aspect de la gastronomie se met à représenter toute la gastronomie alors, on s'approche de la pornographie alimentaire ; cela devient autre chose.
La gastronomie - la science gastronomique - est une science holistique : la gastronomie c'est l'agriculture, c'est la zootechnie et, en même temps, c'est la biologie, la chimie et la physique. Faire à manger en utilisant le feu correspond à un processus physico-chimique. Par ailleurs, la gastronomie c'est aussi la génétique, aujourd'hui comme jamais ; vous connaissez l'existence des produits génétiquement modifiés. D'un autre côté, sur un plan plus « humaniste », la gastronomie c'est l'histoire, l'anthropologie, la sociologie, l'économie et l'économie politique. C'est pour cette raison que notre mouvement a réalisé deux choses essentielles en 2004 : d'une part, nous avons créé la première et unique Université au monde de sciences gastronomiques, une Université totalement dédiée à la science gastronomique. Attention, la plupart des étudiants qui arrivent dans notre université ne se disent pas « Tu vas voir comme tu vas bien manger en Italie. » Non ! Il se disent « Tu vas étudier la biologie, l'agriculture, l'agroécologie ». Mais on y mange bien quand même, je vous rassure !
Au même moment, en 2004, il y a eu la naissance de Terra Madre. Et Terra Madre a totalement changé l'esprit de Slow Food : ce réseau de paysans, de pêcheurs, de petits producteurs qui représentent maintenant 6000 communautés dans 160 pays est un réseau qui a des valeurs qui lui tiennent à cœur. Je suis d'ailleurs très honoré de faire la connaissance d'un homme extraordinaire comme Pierre.
J'en viens à la question centrale du débat, au cœur du problème : le coût et le goût sont ils compatibles ? La plupart des gens pensent que les bons produits ou ce qui est bon au goût coûte trop cher. Mais non ! Non ! Il s'agit d'une approche erronée parce qu'elle ne va pas prendre en compte « l'externalité négative » qui est fondamentale en économie : de nombreux produits qui ne coûtent pas cher ont des coûts « extérieurs » très élevés. Si nous mangeons mal, nous aurons des problèmes de santé, nous causerons des dommages à l'environnement. Vous savez que le mois dernier, Gênes et les Cinque Terre ont été victimes d'un désastre : toute la montagne est tombée sur la ville de Gênes et cela parce qu'il n'existe plus de paysans pour protéger le système hydro-géologique. Qui paye ce désastre ? Ce désastre a un coût : c'est « l'externalité négative ». Ce sont toutes ces choses que nous devrons payer et qui ne sont pas comprises dans un produit comme le hamburger de Mc Donald à un euro ! Mais, le hamburger de Mc Donald coûte bien plus cher qu'un euro parce qu'il a une « externalité négative ».
Du coup, nous en venons à la question fondamentale : au cours des cinquante dernières années, la nourriture a perdu sa valeur. Elle a perdu sa valeur, elle n'est devenue qu'une marchandise ! La FAO dit que la planète devra nourrir 12 milliards de personnes. Aujourd'hui, nous sommes 7 milliards : 1 milliard ne mange pas, souffre de malnutrition, est victime de famine ; 1,7 milliard souffre d'obésité, de diabète, de maladies cardiovasculaires à cause de l'alimentation. C'est de la folie pure ! Ce système alimentaire est donc un système criminel ! 45 % de la production de nourriture sont gaspillés et finissent à la poubelle. C'est un désastre !
Nous devons alors travailler pour reconstruire les valeurs de la nourriture. Je me rappelle mon grand-père qui, à la fin du repas, ramassait les miettes de pain ; dans toutes les civilisations méditerranéennes, si le pain il tombe par terre, on le prend et on l'embrasse. Maintenant, cela ne représente plus rien : le pain n'a plus de valeur, il a seulement un prix. Prix et valeur sont deux choses complètement différentes. Je pense qu'aujourd'hui, un gastronome qui n'est pas écologiste est un homme stupide mais, dans le même temps, je pense qu'un écologiste qui n'est pas gastronome est un homme triste... Nous devons alors trouver un point d'équilibre, nous devons respecter le bon goût, le plaisir de la table, la convivialité, la sociabilité et, dans le même temps, nous devons penser que nous devons travailler pour le bonheur de nos enfants. Si nous détruisons l'environnement, si nous détruisons la biodiversité, si nous détruisons le patrimoine que nous avons reçu, nous commettons un acte d'injustice intergénérationnelle !
Aujourd'hui, le plus difficile c'est de travailler pour la biodiversité. Depuis le début du XXème siècle, 110 ans se sont écoulés et, nous avons perdu 70% de notre biodiversité : 70% d'espèces génétiques, de légumes, de fruits, d'animaux. Tout cela à cause de l'idéologie hyper productiviste qui demande à la terre de produire plus, de produire toujours plus, pour gaspiller. C'est de la folie pure ! Dans ces conditions, notre mouvement considère qu'il est juste d'intervenir pour faire naître un grand réseau d'associations, de mouvements écologistes, d'AMAP, d'agroécologie, pour créer ce qu'Edgar Morin définit « la communauté de destins ». Nous devons travailler pour réaliser une « communauté de destins » qui, avec la fraternité et non à travers la compétition, pourra créer un nouvel humanisme, nous en avons besoin ! Il est bien dommage que, la plupart du temps, de nombreux mouvements ne travaillent que pour eux-mêmes, ce n'est pas possible! Non ! Le moment est venu d'unifier nos forces, de travailler et de réaliser ce réseau. Le nouveau « paradigme » naîtra de cette diversité. La diversité est la force la plus créatrice au monde ! Cette diversité, ce sont les différents mouvements, les différentes réalités, même les petites réalités, je pense aux petites coopératives, au travail réalisé en l'Afrique. Nous pouvons penser que ce nouveau « paradigme » naîtra grâce à ce cette réseau, à travers la collaboration et non à travers le cavalier seul.
Pour citer cette ressource :
Carlo Petrini, Carlo Petrini, fondateur de Slow Food : "Le goût et le coût sont-ils compatibles ?", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), décembre 2011. Consulté le 22/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/civilisation/xxe-xxie/politique-italienne/carlo-petrini-fondateur-de-slow-food-le-gout-et-le-cout-sont-ils-compatibles-