Introduction à la Journée d'étude "Le memorie dei figli"
(Marcel Proust)
Le choix des thèmes que nous voulons approfondir durant cette journée d'études prend comme point de référence les nombreux livres écrits, surtout en Italie, par des parents et plus spécialement par des filles et fils de protagonistes des années 70, victimes presque tous du terrorisme.
Ces publications nous invitent à comprendre et à connaître en profondeur les vicissitudes individuelles, familiales de ceux qui travaillent sur la parole, sur la narration des faits, sur eux-mêmes et leur propre famille. Ces écrits expriment la tentative pour renouer les liens avec le père qui n'est plus, pour en recueillir l'héritage et le transmettre. Les auteurs, hommes ou femmes, déclarent aussi écrire pour faire connaître à leurs enfants le grand-père qu'ils n'ont jamais connu. Le terrorisme a donc été pour ces familles une coupure dans l'héritage qui se transmet de père en fils.
Besoin de connaissance, besoin de comprendre, besoin de chercher les traces de celui qui a disparu quand on était enfant, besoin aussi de (re)construire sa propre mémoire et sa propre identité en se donnant un espace de liberté personnelle.
Ces livres expriment tout d'abord des sentiments :
- la douleur d'avoir perdu un père : un vide et une absence que les autres membres de la famille ne comblent pas,
- l'amour pour celui que l'on connaît et que l'on découvre enfin à travers la parole écrite,
- la pudeur et la retenue et, je rajouterais, le calme et la sérénité,
- mais aussi la nécessité absolue de chercher la vérité ; celui qui écrit accomplit toujours une véritable recherche qui dure des années et épluche tous les documents, les écrits, les photographies, étudie les actes des procès, se rapproche des amis de son père, essaye de rencontrer et de parler à ceux qui ont tué pour comprendre,
- le besoin de justice et de reconnaissance de la responsabilité des institutions face à la violence, puisque les enquêtes judiciaires n'ont pas retrouvé tous les responsables directs et surtout parce que les hautes sphères de la hiérarchie ont été épargnées ; enfin rendre accessible les documents couverts, même 30 ans après, par le secret d'État.
Inévitablement, vie privée et vie publique se rencontrent ; les vicissitudes personnelles se mêlent aux analyses historiques et nous restituent le besoin de nous confronter à la période complexe des années 70.
Les mémoires privées peuvent-elles contribuer à la formation d'une mémoire collective ?
La mémoire vivante peut-elle nous aider à comprendre les racines du présent ?
La mémoire personnelle peut-elle être une reconstruction partagée du passé ?
Voici donc quelques unes des problématiques que nous souhaitons affronter aujourd'hui, à partir du croisement entre la mémoire et l'histoire (objet de la présentation de Giovanni De Luna).
Les années 70 sont donc, une période de l'histoire italienne difficile, trop souvent et trop rapidement liée uniquement à la violence du "stragismo" et aux actes terroristes.
Une pathologie du souvenir.
Et même au cours de cette décennie il y a eu une participation directe de nouveaux sujets sociaux, un développement de la société civile, des réformes sociales, une expérimentation politique, un engagement direct des citoyens et espoirs.
Les monographies des enfants font référence à l'héritage moral qu'ils ont recueilli quand ils reconnaissent dans leurs pères des modèles d'action civile et d'engagement; des hommes qui se sont sacrifiés pour le bien commun et avec courage ont désiré faire de la politique au sens noble du terme.
La complexité des événements imbriqués les uns dans les autres au cours de ces années constituent l'objet de la présentation de Luca Pes qui s'intitule d'ailleurs : Pourquoi est-il difficile de raconter les années 70 en Italie?
L'observation du contexte italien est enrichi par la réflexion d'Antonio Canovi sur les narrations de famille, sur des vicissitudes privées qui appartiennent à l'histoire, dans ce cas en se focalisant sur ce que l'on peut considérer comme étant l'héritage des années 70, mais aussi sur la capacité de codifier et de transmettre la mémoire.
Entre les secrets et les mensonges des institutions devons-nous faire confiance à la solidité de la structure familiale ici racontée selon le stéréotype récurrent du "familisme" italien? Cette question de fond est présente dans l'exposé d'Antonio Canovi.
Des vingt livres (ou presque) publiés en Italie au cours des quatre dernières années, nous avons retenu les mémoires de deux jeunes femmes: le livre de Sabina Rossa dont le père Guido, ouvrier et syndicaliste à Gênes, a été tué le 24 janvier 1979 et le livre de Benedetta Tobagi dont le père Walter, journaliste à Milan a été tue le 28 mai 1980, qui constituent des cas qu'Ilaria Vezzani analyse et confronte.
Comme nous le montre le titre du séminaire d'aujourd'hui, nous voulons appréhender l'expérience italienne de la narration des souvenirs par les enfants (pourquoi d'ailleurs les filles sont-elles plus nombreuses?), narration publiée en France et en Allemagne.
La différence chronologique du titre (les années 70 et les années 68) témoigne d'abord d'une différence historique : il existe en effet une homogénéité contextuelle de fond entre les 3 pays considérés qui se développe ensuite avec des caractères différents.
Dans la France post-68, certains acteurs sociaux du mouvement de Mai choisissent d'être encore présents en des lieux et des groupes différents.
Pour citer seulement quelques exemples:
- la contestation étudiante jusqu'en 1975-76 s'est manifestée avec discontinuité ; le noeud de la contestation se focalisait sur la question de la participation représentative étudiante au sein des institutions scolaires ; l'université de Vincennes a été un lieu de ferveur intellectuelle et d'expérimentation pédagogique.
- Même dans le monde du travail, dans la première moitie des années 70, il y a eu de nombreux conflits entre les ouvriers, les patrons et la police (Renault, Lip); et on a pu parler, à propos de ces années-là d'insubordination ouvrière (Vigna);
- À la même époque de nouveaux sujets comme les femmes, les immigrés, les ouvriers agricoles sont devenus des protagonistes de la scène sociale et politique en l'enrichissant.
Mais en voulant se focaliser sur le thème de l'usage de la violence on peut affirmer en simplifiant à l'extrême que la France n'a pas connu le terrorisme d'abord parce que l'État français n'a pas mené une stratégie de la tension et aussi, selon certains, le gauchisme a été, somme toute, modéré (pas de sang versé).
En vertu de ce contexte historique-là, le livre de Virginie Linhart nous renvoie à la génération des soixante-huitards et à leur difficulté de transmettre le sens d'une expérience militante à leurs enfants et aussi d'expliquer ce qu'ils ont vécu. Le but de son livre - elle le dit elle-même - est de rompre le silence, réel et métaphorique de Robert, son père, fondateur du mouvement maoïste en France. Cette fille veut elle aussi connaître son père, comprendre les longues années de silence et part à la recherche de ses souvenirs d'enfance en rencontrant d'autres fils ou filles d'ex soixante-huitards, de son âge, et en essayant de mettre de l'ordre et de comprendre.
Xavier Vigna analyse le livre de Virginie Linhart qui est une recherche de l'héritage individuel et collectif de ceux qui affirment que:
Les soixante-huitards nous ont laisse le désert comme héritage, et Nous, enfants nous n'avons rien en commun
ou encore
J'admire ce que mon père a fait, sa rigueur morale et intellectuelle, le fait qu'il se soit arrêté à temps.
Qu'est-ce qui unit ces enfants, au delà de l'expérience première? Faut-il continuer la recherche ou se taire au nom de la tranquillité comme le suggère le père de Virginie Linhart?
Julie Pagis a enquêté sur les fils d'ex-militants, la deuxième génération, fréquentant deux écoles à Paris et à Nantes et se focalisant sur ce qui a été effectivement transmis par l'expérience politique des parents.
Quel a été leur héritage, à travers quels vecteurs?
Comme nous l'avons dit, la perpective comparative est le fond de notre analyse d'aujourd'hui et souvenons-nous que l'Allemagne fédérale a connu le terrorisme des le début des années 70 avec la naissance et l'action du groupe Rote Armee Fraktion (RAF) qui voyait dans la violence politique l'unique moyen par lequel on pouvait renverser l'ordre économique et politique du pays.
On se demande comment se développe aujourd'hui l'analyse historique et la mémoire de ces années et de ces événements, et à travers quels témoins?
Nous retrouvons la génération objet de notre étude: les enfants de...
Katrin Raehse rend compte de l'actualité du débat en cours entre la sortie du film Der Baader-Meinhof-Komplex (2008) et la fin du silence de la part des enfants de victimes en ce qui concerne la demande de grâce par une ex membre de la RAF.
Celle qui fait le plus avancer le débat médiatique est Bettina Rohl, fille de Ulrike Meinhof avec la publication du livre So macht Kommunismus Spass (Le communisme est amusant!) qui montre ce que c'était d'avoir pour mère une femme écrivain devenue terroriste. Biographie/autobiographie d'une fille qui cherche à connaître sa mère (suicide en prison); pour elle femme unique et exceptionnelle, non pas une héroïne mais une martyre.
C'est un récit de vie, et Rohl affirme qu'elle porte en elle un poids énorme dont elle ne parvient pas encore aujourd'hui à se libérer; c'est en même temps une forte accusation contre la gauche, une dénonciation du terrorisme, comme phénomène de la décadence et de la cruauté de l'extrême gauche. La fille de Meinhof n'a pas encore réussi à s'affranchir du fardeau maternel, elle ne parvient pas à se sentir en paix et le passe la tourmente. L'écriture dans ce cas n'a pas pacifie, il n'y a pas eu de réconciliation avec sa propre mémoire et avec l'histoire.
Pour quelles raisons: l'identification est difficile/ le détachement fille-mère? C'est aussi peut-être le poids de devoir se confronter avec l'histoire politique, ayant pour rôle dérangeant d'être la fille d'une terroriste?
Anne Lagny nous parle du contenu du livre.
Nous avons formulé des questions, nous éprouvons la nécessité d'approfondir pour comprendre : connaître devient un besoin et je voudrais conclure avec une exhortation de Tzevan Todorov,
La connaissance est la rencontre entre une conscience individuelle et l'information, c'est la transformation de cette information en quelque chose de personnel, un moyen d'agir, de se rapprocher des autres qui nous entourent... donc ne nous contentons pas de dire qu'il faut conserver le passé, il faut voir quel usage on en fera aujourd'hui.
Pour citer cette ressource :
Maurizia Morini, Introduction à la Journée d'étude "Le memorie dei figli", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mai 2010. Consulté le 25/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/civilisation/xxe-xxie/les-annees-de-la-contestation/introduction-a-la-journee-d-etude-le-memorie-dei-figli-