Faire mémoire de la dernière dictature argentine : étude de cas de la chronique graphique «ESMA» (2019).
Introduction
En Argentine, le 24 mars 1976, un coup d’État militaire marquait le début d’une dictature aujourd’hui connue pour la violente répression systématique organisée par la Junte au pouvoir (1976-1983). Les journaux de l’époque ont relayé l’idée véhiculée par les militaires d’une lutte contre la « subversion » c’est-à-dire contre tout potentiel ennemi du régime. Dans le prologue du rapport « Nunca más » ((Rapport rédigé par la CONADEP (Comisión para la Desaparición de Personas) et publié en 1984.)), l’auteur argentin Ernesto Sábato utilise l’expression de « terrorisme d’État » pour désigner cette violence répressive illégale (arrestations et détentions clandestines, torture, disparitions forcées). En 2017, la décision de la Cour Suprême d’écourter la peine de l'ancien bourreau Luis Muiña (un civil ayant participé à un groupe paramilitaire pendant la dictature et responsable de tortures.) en appliquant une loi abrogée depuis 2001 a fait scandale. Les associations de défense des droits de l’homme et de familles de victimes ont organisé des manifestations pour dénoncer cette décision. Elle a finalement été annulée et le scandale a accéléré le procès de Luis Muiña qui fut condamné à perpétuité. La mobilisation de la société souligne l’implication de celle-ci contre l’oubli.
En effet, la décision de la Cour Suprême montre que quarante ans après la dictature, la justice pour les victimes et la mémoire de ce passé récent peuvent être en danger. Écourter la peine de prison d’un ancien bourreau pourrait signifier un oubli de la gravité de ses actes qui ne sont pas des délits de droit commun (pour lesquels s’appliquait la loi « dos por uno » ((Cette loi abrogée en 2001 visait à réduire la population carcérale : après deux ans de prison préventive et sans condamnation, les jours de détention comptaient double. Elle revient à réduire de moitié la peine.)) quand elle était en vigueur) mais une violation des droits de l’homme. C’est dans ce contexte de mobilisation pour la mémoire et la justice qu’a été publié le roman graphique ESMA (Juan Carrá, Iñaki Echeverría) en 2019. Le titre interpelle car il reprend le sigle de la Escuela de Mecánica de la Armada (École de Mécanique de la Marine). Ce nom renvoie à un camp de concentration situé à Buenos Aires par lequel sont passées entre 4 500 et 5 000 victimes. Les historiens argentins soulignent la triple singularité de ce camp de concentration (il y en a eu un peu plus de 300 dans tout le pays pendant la dictature). Elle s’explique par l’ampleur de l’extermination (sur les 4 500 - 5 000 détenus à l’ESMA, seulement 200 ont survécu), par la localisation du camp situé tout près d’une avenue passante (l’avenue Libertador) et enfin par certains mécanismes propres à ce lieu. Un exemple de ces dynamiques répressives propres à l’ESMA est le « travail esclave » que nous aborderons plus avant. À partir de mars 1976, cette école militaire, qui avait été fondée en 1924, a été utilisée par les militaires comme un centre clandestin de détention, de torture et d’extermination. Le sigle « ESMA » a donc une forte portée symbolique et historique.
Aujourd’hui, ce lieu de mémoire est devenu un musée et représente les 340 camps de concentration de la dictature. Le lien avec ce passé récent est donc d’ores et déjà visible dans le titre. Il apparaît également dans la trame du roman graphique puisqu’un journaliste fictif chargé de couvrir le procès national le plus récent des responsables de la répression sert de fil conducteur à l’histoire. Il mène le lecteur à travers les neuf chapitres qui alternent entre la représentation du procès et celle de la violence répressive de la dictature.
1- Une œuvre hybride
Ce roman graphique prend comme point de départ la Megacausa ESMA III, le troisième ((ESMA I : 2007. ESMA II : 2009-2011.)) et dernier procès national (2012-2017) fait aux responsables du « terrorisme d’État ». Ce procès est historique, tant par le nombre des accusés (55) que par celui des plaignants. D’ailleurs, dans le chapitre 7, lors d’une rencontre avec un ami, le journaliste fictif souligne le caractère historique du procès en le comparant à celui de Nuremberg. La couverture du procès par le personnage du journaliste constitue donc la trame dans le présent. En plus de celle-ci, il existe une trame dans le passé avec la représentation graphique et textuelle de la répression pendant la dictature.
Le caractère hybride d’ESMA réside dans sa structure. En effet, l’œuvre se divise en trois moments. Il y a tout d’abord les chapitres dans le style de la bande dessinée. Ils sont au nombre de neuf et reprennent les codes du genre : les vignettes sont accompagnées de cartouches et parfois de bulles dans les scènes d’interaction. La ligne conductrice de ces chapitres est le personnage du journaliste. Dans un paratexte intitulé « Sobre este libro » les auteurs expliquent leur choix d’insérer un journaliste fictif qui couvre le procès et qui les représente. Il est le fil conducteur qui guide le lecteur dans les chapitres et, comme nous le verrons dans la dernière partie, peut entrer en interaction avec des personnes réelles impliquées dans la lutte pour la vérité, la mémoire et la justice. Puis, à partir du chapitre 2 et jusqu’au dernier, à la fin de chaque chapitre, une double page rompt avec le style du roman graphique. Ces doubles pages n’utilisent pas de vignettes, de cartouches ou de bulles. Au contraire, le texte et les images sont associés comme dans un article de presse. En effet, ces doubles pages reprennent le genre de la chronique graphique. Elles se centrent sur des trajectoires individuelles ou familiales de victimes de la répression. L'insertion de ces pages qui utilisent un style journalistique permet de faire un arrêt sur image sur des cas précis, concrets et documentés qui complètent les chapitres. De plus, cet arrêt sur image implique aussi une disparition momentanée du personnage du journaliste qui n’est pas présent dans ces pages. Celles-ci sont d’une grande originalité car elles créent une structure hybride alternant entre des chapitres de roman graphique et des pages de chronique graphique. Enfin, le dernier moment de l’ouvrage se compose des annexes. Elles aussi complètent les informations transmises par les chapitres et les doubles pages à travers des plans légendés de l’ESMA de l’époque et un glossaire. Ces annexes ont une valeur informative et documentaire qui souligne l’ancrage historique de cet ouvrage. Ce dernier est donc aussi hybride car il se caractérise par la présence d’un seul personnage (le journaliste). Notons que ce personnage est fictif mais vraisemblable ; il incarne les deux auteurs et évolue parmi des personnes réelles dessinées dans l’ouvrage. Cette mise en avant graphique d’individus réels est l'un des deux axes de représentation de la répression. En effet, la violence instaurée par les militaires au pouvoir est montrée à la fois par les techniques employées par les militaires et par des portraits de disparus.
2- Représenter la répression : techniques et victimes
L’exposition graphique de la répression passe par une reconstruction du modus operandi. Il se divise en deux grandes catégories : les arrestations clandestines et les « vols de la mort ». Le chapitre 3 est central pour analyser la représentation de ces deux méthodes répressives.
Ce chapitre est consacré à la disparition des religieuses françaises Léonie Duquet et Alice Domon en décembre 1977. Il recrée visuellement l’arrestation du groupe dont faisaient partie les religieuses. La mise en images de cet acte répressif passe par un contraste entre les victimes et les militaires. C’est particulièrement le cas dans les pages 103 et 104. La dernière vignette de la page 103 est un plan moyen qui montre des silhouettes. À gauche de l’image il y a celles de deux militaires qu’on reconnaît au fusil et au casque, tandis qu’à droite trois silhouettes — les mains sur la tête — représentent les futurs détenus. Les trois vignettes suivantes se centrent sur la figure d’un militaire tantôt représenté en plan taille (du casque à la ceinture) pour la première et troisième vignette, tantôt en plan poitrine (du casque au fusil). Notons que ces trois vignettes adoptent aussi trois points de vue différents : tout d’abord de profil, puis de trois-quarts arrière (on voit son buste mais son visage est tourné de telle sorte qu’on ne voit même pas son profil) et enfin de face. Cette figure de militaire anonyme est donc révélée progressivement. Les deux premières vignettes qui le représentent de profil montre cet individu en mouvement et armé. Au contraire, la dernière image est un portrait qui donne à voir un face à face entre ce représentant de la répression clandestine et ses victimes. Le point de vue de face souligne que le lecteur assiste à la scène de confrontation entre le militaire et ses victimes depuis la perspective de ces dernières. Malgré le point de vue de face de cette image, le visage du militaire n’est qu’à moitié visible. En effet, le haut du visage, du front jusqu’aux yeux, est masqué par le casque. Le caractère anonyme rappelle donc qu’il s’agit d’un type et non pas d’un individu précis.
Ensuite, à la fin de ce même chapitre, trois pages sont consacrées aux vols de la mort.
La première représentation de ce procédé répressif est un très gros plan. Les deux tiers de la vignette sont vides et contrastent avec le côté droit qui se centre sur une seringue pleine et quatre doigts de la main qui la tient. Le très gros plan sur la seringue en fait un instrument de la répression et un symbole des vols de la mort, puisque les témoignages indiquent que les militaires droguaient les victimes avant de les jeter de l’avion. Ainsi, la suite logique de cette vignette est un plan général qui montre un avion dans le ciel. Comme dans la vignette précédente, la majorité de l’image est un fond blanc sur lequel se détache l’avion déjà en vol et la traînée qu’il laisse derrière lui. La vignette qui suit représente aussi l’avion en vol. Nous observons un changement de cadrage : il s’agit d’un plan d’ensemble montrant l’avion de plus près, ce qui explique que son graphisme soit plus détaillé. Si dans la vignette précédente l’avion n’était qu’une forme noire, ici la couleur gris clair contraste avec le noir et permet de distinguer les deux réacteurs ainsi que la trappe ouverte sous l’avion. Le détail de la trappe ouverte revêt toute son importance par rapport à la toute petite silhouette humaine qui est dessinée sous l’avion. La taille de cette silhouette crée un décalage par rapport à celle de l’avion, signe que la machine étatique répressive brisait les individus. De plus, de façon plus pragmatique, cette silhouette représente les victimes lancées à la mer depuis les avions. Ce triptyque thématique se conclue avec une page sans vignette et sur laquelle il n’y a qu’une seule image: celle de l’avion en plan général qui était déjà apparue à la fin de la première page et qui constitue une conclusion graphique au chapitre.
Ainsi, ESMA se caractérise par une mise en images de la répression militaire sous divers aspects : les arrestations clandestines et les vols de la mort. Les vignettes concernées sont principalement des gros plans qui visent à reconstruire des scènes répressives dont il n’existe pas d’images réelles. L’image devient donc un outil pour tenter de combler le vide visuel concernant la répression et reconstruit a posteriori ce phénomène historique en se centrant sur le destin des victimes. De fait, les victimes de la dictature et en particulier les disparus sont au cœur de l’ouvrage. Ils deviennent présents graphiquement à travers les doubles pages en fin de chapitres.
Les portraits n’apparaissent pas sous forme de vignettes mais sont insérés directement à côté du texte avec ou sans encadrement. Il s’agit de gros plans ou de très gros plans qui sont généralement d’un format imposant. Dans la première double page de ce type, le portrait de Rodolfo Walsh occupe ainsi plus de la moitié de la page.
Cet exemple indique qu’en plus du cadrage en gros plan, le portrait se caractérise par le choix d’un point de vue de trois-quarts face qui peut s’expliquer par l’existence de photographies de Rodolfo Walsh le montrant ainsi. Le choix du point de vue distingue les différents portraits dans ces doubles pages. En effet, celui de Walsh dessiné ni de face ni de profil contraste avec celui d’Inés Ollero à la fin du chapitre 6. C’est le portrait le plus saisissant pour sa précision.
Comme celui de Rodolfo Walsh, ce portrait-ci est situé à la fin de la double page et occupe la moitié de la page. Le très gros plan sur le visage adopte un point de vue de face qui permet de voir tout le visage de la victime. Les coups de crayon sont moins nombreux que sur les autres portraits (par exemple sur celui de Walsh) et le dessin des yeux, du nez et de la bouche est davantage détaillé. Cette représentation précise crée une présence graphique de la disparue dans l’ouvrage et le point de vue de face peut évoquer les photographies de disparus brandies lors des manifestations pour la mémoire, la vérité et la justice. En outre, ce portrait donne l’impression qu’Inés Olleros regarde le lecteur ce qui crée un face-à-face entre eux. Ce point de vue met aussi en avant une présence graphique de la victime dont le portrait semble presque prendre vie.
Ces portraits sont donc un axe graphique central dans les doubles pages en fin de chapitre. En dehors de ces pages, dans les chapitres, le recours aux portraits de disparus caractérise particulièrement le chapitre 8. Il reconstruit l’arrestation clandestine d’un groupe incluant les religieuses françaises Alice Domon et Léonie Duquet, le 8 décembre 1977 à l’église de Santa Cruz (Buenos Aires). La moitié de la page 102 est occupée par leur portrait.
Ces portraits s’organisent en petites vignettes rectangulaires verticales collées les unes aux autres sur deux lignes. Ces gros plans sur les visages dessinés de face créent une sorte d’énumération de disparus qui passe autant par le texte (les victimes sont nommées) que par les images. Les coups de crayon marqués donnent l’impression de croquis si souvent présents dans l’ouvrage. Le style du croquis évoque deux types d’illustrations : d’une part, les dessins de presse traditionnels qui transmettent un regard subjectif sur l’actualité, et d’autre part, les dessins réalisés pendant des procès par des dessinateurs présents dans la salle. De plus, cette manière de dessiner crée un effet de spontanéité, comme si le dessinateur avait réalisé les portraits instantanément devant les personnes servant de modèles.
Ainsi, la représentation graphique de la répression est double puisqu’elle dévoile des méthodes répressives (arrestations clandestines, vols de la mort) et présente des disparus. Ces images permettent de recréer le modus operandi répressif des militaires et donnent une présence visuelle et centrale aux victimes que la dictature a justement essayé de rendre invisibles. Rendre visibles ces victimes n’ayant pas survécu à la dictature, c’est faire mémoire d’ d’elles. Or, cette mémoire passe aussi par le choix de donner la parole aux survivants.
3- Donner la parole aux victimes
Dans ESMA, les auteurs donnent la parole aux victimes dans deux contextes différents à travers des citations. Le premier contexte est celui des doubles pages en fin de chapitres dans lesquelles les citations servent de sources aux auteurs. Elles se divisent en deux catégories en fonction de leur situation d’énonciation : les citations d’époque qui s’inscrivent dans le contexte de la dictature ; et celles issues d’un procès (ESMA II ou ESMA III) dans le cadre duquel ont pu s’exprimer des survivants et la procureure Mercedes Soiza Reilly.
La première citation de l’époque de la dictature dans l’œuvre apparaît dans la première double page consacrée à Rodolfo Walsh. Les auteurs reproduisent les phrases avec lesquelles cet auteur argentin avait l’habitude de conclure ses textes engagés. Cette citation est doublement importante : d’une part, elle souligne le climat de terreur instauré par la Junte militaire ; et d’autre part, elle montre l’engagement de Walsh dans ce contexte. De plus, elle rend la victime textuellement présente et lutte contre le projet des militaires de l’époque de faire taire cet intellectuel. En citant Walsh, qui a été assassiné par les militaires qui l’ont ensuite fait disparaître, les auteurs deviennent des passeurs de sa voix.
Puis, pour ce qui est des citations de survivants dans le cadre d’un procès, il faut souligner qu’il s’agit de témoignages éclairant la trajectoire d’une victime disparue. Prenons l’exemple de la double page à la fin de l’avant-chapitre, sur le couple Reinhold Siver. La citation relate le contexte précédant l’accouchement de Beatriz Siver à l’ESMA. Il s’agit d’un moment clé puisque cette double page se centre sur la pratique du vol d’enfants à travers l’exemple du de ce couple séquestré à l’ESMA alors que Beatriz Siver était enceinte. Le témoignage de la survivante Sara Solarz de Osatinsky met en lumière ce moment :
La sobreviviente Sara Solarz de Osatinsky declaró en junio de 2007 que conoció a Susana [ Beatriz Siver de Reinhold ] en la ESMA y que « un domingo del mes de enero de 1978, Siver de Reinhold comenzó a sufrir dolores de parto y, dado que el doctor (Jorge Luis) Magnasco se encontraba de vacaciones y era quien habitualmente atendía los partos dentro de la ESMA, (Raúl Enrique) Scheller fue a buscar al jefe del Servicio de Ginecología del Hospital Naval de Buenos Aires, quien diagnosticó que debía practicársele una cesárea en un hospital »
La citation permet aux auteurs de restituer la reconstruction de trajectoires de disparus sans médiation. En effet, ils préfèrent la citation à la reformulation. Il s’agit donc d’un témoignage de survivants qui permet d’éclairer le cas de victimes assassinées dont la fin de vie reste une zone d’ombre de la dictature.
Ensuite, le second contexte d’apparition de citations de survivants est celui des chapitres dans lesquels le journaliste fictif rencontre deux survivantes, ce qui donne lieu à deux scènes d’entretiens. Nous choisissons de nous centrer sur le témoignage de Miriam Lewin, survivante de l’ESMA, dans le chapitre 6. Son témoignage porte sur la répression, et plus précisément sur le « travail esclave » ((Cette expression a été utilisée par un certain nombre de survivants de l’ESMA. Les militaires choisissaient certains détenus pour un « plan de récupération » qui consistait à les faire travailler pour les pousser à l’abandon de leurs idées jugées « subversives » par la Junte. Ce travail forcé allait des tâches manuelles aux comptes-rendus d’articles, en passant par la falsification de papiers d’identité.)) organisé par les militaires à l’ESMA. De plus, le lieu de la rencontre est important puisqu’il s’agit d’une manifestation dans les rues de Buenos Aires pour la commémoration des quarante ans du coup d’État militaire. C’est donc dans un espace public et caractérisé par la présence d’une foule militante qu’est mise en scène la rencontre du journaliste avec Miriam Lewin et le témoignage de celle-ci. De plus, une autre originalité est le recours à des citations entre guillemets pour recréer des paroles prononcées par ou adressées à Miriam Lewin pendant sa détention clandestine à l’ESMA. Outre les bulles et la première personne du singulier qui mettent en avant la voix de la survivante, certaines phrases introduisent des citations. Elles reproduisent des paroles d’époque et permettent au lecteur d’imaginer ces scènes de dialogue entre victime et oppresseur ou entre deux victimes à l’ESMA. La première apparition de ce procédé a lieu dans la première bulle de la page 78 : « Scheller me dio a entender: “Nena pórtate bien porque no es que tenés la supervivencia ganada” ». Ces paroles rapportées entre guillemets reproduisent les paroles du capitaine qui était chargé de surveiller Miriam Lewin. Cette phrase donne vie au témoignage avec une mise en abyme du discours : dans les paroles rapportées de Miriam Lewin il y a une reproduction de discours prononcés à l’ESMA pendant la dictature. Cet exemple est le seul qui reproduise les paroles d’un militaire, le reste des paroles rapportées s’inscrivent dans le cadre de discussions entre victimes. La mise en texte de ce genre de paroles renvoie tout d’abord à des phrases prononcées de façon généralisée entre détenus. La première apparaît dans la dernière bulle de la page 78 : « los compañeros te decían: “cuídate de esa o de ese” ». Les guillemets insèrent une phrase qui est représentative d’attitudes généralisées de méfiance entre détenus. L’autre cas de paroles rapportées renvoyant à une phrase souvent prononcée entre détenus fait référence aux situations de « traslado » ((Derrière l’idée de « transfert » énoncée par les militaires se cachait en réalité la pratique des « vols de la mort » c’est-à-dire l’élimination presque systématique des victimes.)). Ainsi, dans la dernière bulle de la page 80 on peut lire : « vos decías: ¿qué pasó con toda la gente que estaba acá? Y te respondían: “la trasladaron” ». L’usage de ces guillemets reproduit une phrase typique entre détenus mais souligne aussi que l’expression « trasladar » était un euphémisme pour désigner l’assassinat des victimes. La présentation de la répression que Miriam Lewin a vécue passe ensuite par une description détaillée de ses conditions de détention. Elles sont en effet singulières par rapport aux autres cas de détention évoqués dans la bande-dessinée car Miriam Lewin a été intégrée à un groupe appelé le « staff » par les militaires. La description du lieu où Miriam Lewin travaillait comme membre du « staff » frappe par sa précision et occupe trois bulles à la fin de la page 79 : « estaba todo armado como si fuera una oficina, con un centro de reuniones que casi nunca se usaba. Había una biblioteca con libros robados, las salas donde estaban los que escribían las monografías… », « …otras donde estaban las máquinas de escribir, el archivo, oficina de prensa, una cablera, una fotocopiadora… », « más o menos trabajábamos unos 20. El oficial Juan Carlos Rolón era el que nos controlaba ». Ces trois bulles soulignent que la mise en texte de ce récit se centre sur les informations concrètes et descriptives permises par l’expérience de Miriam Lewin. Son témoignage devient donc une source directe qui met en lumière l’organisation d’un des espaces du camp de concentration. De plus, la précision qui caractérise la description des lieux s’applique ensuite à la routine qu’elle a vécue en tant que membre du « staff » : « la rutina era como la de cualquier oficina. Llegabas, tomábamos mate, prendíamos la tele, leíamos los diarios ». Cette routine de travail décrite par la figure de Miriam Lewin montre l’apparence de normalité donnée au groupe du « staff » par les militaires. Le texte met en avant un type d’enfermement répressif singulier et distinct de la détention clandestine présentée dans le reste de la bande dessinée. Ainsi, le témoignage de Miriam Lewin rend visible une facette moins connue de l’ESMA et qui a posteriori a fait polémique dans la société argentine. Dans un entretien que nous avons eu avec les auteurs, Juan Carrá insistait en effet sur la nécessité d’un témoignage direct, c’est-à-dire d’une survivante, pour évoquer le travail forcé car certains Argentins le considère comme une forme de collaboration avec les militaires. Ici, à travers la voix de Miriam Lewin, les auteurs réhabilitent ces travailleurs du « staff », parfois considérés non pas comme des victimes mais comme des collaborateurs des militaires par la société argentine.
Ainsi, ESMA donne la parole aux victimes : tant à celles qui ont disparu, à travers des citations d’époque, qu’à celles qui ont survécu, à travers des citations dans le présent et des scènes d’entretien avec le journaliste fictif. Tous ces témoignages ont une valeur documentaire qui place le témoin au centre de l’ouvrage.
Conclusion
Pour conclure, soulignons le caractère et le rôle mémoriel d’ESMA. Sa structure hybride montre l’aspect collectif et individuel de la mémoire du passé de la dictature. Le fil conducteur des neuf chapitres, c’est-à-dire la trame du journaliste fictif qui couvre le procès, met en avant la mémoire du groupe qui sont la partie civile du procès (disparus, survivants et familles de victimes). La mémoire de la dernière dictature unit ce groupe autour du traumatisme provoqué par le terrorisme d’État. Cette mémoire collective se compose de mémoires individuelles qui sont au cœur des doubles pages à la fin de chaque chapitre. Comme nous l’avons montré dans la troisième partie de l’article, ces pages mettent en lumière les expériences concrètes d’individus précis. Juan Carrá et Iñaki Echeverría tissent donc un ensemble de mémoires personnelles qui sont des fragments composant la mémoire collective des victimes. L'œuvre, non seulement, transmet cette mémoire mais elle représente aussi l’époque de la dernière dictature militaire à travers une reconstitution de la répression. Cette reconstitution est tout d’abord graphique à travers les scènes de violence militaire : les arrestations clandestines et les vols de la mort. Elle est ensuite textuelle. Comme nous l’avons rappelé, les deux auteurs du roman graphique donnent la parole aux survivants. Ces témoignages renvoient à la double dimension de la mémoire : collective et individuelle. En effet, ils pointent des caractéristiques systématiques de la répression clandestine tout en se centrant sur leur propre expérience. Ainsi, la représentation graphique et textuelle du procès et du passé de la dictature constitue-t-elle la valeur mémorielle d’ESMA qui met en avant des témoignages individuels au service de la mémoire collective des victimes.
Notes
Bibliographie
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Pour aller plus loin
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Pour citer cette ressource :
Aurélia Gafsi, Faire mémoire de la dernière dictature argentine : étude de cas de la chronique graphique ESMA (2019)., La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), avril 2022. Consulté le 21/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/arts/arts-visuels/bande-dessinee/faire-memoire-de-la-derniere-dictature-argentine-etude-de-cas-de-la-chronique-graphique-esma-2019