Quelques remarques sur «A colpi di cuore» d’Anna Bravo, à la lumière des romans de Sibilla Aleramo, Goliarda Sapienza et Dacia Maraini
Ce texte est issu du séminaire international "Féminismes et transmission générationnelle : une approche comparée France-Italie", organisé à l'ENS de Lyon le 15 mai 2009.
Introduction
Dans son introduction à A colpi di cuore, Storie del sessantotto((Anna Bravo, A colpi di cuore. Storie del Sessantotto, Laterza, Bari 2008)), Anna Bravo définit son livre non pas comme «una storia della stagione dei movimenti» mais comme «un cammino intorno a alcune questioni che [...] sono state importanti e che [...] sembrano tali anche oggi»((Ibid., p. 8)). De la même façon, je ne proposerai pas ici un compte-rendu détaillé du livre d'Anna Bravo mais plutôt une réflexion sur quelques points particuliers qu'elle y aborde, en lien avec mes recherches sur le féminisme en littérature, basées sur l'étude d'autobiographies et de fictions autobiographiques italiennes du XXe siècle. J'aborderai trois points qui m'ont parus être des ponts intéressants entre nos deux domaines d'étude et qui mettent en évidence le lien entre féminisme politique et littérature féministe : la question de la transmission intergénérationnelle, celle du «partire da sé», et enfin celle du statut du fœtus et du débat sur l'avortement.
La transmission intergénérationnelle
La question de la transmission intergénérationnelle est doublement centrale lorsqu'on traite des «années 68» : on peut en effet s'interroger sur l'héritage que reçoivent les mouvements étudiants et les mouvements des femmes, mais aussi sur ce qu'ils ont laissé à leur tour en héritage. Dans son livre, Anna Bravo traite longuement des origines de ces deux mouvements, de leur «radici». En ce qui concerne celui des femmes, elle rappelle le lien de filiation entre le féminisme des années 60-70 et les mouvements de femmes précédents :
Sebbene il femminismo sia spesso considerato una filiazione del sessantotto, c'è un filo che dai gruppi radicali dei primi anni sessanta risale alle lotte delle donne europee nella guerra e nella resistenza, all'emancipazionismo tardo ottocentesco e primo novecentesco, al femminismo fine '700. L'espressione second wave o neofemminismo vuole rivendicare proprio questa «prima ondata».((Ibid., p. 11))
En effet, en Italie, après une période d'oubli assez longue, certaines grandes figures du féminisme historique vont être redécouvertes par le néoféminisme. C'est notamment le cas de Sibilla Aleramo (1876-1960), romancière et journaliste, dont le premier roman Una donna((Sibilla Aleramo, Una donna, Feltrinelli, Milano 2007)), rédigé en 1902-1903 et publié pour la première fois en 1906, est considéré comme le premier roman féministe italien. Ce texte du tout début du XXe siècle va connaître un grand succès dans les années 70, notamment dans les milieux féministes. Il est republié en 1973, ce qui relance la polémique qui avait déjà eu lieu à la sortie du livre : est-il légitime ou non d'abandonner son enfant si c'est la seule condition pour s'éloigner d'un mari violent et d'une vie de soumission ? De 1902 à 1973, la question reste d'actualité et les positions des féministes à ce sujet ne sont toujours pas unanimes. La redécouverte du livre et de son auteure aura en tout cas permis une découverte massive de l'existence d'un féminisme antérieur.
Au sujet de la transmission de cette mémoire des féminismes antérieurs, Anna Bravo souligne que le féminisme a eu du mal à transmettre son patrimoine d'une génération à l'autre par manque de relais au niveau académique. Elle rappelle que dans les années 60-70 l'histoire du féminisme n'avait par exemple pas sa place dans les programmes scolaires. On pensera également au temps qu'il a fallu à l'histoire des femmes pour se voir reconnaître une légitimité en tant qu'objet d'étude historique. Cet héritage a dû alors trouver d'autres vecteurs de transmission, que Bravo appelle des «vie laterali a quelle della memoria storica»((Anna Bravo, op. cit., p. 62)). Il ne fait aucun doute que la littérature est l'un de ces vecteurs, du moins si l'on en croit l'exemple du roman de Sibilla Aleramo, qui a rappelé à de nombreuses femmes de la seconde moitié du XXe siècle que d'autres avaient déjà ouvert la voie presque un siècle auparavant, et que certaines questions n'étaient toujours pas résolues.
"Partire da sé"
Le second point de convergence dont je souhaite traiter est la logique du «partire da sé», à laquelle l'auteure consacre un petit chapitre dans la 4e partie de son livre((Ibid., pp. 73-75)). Ce principe, qu'elle estime être «la scoperta più affascinante e effimera»((Ibid., p. 21)) des années 68, correspond selon elle à «la rivendicazione del valore di ogni esperienza come spinta alla trasformazione»((Ibid., p. 22)). Ce nouveau mouvement réflexif se pose en rupture avec la politique de l'époque, qui tend au contraire au bien commun au détriment de la dimension individuelle. Dans cette logique du «partire da sé», il ne s'agit pas pour autant de s'en tenir à son expérience personnelle, au contraire, puisque celle-ci constitue une étape vers une réflexion plus globale mais à partir d'un point de vue intime et critique. Grâce à ce principe nouveau de connaissance de soi et du monde, le regard est tourné «contemporaneamente al vicino e al lontanissimo, sia nello spazio sia nel tempo»((Ibid., p. 75)).
Dans les romans féministes autobiographiques ou dans les fictions autobiographiques de Sibilla Aleramo, Goliarda Sapienza et Dacia Maraini, il est évident que ce «partire da sé» est à l'œuvre : en partant de leur propre expérience de femme, les narratrices parviennent à une réflexion générale sur l'être-femme dans la société occidentale. Le cas particulier peut-être généralisable, ou du moins servir d'exemple de la condition générale des femmes. C'est ce que prétend Aleramo au début du XXe siècle dans Una donna lorsque, à travers le récit de son histoire personnelle, elle entend écrire «un libro [...] che mostrasse al mondo intero l'anima femminile moderna»((Sibilla Aleramo, Una donna, Feltrinelli, Milano 2007, p. 92)) : l'histoire d'une femme (comme l'annonce le titre) deviendrait alors celle de la femme, des femmes. Dans toute cette littérature féministe, on retrouve bien ce mouvement simultanément inductif et déductif, du soi particulier au général et du général à soi ; et c'est souvent dans ce double regard que naît la prise de conscience féministe des protagonistes.
Le statut du fœtus et le débat autour de l'avortement
Le chapitre 7 de A colpi di cuore, intitulé «Dolore», est en partie consacré à un rappel historique du long parcours vers la dépénalisation de l'avortement, en France et en Italie. Mais le point particulier sur lequel je voudrais revenir est celui du statut du fœtus et de la conception de la maternité qui en découle. En effet, il est évident que la position des uns et des autres quant à l'avortement est intimement liée à la définition que chacun propose du fœtus, de son existence, de ses droits ou de ses non-droits - il est à noter par ailleurs qu'en ce qui concerne l'histoire du statut du fœtus, la lecture de l'article «Il cittadino non nato e il corpo della madre» de Nadia Maria Filippini((Nadia Maria Filippini, «Il cittadino non nato e il corpo della madre», in Marina D'Amelia (a cura di), Storia della maternità, Laterza, Roma 1997)) est particulièrement éclairante.
Bravo note de son côté que «su questo punto il femminismo rimane quasi del tutto silenzioso»((Anna Bravo, op. cit., p. 210)). Néanmoins, à travers les différentes campagnes menées pour la dépénalisation de l'avortement, l'auteure relève un certain nombre de définitions en creux (ou du moins de représentations du fœtus).
1. Le fœtus ne serait pas un être vivant, dans la mesure où il vit de sa mère et où il dépend d'elle. Mais Bravo souligne immédiatement la limite d'une telle réflexion : «quello su cui si sorvola è che esiste come qualcosa (qualcuno) d'altro, diversamente l'organismo materno non dovrebbe rimodulare il proprio sistema immunitario per neutralizzare gli anticorpi che lo espellerebbero come entità estranea»((Ibid., p. 211)). On comprend néanmoins la nécessité pour les féministes de refuser le terme de «vie fœtale» : en acceptant que le fœtus ait une existence propre, l'avortement reviendrait à un homicide (ce que martèlent les groupes antidépénalisation). D'autre part, si l'on considère le fœtus comme une sorte de prolongement du corps maternel dont celui-ci dépend, il est alors logique de considérer que c'est aux femmes de décider de continuer ou pas leur grossesse, de façon autonome. La théorie du fœtus comme simple prolongement de l'organisme maternel et donc sans existence propre, si elle est discutable scientifiquement, a un intérêt politique évident.
2. Mais de façon paradoxale, une autre vision du fœtus coexiste dans une partie du discours féministe pro-dépénalisation : celui du fœtus comme corps étranger ou ennemi. Cette conception du fœtus est présent dans tous les esprits grâce à la science-fiction nous rappelle Anna Bravo, grâce à des livres tels que comme Rosemary's baby ou avec la série des films Alien((Ibid., p. 211)). Si le fœtus est un étranger, alors il revient à la mère de décider ou non de l'accueillir et de le nourrir. C'est la théorie développée par Judith Jarvis Thomson en 1971 dans A Defence of Abortion((Judith Jarvis Thomson, «A Defence of Abortion», in Philosophy and Public Affairs, vol. 1, 1, 1971, cité par in Anna Bravo, op. cit., p. 214)), que Bravo résume ainsi :
Assimilando il corpo femminile a una casa, è come se un intruso entrasse esigendo di ottenere cibo e riparo malgrado la sua presenza crei disagio. In questo caso, scrive Thomson, l'ospitalità non è un obbligo morale, è un opzione che si è liberi o no di scegliere, persino quando un rifiuto porta alla morte dell'altro.((Anna Bravo, op. cit., p. 214))
Si cette thèse de l'intrus a rencontré beaucoup de critiques, elle reste néanmoins très présente dans la littérature féministe, en particulier dans les œuvres de Goliarda Sapienza et de Dacia Maraini. Cette conception du fœtus comme un corps étranger, voire un parasite qui s'empare des forces vitales de sa mère, apparaît par exemple dans L'Arte della goia de Goliarda Sapienza où l'accouchement de la protagoniste est décrit comme une lutte à mort entre mère et enfant, entre deux ennemis :
Quando il momento si annunciò con un colpo rovente che dallo stomaco spingeva verso il basso, lacerando i fianchi, i reni, l'intestino, capì che doveva svegliarsi da quell'imbambolimento e lottare. Non era soltanto una fatica, come avevo pensato. Era una lotta a morte che si scatenava dentro come se il corpo, prima integro, si fosse diviso in due, e una parte lottasse per mangiarsi l'altra. [...] Il suo corpo lottava con l'altro corpo che, come un masso di ferro, batteva al muro della pancia per uscire. Era lì il nemico, in quel masso che batteva per uscire dalla prigione, e vivere a colpo di lacerare, distruggere il suo corpo che, anche se preparato, non ce la faceva a espellere quel nemico per non soccombere.((Goliarda Sapienza, L'arte della gioia, Stampa Alternativa, Viterbo 2003, pp. 152-153))
Sì, doveva spingerlo a uscire quell'estraneo già forte di una sua volontà di vita autonoma. Lo sentiva che era deciso a vivere a costo di uccidere.((Ibid., p. 153))
De la même façon, dans les textes de l'écrivaine Dacia Maraini, ce même vocabulaire de l'altérité et de l'opposition est présent. Anna Bravo elle-même cite un extrait de Un clandestino a bordo: le donne, la maternità negata, il corpo sognato dans le chapitre «Chi prende posizione» :
Chi è questo intruso che vuole accampare diritti sul mio ventre Chi è questo prepotente che prentede di vivere a spese delle mie energie, del mio sangue, del mio ossigeno?((Dacia Maraini, Un clandestino a bordo: le donne, la maternità negata, il corpo sognato, Rizzoli, Milano 1996, pp. 14-15))
Là encore, le vocabulaire est identique avec « intrus », avec la même idée que le fœtus est individu importun qu'on serait en droit de mettre à la porte.
3. Autre conception notable, mais du point de vue de l'avortement réel maintenant et non plus fictif : Bravo note un phénomène important de négation de toute douleur psychologique post-avortement dans les témoignages de femmes ayant avorté que recueille Elvira Banotti dans son livre Maternità e aborto((Elvira Banotti, La sfida femminile. Maternità e aborto, De Donato, Bari 1971)), publié en 1971. Bravo conclut que
per molte il feto è «niente», «quella cosa insignificante», «una cosa morta a priori dato che per me non esiste», l'aborto è come farsi togliere le tonsille, le adenoidi, l'appendicite, il cancro.((Anna Bravo, op. cit., pp. 208-209))
Cette absence de douleur psychologique de l'avortement - ou peut-être son refoulement - est un thème qui apparaît à plusieurs reprises dans L'Arte della gioia de Goliarda Sapienza. Ainsi, lorsque la protagoniste Modesta découvre la grossesse de son employée de maison, Inès, enceinte de son propre mari handicapé mental, Modesta lui demande de choisir rapidement entre un avortement et un accouchement loin de la demeure princière. A la peur d'Inès, Modesta oppose son mépris envers ce qu'elle considère être des stupidités de «bonnes femmes» :
- [...] Ho paura, tanta paura! Ho sentito in convento cose orribili sia sul parto che sull'aborto, principessa, e non so decidermi.
- Chiacchiere di femmine Inès, sii ragionevole, i tempi sono cambiati. Con un buon medico e una buona anestesia l'aborto non è niente.((Goliarda Sapienza, op. cit., p. 234))
Comme dans certains des témoignages relevés par Elvira Banotti, l'avortement n'est «rien» selon Modesta, depuis que «les temps ont changé», c'est-à-dire depuis que la médecine a fait des progrès. La seule douleur de l'avortement serait donc physique, et en aucun moment psychologique. Mais le personnage de Modesta ne fait finalement que reprendre le discours que lui avait tenu sa belle-mère qui, croyant sa belle-fille enceinte de son fils handicapé (alors qu'en réalité, la grossesse de Modesta résultait d'une relation adultérine avec un autre homme), lui avait dit alors :
- Com'è che sei ingrassata tanto, Mody? Non è che mi fai qualche scherzo? Te l'ho detto che figli da quella «cosa» non ne voglio! Avvertimi se fosse, che nei primi mesi, con un buon medico, una sciocchezza è disfarsene.((Ibid., pp. 148-149))
L'avortement, cette «bagatelle», ne semble pas admettre la souffrance dès lors que le risque physique est évité, sous peine d'être taxée de moralisme ou stupidité féminine.
4. Au-delà de la simple revendication d'une absence de douleur post-avortement, l'avortement peut même se présenter comme un acte politique et un vecteur de libération. Bravo cite un extrait de Maternità e aborto dans lequel Elvira Banotti décrit l'avortement comme une «preziosa sensazione di libertà» et une «riconquistata padronanza di sé»((Elvira Banotti, op. cit., p. 28, cité par Anna Bravo, op. cit., p. 209)). Fantasmée ou réelle - c'est la question que se suggère Anna Bravo - la libération par l'avortement est en tout cas au cœur du roman de Dacia Maraini Donna in guerra((Dacia Maraini, Donna in guerra, BUR, Milano 2004)) : l'héroïne Vannina, malgré l'insistance de son mari, ne souhaite pas être enceinte. Celui-ci la viole pendant son sommeil, convaincu que la maternité remettrait sa femme dans le droit chemin de ce qu'il appelle la «nature» (c'est-à-dire la douceur et la soumission comme il l'explique lui-même). De ce viol résultent une grossesse et le début d'un conflit entre mari et épouse. A la toute fin du récit, l'héroïne choisit d'avorter et de commencer une nouvelle vie loin de son mari, comme si l'avortement lui avait ouvert la voie de la libération, la décision d'interrompre sa grossesse l'ayant fait passer de sa passivité habituelle à une reprise en main de son destin.
Conclusion
Ce parcours à l'intérieur de A colpi di cuore d'Anna Bravo à la lumière de textes narratifs féminins du XXe siècle montre bien la présence d'un substrat conceptuel commun au féminisme politique militant et à la littérature féministe. Il est évident que ces romans sont marqués par le climat idéologique féministe contemporain dont ils se font le reflet. Mais il serait sans doute intéressant de se demander dans quelle mesure cette littérature n'influence pas aussi la pratique politique des militantes (par exemple par la redécouverte de textes féministes antérieurs comme nous l'avons vu avec Una donna).
Bibliographie
- Aleramo Sibilla, Una donna, Feltrinelli, Milano 2007 (première édition en 1906). Traduction française : Une femme, par Pierre-Paul Plan, révisée et amendée par James-Aloïs Parkheimer, Editions du Rocher, Monaco 2002
- Banotti Elvira Banotti, La sfida femminile. Maternità e aborto, De Donato, Bari 1971
- Bravo Anna, A colpi di cuore. Storie del Sessantotto, Bari, Laterza, 2008
- Maraini Dacia, Un clandestino a bordo : le donne, la maternità negata, il corpo sognato, Rizzoli, Milano 1996
- Maraini Dacia , Donna in guerra, BUR, Milano 2004 (première édition en 1975)
- Sapienza Goliarda, L'arte della gioia, Stampa Alternativa, Viterbo 2003 (première édition en1998). Traduction française : L'Art de la joie, par Nathalie Castagné, Viviane Hamy, Paris 2003
- Thomson Judith Jarvis, «A Defence of Abortion», in Philosophy and Public Affairs, vol. 1, 1, 1971.
Notes
Pour citer cette ressource :
Alison Carton-Kozak, Quelques remarques sur A colpi di cuore d’Anna Bravo, à la lumière des romans de Sibilla Aleramo, Goliarda Sapienza et Dacia Maraini, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), juin 2009. Consulté le 12/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/civilisation/xxe-xxie/le-mouvement-des-femmes/quelques-remarques-sur-a-colpi-di-cuore-d-anna-bravo-a-la-lumiere-des-romans-de-sibilla-aleramo-goliarda-sapienza-et-dacia-maraini