Histoire et mémoire dans la littérature latino-américaine contemporaine
Conférence
« Histoire et mémoire dans la littérature latino américaine contemporaine »
Amphi-Opéra de Lyon, 13 novembre 2013
Le mercredi 13 novembre 2013, l’Amphi-Opéra de Lyon a accueilli dans le cadre du festival Belles Latinas une conférence sur le thème de l’histoire et de la mémoire dans la littérature contemporaine d’Amérique latine. Dans un premier temps, Marián Durán, professeur de Littérature latino-américaine à l’Université Lumière Lyon 2, a introduit le sujet en retraçant rapidement l’histoire de cette littérature, et en présentant les enjeux de la génération de nouveaux auteurs dont font partie les trois écrivains invités à cette rencontre. Iván Thays, auteur péruvien introduit par Françoise Dubuis, est venu parler de son roman Un lieu appelé Oreille-de-Chien. Edney Silvestre, journaliste et romancier brésilien, présenté par Maria de Conceição Coelho, maître de conférence à l’Université Lyon 2, qui est venu présenter son roman Si je ferme les yeux, et l’ethnologue et écrivain français Jean-Yves Loude, auteur du roman Pépites brésiliennes.
Littérature et mémoire
Marián Durán a ouvert le colloque en proposant d’expliquer les thèmes et les enjeux de la littérature de la dernière génération d’auteurs d’Amérique Latine. Cette génération se distingue de la précédente, correspondant au célèbre boom latino-américain des années 1960-1970 qui a eu l’effet d’enfermer la représentation de l’Amérique latine dans un exotisme destiné aux Occidentaux axé sur le réalisme magique, même si ce mouvement littéraire d’une très grande ampleur a joué un rôle majeur et indéniable dans la construction de la représentation et de la reconnaissance de l’Amérique Latine dans les autres continents.
La génération qui nous intéresse, contrairement à celle du boom, n’est pas témoin direct du contexte de la violence politique; regroupant des auteurs nés à partir des années 1970, elle est surtout marquée par le désenchantement face à l’échec des utopies politiques. Le souvenir ou l’écho des horreurs des dictatures, à la fois lointain et toujours présent, le sentiment d’une dette contractée auprès des victimes, massacrées ou disparues, l’idée d’un devoir de raconter, font de la littérature de cette génération forcément une littérature de la mémoire. Le rapport à l’histoire de ces auteurs est un rapport distancié, puisqu’il s’agit d’une histoire vécue au second degré, à travers des témoignages qui ne sont pas les leurs. L’enjeu est alors de pouvoir concilier par une « métaphorisation systématique », pour reprendre les termes de Mme Durán, des témoignages réels, l’évocation de faits historiques réels avec l’expérience individuelle. Le rapport indirect de ces auteurs à la mémoire permet une approche plus distante, ironique ou humoristique.
Cette littérature de la mémoire se définit par son hétérogénéité. Les formes narratives n’obéissent plus aux principes du réalisme magique ; elles sont en constante expérimentation, et on peut compter parmi elles des formes « hybrides », entre le roman et la chronique, le journal, des montages et collages, etc. Il y a aussi une grande diversité de thèmes et de points de vue, résultant d’une approche plus critique. On considère le bourreau et la victime, le militant et le désabusé, on dévoile et démythifie, et on aboutit à un nouveau type de héros qui n’est plus politique mais éthique, moral, parce que capable de voir, de surplomber puis de dépasser l’histoire.
La mémoire présente dans la littérature de la nouvelle génération d’auteurs latino-américains est une mémoire plurielle dans les thèmes qu’elle aborde, dans sa focalisation et dans sa narration.
Edney Silvestre
Maria de Conceição Coelho a ensuite introduit le premier auteur invité : Edney Silvestre, né en 1950 dans l’État de Rio de Janeiro, est aujourd’hui connu au Brésil en tant journaliste, présentateur de l’émission télévisée Globo News Literatura, et écrivain. Il commence sa carrière de romancier en 2009 avec Se eu fechar os olhos agora, qui lui a valu le Prix Jabuti du meilleur roman en 2010, et dont la traduction française a été publiée cette année (Si je ferme les yeux, 2013). Roman noir au premier abord, l’ouvrage accorde une place centrale au Brésil des années 1940, vu notamment à travers la vie de la femme assassinée que les deux enfants, protagonistes du roman, retrouvent dans les années 1960. Conceição Coelho a ensuite animé l’entretien en commençant par demander à Edney Silvestre de parler de son rapport aux faits historiques et à leur exactitude, en tant que journaliste écrivant sa première fiction.
Edney Silvestre a déploré la méconnaissance de l’histoire brésilienne, notamment de la dictature de l’État Nouveau — Estado Novo — des années 1940 qu’il a mise en scène dans son roman. Il a affirmé que beaucoup de brésiliens étaient eux-mêmes assez ignorants sur de tels sujets, et l’écrivain a reconnu la part de responsabilité qu’a eue l’éducation brésilienne quant à ce problème. Il a ensuite exprimé la surprise qu’il a ressenti lors du succès de son premier livre, et en constatant la réception chaleureuse de ce dernier à cause du sujet exploré dans le cadre du genre policier. Il a ajouté de manière anecdotique que son éditeur allemand avait fait le choix de publier son livre parce qu’il avait entrevu et compris pour la première fois les enjeux d’une histoire brésilienne complexe, souvent ignorée derrière le masque jovial de « carnaval, foot et musique », selon les mots de M. Silvestre. Le romancier a ensuite parlé de ses personnages ; pour créer le vieil Ubiratan, porte-parole d’une grande partie du témoignage historique, l’auteur est parti de la figure bien réelle de José de Sousa Saramago, écrivain portugais fermement communiste et libertaire, que Silvestre a affirmé admirer pour la ténacité et l’authentique idéalisme de ses convictions politiques, qui servirent malheureusement de tremplin et de prétexte à des régimes autoritaires comme celui de Vargas au Brésil, ou parallèlement, de Mussolini en Europe. La femme retrouvée assassinée, qui apparaît au début du livre comme une prostituée repoussante mais qui obtient sa rédemption à mesure que son histoire lui est restituée, n’est pas inspirée d’un personnage réel mais fait écho à la condition féminine au Brésil. La victime en question évoque également les discriminations et les violences subies par les métisses et les noirs, s’ajoutant à celles contre les femmes.
Iván Thays
Françoise Dubuis a ensuite pris la parole pour présenter Iván Thays, écrivain péruvien né à Lima en 1968. Il s’est fait remarquer dès son premier roman, Las fotografías de Frances Farmer (1992) et est compté parmi les trente-neuf auteurs les plus prometteurs d’Amérique Latine, nommés lors du projet Bogotá39 en 2007. Il est également Professeur à l’Université Pontificale Catholique du Pérou, et exerce en parallèle une carrière journalistique, ayant été pendant plusieurs années présentateur de l’émission télévisée littéraire Vano Oficio sur TV Perú, et animant aujourd’hui le blog Moleskine Literario sur l’actualité littéraire, en collaboration avec le journal espagnol El País. Thays est venu parler de son roman Un lugar llamado Oreja de Perro (2009), le premier traduit en français (Un lieu nommé Oreille-de-Chien, 2011). Il relate le voyage d’un journaliste envoyé, après la mort de son fils et le départ de sa femme, dans le village andin d’Oreille-de-Chien, dont la population a subi, impuissante, pendant les années 1980, les conséquences du conflit entre le mouvement terroriste du Sentier Lumineux et des ripostes armées du gouvernement.
Le roman présente une double temporalité, entre la progression intérieure d’une part d’un protagoniste qui tente d’accepter la mort de son fils et le départ de sa femme, et, d’autre part, de la nécessité de se souvenir et de faire face au traumatisme des violences subies dans le village, et par extension de la population péruvienne. On peut y retrouver la volonté de lier l’expérience personnelle avec la mémoire collective en rapport avec un passé chargé de violences effroyables. Thays a justement exprimé son opinion sur les conflits politiques qui ont ravagé la population : devant les crimes commis, face à de tels excès, il n’est plus possible de parler de conflits idéologiques, mais bien de sadismes, monstrueux et absurdes.
L’auteur a élaboré une situation qu’il a comparée à celle du film Blow-up (1966) de Michelangelo Antonioni, dont il s’est effectivement inspiré. Il met en scène un protagoniste qui assiste sans le vouloir à un crime terrible, qu’il est incapable de comprendre mais aussi incapable de nier, et dont il doit se faire le témoin. Les deux personnages féminins que rencontre le protagoniste à Oreille-de-Chien représentent les deux pendants de son conflit intérieur : Maru, femme anthropologue de Lima, se fait l’écho d’une sensibilité urbaine ; distante par rapport aux horreurs vécues par les minorités rurales, qui devant le non-sens de la violence fait preuve d’une incapacité à s’y confronter, elle ne sait que fermer les yeux. Elle est aussi un reflet de l’épouse partie, qui confirme donc bien la problématique de la fuite puis de l’oubli du mal. Jazmín, indienne locale, enceinte après un viol, représente, à l’inverse, la victime directe qui subit et n’a pas d’autre choix que de se confronter à la violence, de trouver un moyen de l’accepter, à défaut de pouvoir la comprendre, et de la dépasser. C’est ce personnage et son attitude qui aident le protagoniste dans son chemin de guérison. Avec ce roman, Iván Thays a voulu faire de la littérature non seulement un espace de mémoire du poids du sadisme qui a résulté des conflits politiques, mais qui tente aussi de le dépasser pour aller de l’avant.
Jean-Yves Loude
Pour finir, Maria de Conceição Coelho a animé l’entretien avec Jean-Yves Loude, auteur et ethnologue français. Ce dernier a très vite pris la parole pour présenter son roman Pépites brésiliennes (Actes Sud, 2013), dernier fruit d’une longue collaboration avec sa femme, Viviane Lièvre, ethnologue et photographe. Ensemble, ils ont voyagé aux quatre coins du monde pour témoigner des diversités culturelles ; Loude a ainsi publié plus d’une quarantaine d’ouvrages en conclusion de leurs voyages, mettant en lumière ces « périphéries non atteintes » — a dit l’auteur pendant la conférence — de la mémoire des hommes.
Dans Pépites brésiliennes, les deux protagonistes, ethnologues, partent pour un voyage aux allures de road movie de 5 000 km à travers le Brésil pour y suivre les traces de l’héritage africain. Il s’agit de s’arrêter sur des histoires locales, des anecdotes, des « pépites », d’en comprendre les complexités et les enjeux, car elles sont souvent emblématiques de cette histoire des esclaves et fils d’esclaves noirs, passée sous silence malgré son importance fondamentale dans la construction identitaire du Brésil. Jean-Yves Loude a rappelé notamment l’épisode de la révolte dite « du fouet » — ou da Chibata — de 1910, conduite par João Cândido Felisberto dit l’Amiral Noir, en revendication de l’abolition des châtiments au fouet. Il a encore cité le compositeur noir Lobo de Mesquita, l’un des compositeurs majeurs du xviiiᵉ siècle. Jean-Yves Loude a ensuite évoqué sa prochaine participation à la FLUPP, Festa Literaria Internacional das Periferias, de 2013, ayant pour but de diffuser la culture dans des zones exclues des circuits culturels, cette année dans une favela de Rio de Janeiro. Il a affirmé être très heureux et reconnaissant de pouvoir rendre quelque chose au pays qui a nourri ses derniers travaux. Il a avoué cependant appréhender quelque peu la réception de ceux qui partagent le point de vue des anciens coloniaux, et qui préfèreraient sans doute garder les yeux fermés sur la place décisive de la mémoire africaine dans un Brésil qui en est tant imprégné.
Pour citer cette ressource :
Diane Martinez, Histoire et mémoire dans la littérature latino-américaine contemporaine, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), janvier 2014. Consulté le 27/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/ojal/traces-huellas/histoire-et-memoire-dans-la-litterature-latino-americaine-contemporaine