"Poétiser le chaos-monde" de Saúl Ibargoyen
“Nous ne connaissons notre pays qu’après en avoir vu un autre.” (2)
Écrite majoritairement depuis son exil mexicain, l’œuvre de Saúl Ibargoyen parlant de la frontière a d’emblée été perçue par le critique Fernando Aínsa dans son intention fondamentale, au même titre que celles de Rulfo, Roa Bastos, Barreiro Saguier et Guimarães Rosa parlant d’autres minorités indigènes, celle de « capter e incorporer des aspects essentiels de l’identité de ces minorités, à partir d’une opération d’ “intégration” de l’identité par le langage (3) ». Saúl Ibargoyen n’avait alors publié qu’un premier recueil de nouvelles, Fronteras de Joaquim Coluna (1973), et un premier roman, La sangre interminable (1982), mais Fernando Aínsa en livrait une perception de l’essentiel, que confirmerait toute l’œuvre de Saúl Ibargoyen : « Dès l’instant où ces auteurs ne se sentent pas en dehors mais à l’intérieur de la langue, il ne s’agit plus de “copier” un système avec un minimum de vraisemblance sociologique, ainsi que le faisaient les auteurs régionalistes et réalistes, mais de “créer”, à partir de leur réalité polysémique, une dimension littéraire qui déborde les limites d’une communauté marginalisée pour la faire participer de la “totalité”.» (4) Il s’agit, dans de nombreuses nouvelles et dans plusieurs romans, dont Toute la terre, d’une communauté frontalière réunissant sans véritable barrière les villes de Santana do Livramento (Rio Grande do Sul, Brésil) et Rivera (Uruguay), qui forment une passerelle économique et marchande entre les deux pays, un microcosme politique, culturel et linguistique, le portugnol riverense, hybridation avec alternance codique, emprunts divers y compris aux substrats indiens…
Toute la terre
L’action de ce roman polyphonique embrasse les trois générations qui ont suivi l’époque des indépendances, pour atteindre allusivement les années 1920-1930, avec pour toile de fond l’époque de la construction des identités nationales : côté Brésil, l’empire de Pedro 1er et Pedro 2d, puis la République “positiviste”, favorable aux caudillos et grands propriétaires terriens ; la Banda Oriental, quant à elle, tente de se rendre maîtresse de son destin en s’alliant à l’Argentine pour dissuader un Brésil annexionniste (Grande Guerre de 1825-1828) puis, une fois indépendante, rejoint ses deux puissants voisins pour faire la guerre au Paraguay (Triple Alliance de 1865-1870). La victoire militaire et l’indépendance ne viennent pas à bout de l’insécurité permanente des campagnes, ni des incursions des « hacendados du Rio Grande do Sul [qui] poursuivent la conquête des terres uruguayennes, et de la banque brésilienne Maua [qui] domine la vie financière » (5). Contrairement à un Paraguay qui construit son identité dans l’isolement et en dépit de la quasi-extermination de sa population, il semble que l’Uruguay se soit construit malgré les annexions et la porosité de ses frontières, assumée tant bien que mal jusqu’à nos jours ; situation jugée par trop libertaire par le président Latorre, qui tentera d’y mettre fin (6).
On peut répartir les actions de ce roman en trois époques. L’acte fondateur de l’histoire familiale qui nous est contée réside dans le franchissement de la frontière par José Cunda, qui abandonne Canguçueiro pour gagner l’Uruguay et fait halte dans une auberge de campagne. Crucifié au sol, livré aux dards du soleil et des fourmis par le tenancier et deux clients xénophobes, il est sauvé in extremis par la serveuse, Juana Mangarí. De leur union naîtra une fille, Almendorina Coralina. Quelques années après la guerre de la Triple Alliance, José Cunda achète la propriété Siete Árboles à Timeo, un militaire qui l’a lui-même « acquise » à la faveur du conflit. La deuxième époque débute alors qu’Almendorina atteint l’âge adulte. Le germe de la tragédie familiale réside dans la venue de l’ambitieux Juanito Bautista, ultime membre de la famille brésilienne, éteinte dans des circonstances non précisées, que son oncle José Cunda, a fait venir de Canguçueiro. Du mariage des cousins naîtront une fille et six garçons, et sans doute un certain nombre de rejetons illégitimes, dont l’un, Lucasio Adán, deviendra curé d’une paroisse de Rivamento. Au cours de ces années, son mariage et l’appropriation de 7 haciendas, par le jeu des “influences” civiles et militaires comme par le trafic illicite de biens, transforment Juanito Bautista en Don Yócasto, comte de Canguçueiro, au prix du sacrifice d’une aspiration utopique de son oncle (que souligne le symbole édénique du nom, Siete Árboles) sur l’autel de sa propre ambition de posséder « toute la terre ». L’événement central de la troisième époque recouvre l’assassinat de l’un de ses fils, Bautista Benjamín, sur fond de l’un des derniers trafics majeurs de Yócasto, ainsi qu’une enquête supposée et le déchaînement de violences et de souffrances ou agonies diverses qui s’ensuivent. Tourbillon boueux qui engloutit un peintre (qui a percé la personnalité de Yócasto), les trois coupables désignés par Almendorina Coralina, Timeo, et enfin les deux fondateurs et Yócasto en personne.
La seule appréhension de la course du temps et des instances narratives pose pourtant problème : outre la structure éclatée du roman, où presque rien n’est linéaire, le temps est traité selon une arythmie significative. Chacun des chapitres naît de sa propre logique mémorielle ou testimoniale, et marque les à-coups de l’histoire et du destin des personnages. L’époque de la fondation de la famille da Cunda (1850-1875, approximativement) est évoquée en deux chapitres (9, 14), celle de l’expansion (1875-1920, environ) en huit (6, 12, 11, 20, 17, 23, 30 et 19 si l’on s’en tient à la chronologie probable des faits), et celle des violences qui mettent fin à la dynastie en plus de vingt : 7 et 29 ; 5 et 16 puis 21, 13, 26, 36 ; 3, 10 et 15 ; 2 ; 24 et 28 ; 34 ; 33 ; 35 ; 25 ; 31 ; 1, 4, 29, 32 ; 8 et 22 ; 18 et 27, que l’on peut regrouper ainsi si l’on tient compte à la fois du point de vue des personnages et de la chronologie, et dans la seule mesure où l’on peut fixer un ordre plutôt que poser des jalons très précis. D’autre part, la diachronie est bouleversée en sorte que le lecteur soit emporté dès les premières lignes dans la quête d’une explication à cette violence « finale ». Saúl Ibargoyen n’écrit donc ni un roman historique à la manière du XIXème, ni un roman dans l’histoire de type uslarien (Les lances rouges) mais réinvente un temps existentiel, multiple et fragmenté par des récits et des témoignages entremêlés, que son lecteur n’appréhende que s’il le reconstruit lui-même en même temps qu’une chaîne hypothétiquement causale d’événements. Il en résulte, pour reprendre la formule de M. Ezquerro dans Théorie et fiction, que : « Le temps référentiel, le temps historique en l’occurrence, loin d’avoir pour fonction d’ancrer le temps du roman dans un durée précise et consistante, se trouve être un temps mort, en marge du temps, une durée vide, désertée de sens, où rien d’important ne se produit. » (7) Par ce procédé de déconstruction, Saúl Ibargoyen coupe définitivement avec l’idée qu’une vérité historique puisse s’obtenir sur le mode du reflet réalité/fiction.
La critique des sources doit relever comme une trace d’historicité l’allusion à la condition de militaire du grand-père de Saúl Ibargoyen dans le personnage du colonel Ambrosiano Ilha. De même, Saúl Ambrosiano correspond à un premier dédoublement de l’auteur en personnage de fiction, figure projetée dans le passé d’un journaliste « cultureux » frontalier. Cette représentation extérieure a pour fonction de faire contrepoint à l’aède Olavio Brás, au discours ampoulé d’un nationalisme étroit, prisonnier des élans coutumiers du romantisme en vogue. L’auteur a lui-même exercé une activité journalistique, politique et syndicale, subi la répression et l’exil. Cela autorise à évoquer parallèlement Acevedo Díaz, qui a fondé plusieurs journaux, lutté dans les tranchées contre Lorenzo Latorre, connu la prison et l’exil à une époque où, selon José Pedro Varela (8), après 19 révolutions en 45 ans, « la guerre [était] l’état normal de la Republique », ce qui confère au personnage une épaisseur existentielle décantée aux strates de la vie nationale. Mais la comparaison s’arrête là : dans un mélange d’ironie et d’autodérision, l’évocation d’Acevedo Díaz, dont de nombreuses « pages épiques sont, sans aucun doute, représentatives des plus louables efforts en vue de reconnaître quels sont les éléments capables de forger une nationalité » (9), manifeste l’éloignement entre l’épique fondateur d’un passé mythique et inaccessible de l’un et les agitations « cultureuses » de l’autre. Enfin, ce personnage dédoublé n’a pas le statut d’un narrateur omniscient et s’efface devant d’autres voix, attachées à la même quête.
Le travail de mémoire sur la chute de la maison du Comte de Canguçueiro constitue donc l’essence même du roman et des récits, « enchevêtrement de voix », et le jeu sur le contrat de lecture qui l’accompagne, interdit tout continuum narratif. Le lecteur en est averti d’emblée (« un récit entretissé de différentes voix » vient-on de lire dans la dédicace au « lecteur qui prête l’oreille »), et chaque chapitre constitue un tableau apparemment indépendant. L’un des narrateurs porte tout de suite le fer sur le grattage palimpsestique qui va s’opérer, hic et nunc : « Les faits dont voici le récit ou la narration ont déjà été couchés, vous n’êtes sûrement pas sans le savoir, sur de tout autres papiers. Si vous ignorez encore l’histoire, eh bien, le moment est venu de l’apprendre et de creuser, si, si, de creuser dans la masse de nos mots tout ensalivés de l’air d’ici : rien de commun avec ce postillonnage noirâtre, ou cette bavosité bleuâtre, voire rouge, simulacre d’encre qui s’en prend, sans musique ni trompette, aux plus impurs papelards.» (ch. II) Ici et maintenant, avec vous ou toi, lecteur-auditeur. Conteur de la culture orale, dont la parole, improvisée et conative, tremble entre tradition et inspiration, le narrateur agit en conscience depuis notre époque et interpelle à voix haute son public (lector oyente, « cour » du conte antillais) avouant à voix haute les difficultés méthodologiques que lui pose ce travail de mémoire : « Le chroniqueur, votre serviteur, a eu peur de ne pouvoir se souvenir exactement [de ces quelques couplets], aussi, en se dirigeant vers la rédaction du Notembó Tribune a-t-il commencé à questionner les gens, [et il les a] ici reproduits avec toute la prudence possible, car toute vérité de chacun doit contenir, au minimum, une petite part d’ombre… » (ch.XXIII).
La substance romanesque grossit tel un fruit d’enquête et de mémoire du narrateur principal, auquel s’adjoignent d’autres récits et témoignages adventices dans la langue métissée de la frontière uruguayo-brésilienne, des points de vue extérieurs, équivalents tantôt du chœur antique et tantôt du bouffon, sans oublier la prosopopée de la carte, qui propose une réflexion sur l’histoire lancée contre le poétaillon local, contre la rhétorique officielle, partisane et destructrice des utopies du passé, car, dit-elle, « pour moi tous les côtés sont semblables aux visages du vent. » (ch.XXII).
Construction rhyzomique plutôt que déconstruction systématique, face à laquelle le lecteur pressent comme une image du désordre du monde. Mais si le roman traditionnel était dans une impasse, en quoi y aurait-il ici un dépassement ?
Cécile Quintana a ouvert deux pistes de réflexion à propos d’un précédent roman, Noche de espadas (1987), qu’il nous semble d’autant plus utile de rappeler qu’une note de Toute la terre y renvoie explicitement (ch.XXV) : la vérité du propos –reprendre un élément épique, celui d’une campagne de pacification intérieure sous les présidents Lorenzo Latorre (1876-1880) et Máximo Santos (1882-1886), pour le transformer en mythe–, est déterminée par le fait qu’une telle vérité n’est pas conçue comme le contraire du mensonge mais de l’oubli ; et d’autre part, le porteur de cette vérité réorganisatrice, son double fictif, le Poète ou l’auctor, l’exprime en vertu d’un art, une « habileté magique » semblable à celle du peintre.
Le chercheur de traces
Dans les deux romans, l’art du peintre fait l’objet d’une justification par le fait que la langue, prise dans la gangue sociale, est impuissante à démasquer les apparences. Dans Toute la terre, l’artiste Ludovico Cintra est à l’œuvre comme en un processus de révélation où, apparemment, ne compte que la maîtrise technique, hors langage articulé, car il sait que de la langue « chaque son est le messager de son propre silence » (ch.V). Sous prétexte de réfléchir aux instruments de son art, il le définit par son objectif même : « Je peins ou j’invente ? Quel homme est juste comme il est ? J’ai vu ce monsieur à trois reprises, et là je ne peux le nier à l’heure de son portrait…» Et lorsqu’il en vient au regard, sa mémoire interprétative lui permet d’y déposer « deux infimes pulsions de vie, deux grumeaux formés par un écrouissage de pétales charnus, deux caillots d’un sang tombé de ciels inconnus ici-là. » Comme le poète borgésien de la « Parábola del palacio » qui condense tout le réel en un seul vers, ou une seule métaphore parfaite se substituant à l’immensité du palais de l’Empereur jaune, le peintre ne verra récompenser la vérité de son portrait que par un paiement immédiat et la mort. Il prouve sa capacité sacrilège à déceler et interpréter les traces de l’ignominie de Jócasto que lui ont livrées sa mémoire et son intuition, au moyen de la matière et de la couleur, « avec la minutie d’un ministère jamais appris ni étudié […] Le reste fut l’œuvre de la discipline seule. » (ch.V) Ce modus operandi des visionnaires est une faculté de faire abstraction du présent et des signes trompeurs que celui-ci tend à l’observateur. Or, c’est bien à une mise en danger similaire que l’un des narrateurs invite le lecteur, dès les premières pages : « Eh bien, non, ce n’est pas franchement un bonheur de se souvenir de ce dont on n’a, sur le coup, pas même flairé l’existence. Et si vous et moi, vous ou moi, ou l’autre couillon, là, ou l’autre profiteur, ou le soi-disant expert, nous ne savons pas inventer, capturer un ton, rendre une impulsion, une pulsation, le moindre battement, un pet fœtal, l’extrémité d’un nerf accroché à son bulbe qui sert à vous hérisser le poil quand ce qu’on appelle l’amour exige ou proclame son imminence, sa fulgurance, son indigence, alors... » (ch. II)
Qu’on nous accorde la liberté d’un bref parallèle. Dans un contexte comparable d’une quête de vérité, Imre Kertész nous décrit l’émissaire chargé d’enquêter sur l’infamie des camps comme un homme doutant des preuves matérielles, que le présent dévore. D’où l’apparition, dans sa méthode archéologique, de l’imprévu, du hasard, de l’intuition, qui se prêtent à la formulation poétisée, à la métaphore dans l’instant vécu. Il s’agit véritablement d’une lecture du paysage : « Pas de doute, cette couleur [une rémanence de jaune impérial sur un pan de mur] dans cette lumière particulière, cette couleur aussi était intemporelle, seul un instant quotidien l’avait rendue saisissable, un instant totalement différent, qu’il avait néanmoins pu retrouver dans la pression impitoyable de ce présent trompeur, mais dont aucune carte géographique, aucun inventaire, si précis et exhaustif fût-il, ne pouvait apporter la preuve. Ce qu’il s’était efforcé d’écarter de son travail méthodique était justement ce qui lui avait porté chance : le hasard, cet élément inévitable que pourtant aucune investigation ne prenait jamais en compte. Il n’avait donc pas besoin d’un froid recensement mais de faits inattendus ; il avait toujours cherché ce qu’on lui cachait au lieu de saisir le visible ; consciemment ou non, il avait toujours traqué ce à quoi il n’avait jamais prêté attention : ce jaune, cette découverte violente et bouleversante ; et cette découverte qui était le fruit de l’instant présent donna naissance à cet autre instant qu’il avait pourchassé jusqu’alors sans succès, à savoir cet instant caché, conservé pour lui et ne pouvant exister que par lui ; et voilà, tout était incontestable, prouvé et douloureusement certain. […] La ville devenait éloquente sous le regard qui la faisait parler : elle s’étendait devant lui, ouvrant ses portes, démasquée, vaincue, encore réticente certes, mais déjà soumise. Pareille à la pellicule plongée dans le bain révélateur, elle prenait vie derrière la fine membrane de son masque sous l’effet du regard. Sa beauté s’effritait : à sa place se figeait une patine pourrie et une dignité transie, délabrée, décatie, désarmée.» (10) On comprend que pour Kertész, c’est la subjectivité même de l’observateur le véritable « révélateur » de la réalité du passé dans le présent, et que seule une intuition figurative permet d’exprimer ce lien. De même, pour Saúl Ibargoyen, rien ne fait si peu avancer une enquête que l’objectivité brute, le constat policier (après l’assassinat de Bautista Benjamín) ou le discours des puissants, car elle ne se prévaut que d’une langue orthonormée. Le problème de la fiction est bien de désarmer la langue compacte que constituait la sacro-sainte objectivité de l’Histoire officielle ou idéologisée.
On admet donc que Saúl Ibargoyen se soit lancé dans la parodie, l’humour et l’ironie, dont le récit de l’assassinat dans la presse de Porto Triste et Montevidéu peut servir d’exemple (ch.II), ou la méfiance de tel personnage envers l’enquêteur : « Dis-moi, ne serais-tu pas l’un de ces parleurs ñe’engatú s’évertuant en ces terres frontalières, enjôleurs et trompeurs de gens d’ici-là ? » (ch. XXVII). Mais plus encore, ce qui retient le lecteur, c’est l’idée que la nouvelle histoire trouve dans ses auteurs et leurs personnages une légitimité à ce décodage-réencodage, au dépôt d’une trace qu’un temps nécessaire et une subjectivité particulière rendent significative, fût-ce de manière éphémère. Pourtant, cette « révélation » n’a rien d’une « évidence ».
Poétique de Saúl Ibargoyen
Saúl Ibargoyen déclarait lors de la parution du livre: « Toda la tierra respecte les choix initiaux de mon écriture narrative, non seulement au sens d’une écriture frontalière relevant d’un « frontalier culturel », mais en ce sens qu’elle se présente comme une production étrangère à la macrocéphalie du pays et à la sacralisation postmoderne de la langue de la culture. » (11) Il s’inscrivait ainsi dans une démarche créative parfaitement décrite par Fernando Aínsa : « De la combinaison de ces trois composantes –volonté de consigner des faits, intégration de mythes et de fables, et rhétorique discursive pour en faire le récit– naît la polysémie de ce qui autrefois constitua la nouvelle famille textuelle, généralisée lors de la découverte et de la conquête de l’Amérique mais dont les influences se prolongent jusqu’à nos jours dans la récriture parodique ou archaïsante que pratiquent les auteurs de romans historiques. Il s’agit là de chroniques dont l’intention historique originelle est devenue fictionnelle ; de chroniques qui, en définitive, peuvent devenir représentatives de cette autre histoire de l’Amérique, encore à venir : celle des minorités, des vaincus et des marginaux, celle de la pensée hétérodoxe et dissidente. » (12)
Cur secessisti ? (13)
Cette visée subversive contre le centre trouve dans la langue à la fois un but et un moyen. En effet, pour que son auditeur-lecteur le suive, le conteur doit lui rendre étrange sa propre réalité, ou le rendre étranger à ce qu’il croyait familier. Au lieu d’une paresseuse reconnaissance flattant son ego, il le contraint à franchir l’obstacle d’une nouvelle réalité, dont la nature s’avère hautement poétique, et qu’il l’aide néanmoins à atteindre par le jeu explicite sur son rôle de truchement : « (Cela ne ressemble pas, comme vous l’aurez remarqué, à la façon de penser de don José Cunda, ni à son falamento. Mais dans le divers se trouve le plaisir : pour vous, il s’agit d’écouter et de lire, pour nous, de vous conter ce récit hors-norme que le susnommé José Cunda, à une certaine occasion, nous avait transmis.) » (ch. XX)
Pourtant, il ne faut là voir que le signe d’un décalage beaucoup plus systématique et d’un bouleversement plus profond sur la nature du texte : l’écriture frontalière n’est pas une couleur locale, mais la recherche d’une autre forme d’universel dans la recherche de l’altérité. Ainsi, ce ne sont pas seulement les témoins de l’infra-histoire qui sont porteurs d’une poétique nouvelle. Le jargon du médecin légiste constatant la mort de Bautista Benjamín est lui-même distancié par l’adjonction d’une note anonyme pleine d’emphase et de subjectivité compatissante : « Chacun et tous les huit coups ont entraîné une mort ipsofactique. Il est certain que feu la victime n'a rien pu ressentir qui s’apparente ou ait pu s’apparenter à la plus infime douleur. L’effet, pensons-nous, fut celui d’une bourrasque séchant instantanément une chemise trempée de sueur ou de pluie... » (ch. II) Le texte regorge d’images (comparaisons figuratives, métaphores, métonymies, analogies…) très inhabituelles : « d’une colline aussi douce qu’un rot de nonne» (ch. XVII) ; « Le chemin s’étirait longuement, comme le bras d’un dieu» (ch.XX), d’emprunts à des langues indiennes (gurí pour niño (enfant), ñemongeta pour conversar (converser)), de transpositions littérales (« boca de la noche » – bouche de la nuit – pour « crepúsculo » – crépuscule –), d’afro-négrismes brésiliens (“capanga” pour “guardaespaldas” – garde du corps –). Parce qu’elle n’est jamais nommée mais longuement reformulée, collectivement réappropriée pour l’opposer à la réalité imposée par l’envahisseur venu du sud, l’évocation du passé réactive et renouvelle le mythe et l’utopie. Pronomination, périphrase, étrangeté des allitérations et de la matière sonore sont élevées au rang de figures de la pensée, et non de style, par exemple dans ce chapitre VI, capital, où le neveu, juché sur sa monture, jette son dévolu plus que son regard sur toute la terre. « Puis la voie jaune s’écarte...» On peut rapprocher le procédé de l’ostranenie de certains auteurs de langue russe, cette distanciation si particulière que l’on relève chez un autre rebelle au pouvoir qu’était Ossip Mandelstam, auteur du Timbre égyptien, qui consiste à complexifier et à subvertir la réalité en « distanciant l’objet perçu par une juxtaposition saisissante d’images provenant d’autres domaines de la vie, très différents et généralement opposés. » (14) Et enfin, un voile d’opacité vient se déposer sur le texte, né du « limon déposé par des peuples, limon fertile mais à vrai dire incertain, inexploré, encore aujourd’hui et le plus souvent nié ou offusqué, dont nous ne pouvons pas ne pas vivre la présence insistante. » (15)
Si nous résumons, nous voyons que le roman de Saúl Ibargoyen invite son lecteur à comprendre que la trame romanesque s’estompe dans un apparent chaos afin qu’émerge une autre problématique liée à la réactualisation de la fonction utopique par une critique de l’histoire et de la langue. Sans la fonction poétique qui décorsète la langue par fulgurations, il n’y a ni désaliénation ni engagement, et Saúl Ibargoyen prétend y impliquer son lecteur, en faire un chercheur de traces. Édouard Glissant a souligné que « la poésie n’est pas un amusement, ni un étalage de sentiments ou de beautés. Elle informe aussi une connaissance, qui ne saurait être frappée de caducité. » (16) Ibargoyen et Glissant fraternisent dans cette idée que le stade ultime de la connaissance soit d’essence poétique.
Édouard Glissant y a insisté, les cultures composites se prévalent de cette langue encombrée et baroque, devenue naturelle en Amérique, « parce que nous savons que les confluences sont faites de marginalité, que les classicismes sont d’intolérance » (17). Comment le traducteur n’opérerait-il pas certains rapprochements, dont le moins significatif ne surviendrait pas par un comparatisme avec la littérature américaine d’expression créole et française ? L’idée que la relecture de l’histoire s’avère impossible sans réinventer une langue appropriée à son objet, nous la trouvons (et à quel juste titre !) chez quelques-uns de nos poètes antillais, dont le travail a été théorisé par Édouard Glissant dans Poétique de la Relation, et dont nous trouvons un bel exemple dans l’œuvre de Patrick Chamoiseau, Biblique des derniers gestes, roman-poème ainsi que Toute la terre. Ce « chaos-monde » dont Édouard Glissant nous parle part du constat que la multiplicité et l’immédiateté des relations dans le présent rendent la marche du monde imprédictible. Cela ne conduit pas à renoncer, mais d’une part à récupérer le passé lorsqu’un peuple en a été privé, dans une vision prophétique du passé, et d’autre part, à construire une poétique qui fasse contrepoids aux systèmes (18). Voilà qui ressemble fort à la nouvelle utopie que Fernando Aínsa appelle de ses vœux, ou dont il affirme plutôt la permanence « en tant que genre alternatif » (19) pour réorganiser l’espace mental et géographique de l’homme. Il y a dans cette poétique du chaos une connaissance et une renaissance du monde, car elle exclut le dogmatisme et l’esprit de système : « le chaos-monde n’est désordre qu’à la supposition d’un ordre que la poétique n’entend pas révéler à toute force (la poétique n’est pas une science) mais dont elle a pour ambition de préserver l’élan. […] Mais son ordre caché ne suppose pas des hiérarchies, des précellences –des langues élues ni des peuples-princes. » (20) Et c’est au nom du même « pluralisme multipolaire » que Fernando Aínsa décrivait en 1986 (21), retravaillé en pensée « archipélique », et d’une « multiplicité linguistique [qui] protège les parlers, du plus extensif au plus fragile » qu’Édouard Glissant intéresse et justifie l’optimisme des entreprises saúliennes. En effet, c’est au travers d’œuvres relevant de cette esthétique du chaos-monde qu’ « un équilibre et une perdurabilité se ravivent. Les individus et les communautés dépassent ensemble la jactance ou la souffrance, la puissance ou l’impatience –si imperceptiblement que cela se fasse. Toute la question est de l’optimité d’un tel processus. Les résultantes en sont imprévisibles, mais la perdurabilité s’esquisse : c’est ce qui prend place au lieu des anciens classicismes. Elle ne s’accomplit plus par l’approfondissement d’une tradition, mais par la disposition de toutes les traditions à entrer en relation. Des baroques relayent des classicismes. Les techniques de relation se substituent peu à peu aux techniques d’absolu, qui étaient souvent des techniques d’auto-absolution. Les arts de l’étendue relatent (dilatent) les arts de la profondeur. » (22)
Notes
1 - Nous reprenons ici l’essentiel d’un article publié dans un hommage rendu à Fernando Aínsa en 2010, organisé par Cécile Chantraine-Braillon, Norah Giraldi Dei Cas et Fatiha Idmhand : El escritor y el intelectual entre dos mundos, éd. Iberoamericana-Vervuert, Madrid-Frankfurt, 2010, pp. 303 sq.
2 - Fernando Aínsa, Travesías, juegos a la distancia, ed. Litoral, Málaga 2000, p. 57
3 - F. Aínsa, Identidad cultural de Iberoamérica en su narrativa, Gredos, Madrid 1986, p. 105
4 - Id, p. 105-106.
5 - Halperin Donghi, Tulio : Histoire contemporaine de l’Amérique latine, Payot, Paris, 1972, p. 151.
6 - Id, p. 158.
7 - Cité dans Cichocka, Marta : Entre la nouvelle histoire et le nouveau roman historique. Réinventions, relectures, écritures. L’Harmattan, Paris, 2007, p. 110
8 - Important journaliste et politique uruguayen (né en 1845 et mort en 1879), partisan de la séparation de l’Église et de l’État, de l’instruction laïque.
9 - F. Aínsa : Reescribir el pasado, Celarg, Mérida ( Ven.), 2003, p. 131
10 - Imre Kertész : Le chercheur de traces, Actes Sud, trad. Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba, p. 43-45.
11 - Miguel Ángel MUÑOZ, “No debo pensar por mis personajes”, El Financiero, México, 14 de septiembre de 2000.
12 - F. Aínsa : Reescribir el pasado, Celarg, Mérida, 2003, p. 33
13 - Selon le titre du poème de René Char, dont une partie de l’œuvre (Feuillets d’Hypnos, Les Loyaux Adversaires) démontre la dimension de « résistance » et de « maquis » : à la fois se retirer et faire sécession, retenir et fragmenter sa parole pour mieux subvertir le réel.
14 - Brown, Clarence : postface au Timbre égyptien, de Ossip Mandelstam, éd. Le bruit du temps, 2009; trad. Véronique David-Marescot, p. 120.
15 - Glissant, Édouard (1990) : Poétique de la relation, Gallimard, Paris, 1990, p. 125.
16 - Id., p. 95
17 - Id., p. 105
18 - É. Glissant : Introduction à une poétique du divers, Gallimard, Paris, 1996 : 4è conférence : « Le chaos-monde : pour une esthétique de la Relation. »
19 - F. Aínsa : La reconstruction de l’utopie, Arcantères-Unesco, Paris, 1997, p. 144
20 - É. Glissant: Poétique de la relation, p. 108
21 - F. Aínsa : Identidad cultural de Iberoamérica en su narrativa, Gredos, Madrid, 1986, p. 481.
22 - É. Glissant : Poétique de la relation, p. 109
Pour citer cette ressource :
Philippe Dessommes, "Poétiser le chaos-monde" de Saúl Ibargoyen, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), novembre 2013. Consulté le 21/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/ojal/clavel/poetiser-le-chaos-monde