«Consumidor final» de Pedro Mairal
Présentation
Pedro Mairal, Consumidor final, Buenos Aires, Bajo la luna nueva, 2003
Ce jeune écrivain argentin - possédant déjà un lectorat fidèle des deux côtés de l'Atlantique -, né à Buenos Aires en 1970, est romancier, poète et collaborateur régulier des revues argentines et latino-américaines. Après des études de lettres, il exerce en tant que professeur dans une université privée de la capitale argentine. Son premier roman,
Una noche con Sabrina Love, reçut le prix Clarín en 1998, et fut chaleureusement salué par Adolfo Bioy Casares. Alejandro Agresti réalisa une adaptation de ce roman pour le cinéma, ce qui accentua le succès de ce jeune homme. Depuis, trois romans ont été traduits en français et publiés aux éditions Rivages : Une nuit avec Sabrine Love (2004), Tôt, ce matin (2004), l'Intempérie (2007). Il a également été traduit en italien, en allemand, en portugais, et en polonais.
Consumidor final est le deuxième ouvrage de poésie de Pedro Mairal, publié après la crise politico-économique de 2001. L'ouvrage rassemble deux livres de poésie : Todos los días (Tous les jours, écrit entre 1997-1999), et Consumidor final (Consommateur final : celui qui ne déduit pas la TVA, écrit entre 2000-2002). C'est dans cet ouvrage que Pedro Mairal trouve une forme pertinente pour évoquer, avec un ton désabusé et drôle, les péripéties économiques, sociales et politiques de la société argentine post-crise. Ce sont des portraits urbains où le poète entend hausser sa voix en faveur des personnages trop silencieux, peu bruyants d'un point de vue social (le retraité, l'employé de bureau, les étudiants sur les places, le clochard), et pourtant quotidiennement écrasés par des décisions politiques les concernant de près, mais très éloignées de leurs intérêts. Il n'est pas surprenant d'ailleurs que Piazzolla ait inspiré, avec sa cadence d'avant-garde, un questionnement mélancolique autour de cet effritement politique. Ce livre est donc le moment pour Pedro Mairal de cesser d'être un poète cosmique et devenir un « poète d'immeuble, un poète d'ascenseur » (ce n'est pas anodin si Mairal évoque dans un poème, l'éclipse linguistique subie avant de franchir ce pas). Il s'éloigne ainsi d'une voix trop poétiquement correcte, c'est-à-dire d'une poésie altière mimant les tendances européennes, car cette voix vétuste ne concerne plus le quotidien du peuple argentin.
La singularité de Mairal s'incarne dans le texte à travers des poèmes écrits en minuscule pour la plupart d'entre eux. Tout se passe comme si, pour mieux affirmer cette chute prosaïque, il fallait s'opposer à une majuscule qui représente moins une simple règle typographique, qu'une poésie avec un grand P. Dans un style simple mais lexicalement recherché, le poète s'affirme dans le réseau poétique argentin, dont la quête - désacraliser le poème et le faire entendre dans la cité - se présente comme une voie possible face aux débris laissés par la société. Tout l'intérêt et la nouveauté de l'ouvrage résident dans cette descente de la poésie vers la place publique. En mêlant la beauté poétique à la saleté de l'argent, le poète interroge inlassablement les maillons de la chaîne productive, et fait un clin d'œil rapide mais élégant au grand penseur du système capitaliste : Karl Marx. Sans doute, ce recueil de poèmes aux résonances politiques, saura-t-il se faire entendre dans la société française, dont les échos contemporains semblent, malheureusement, trop proches des maux qui atteignent les pays du sud depuis très longtemps.
Poèmes choisis
Originaux
Pedro Mairal, Consumidor final, Buenos Aires, Bajo la luna nueva, 2003
Cuando la lengua eclipsa
Cuando la lengua eclipsa este presente,
cuando cubre las cosas
con un color grisáceo y nominal,
hay un ácido al fondo de la experiencia fresca,
porque es aquí y ahora pero en el verbo rancio,
en la estructura fúnebre del habla.
La fronda del verano, el aire inédito
atraviesan el viejo pulmón occidental.
La vida inaugurada,
el sol contemporáneo vistos siempre
con el anteojo fijo, mortal, judeocristiano;
o el transcurrir adánico, las moscas,
todo cautivo en este latín erosionado.
El colibrí veloz entorpecido
por este carromato colonial
que rueda lentamente en sus vocales,
esta siesta sintáctica en el polvo del aire castellano.
El cansancio de la filología
espanta la inocencia de esta luz,
agrava los objetos, va imponiendo
la herencia de las manos sobre el tacto,
el andamiaje helénico a los vientos,
fuerza a la sangre a andar en su adjetivo,
a la noche a estrellarse acordemente
con su cosmogonía.
Cayendo como un párpado, el imperio
cae en la voz, ahora, mientras digo
la arena de la piedra de mi nombre.
En la ropa colgada, en el yuyal,
atrás de los galpones y la siesta
vuela una mariposa de sangre.
A pique las cigarras
desploman todo el sol dentro de un balde.
Sólo la mariposa
escapa a lo monótono que cae.
En el calor volteado
sólo su brillo flota.
Un latido posado sobre un pasto,
las alas encendidas en el aire,
en torno a la humildad de las gallinas,
arriba en el verano,
abajo en la extensión de la culebra,
la brasa de sus solamente alas
circunda las camisas.
Con liviandad de soplo
vuela la mariposa en el cansancio,
vuela con su color de sangre que aliviana
el sueño de las sábanas mojadas.
Todo cae en la siesta.
Salvo la mariposa.
¿esto es un poema?
¿estar a oscuras sin dormir
puede ser un poema?
¿si no hay nada
puede haber un poema?
¿si digo que respiro en este cubo negro,
no es algo ya? ¿no es demasiado?
¿no es mucho más que esto en realidad?
busco un silencio quieto entre paredes
una sola palabra de penumbra
cualquiera menos noche
porque noche está solo permitida
a los poetas cósmicos
yo me refiero a este apagón del verbo
la boca ciega en la sombra de este miércoles
yo fui -yo quise ser- poeta natural, poeta cósmico
pero soy un poeta de edificio
poeta de ascensor
y no quiero dormir
quiero estar acostado sin luz en las palabras
por ejemplo:
¿adónde están las manos
de esta pregunta?
¿cómo es un poema en un departamento a oscuras?
yo que llamaba mulata, yegua de tinta a la noche
¿adónde voy a ir?
¿qué voy a hacer con mi fauna embalsamada
a las doce menos cuarto sin imagen
a tientas por el verbo del piso seis sin sueño?
vendo o alquilo mi fiel cosmogonía,
cambio sistema solar
por dos palabras ciertas
que consigan decir toda mi sombra.
Traductions françaises
Quand la langue éclipse
Quand la langue éclipse ce présent,
et recouvre les choses
d’une couleur grisâtre et nominale,
un acide monte de l’expérience fraîche,
ici et maintenant et dans un verbe rance,
dans la structure funèbre de la parole.
La fronde de l’été le vent inédit
traversent le vieux poumon occidental.
La vie inaugurée,
le soleil contemporain sont toujours vus
à travers les lunettes figées, mortelles, judéo-chrétiennes ;
ou la lignée adamique, les mouches,
captifs de ce latin érodé.
Le vif colibri entravé
par ce char colonial
qui roule lentement sur ses voyelles,
cette sieste syntaxique, dans les nuages de poussière castillans.
La fatigue de la philologie
chasse l’innocence de cette lumière,
leste les objets, impose
au toucher l’héritage des mains,
aux vents l’échafaudage hellénique,
force le sang à marcher dans son adjectif,
la nuit à accorder ses étoiles
à sa cosmogonie.
Tombant comme une paupière, l’empire
tombe sur la voix quand je prononce
la pierre sableuse de mon prénom.
Entre le linge étendu et les ronces,
derrière les hangars et la sieste
vole un papillon de sang.
À pic les cigales
Dégringolent tout le soleil dans un seau.
Seul le papillon
échappe à la monotonie écrasante.
Dans la chaleur renversée
seul son éclat flotte.
Battement posé sur l’herbe,
ailes embrasées dans l’air,
cernant l’humilité des poules,
très haut dans l’été,
très bas dans l’étendue de la couleuvre,
seule la braise de ses ailes
entoure les chemises.
Souffle léger,
vole le papillon dans la fatigue,
vole avec sa couleur de sang qui soulage
le sommeil des draps mouillés.
Tout plonge dans la sieste.
Sauf le papillon.
c’est ça un poème ?
ne pas fermer l’œil dans le noir
c’est un poème ?
s’il n’y a rien
peut-on avoir un poème ?
si je dis que je respire dans ce cube noir
c’est pas un début ? c’est peut-être trop ?
c’est pas bien plus que ça en réalité ?
je cherche un silence immobile entre quatre murs
un seul mot de pénombre
n’importe lequel sauf nuit
parce que nuit n’est permis
qu’aux poètes cosmiques
moi je pense à cette extinction du verbe
bouche aveugle dans l’ombre de ce mercredi
j’étais — je voulais être — poète bucolique, poète cosmique
mais je suis un poète d’immeuble
poète d’ascenseur
et je veux pas dormir
je voudrais m’allonger sur les mots dans l’obscurité
par exemple :
où sont les mains
de cette question ?
comment reconnaître un poème dans un appartement sombre ?
moi qui appelais mulâtre, jument d’encre la nuit
où vais-je aller ?
que faire de ma faune embaumée
sans image à deux heures moins le quart
à tâtons dans le verbe du sixième sans sommeil ?
je vends ou loue ma fidèle cosmogonie,
échange système solaire
contre deux mots certains
qui parviennent à dire toute mon ombre.
Pour citer cette ressource :
Julia Azaretto, Consumidor final de Pedro Mairal, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mai 2010. Consulté le 26/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/litterature/litterature-latino-americaine/poesie/pedro-mairal