«El salmón» de Fabián Casas
Présentation
Fabián Casas, El salmón, Buenos Aires, Mansalva, 2007 (1e éd. Libros de tierra firme, 1996).
Journaliste, nouvelliste, essayiste et poète, Fabián Casas est né en 1965 à Buenos Aires, dans le quartier traditionnel de Boedo, dont il a fait une véritable philosophie, évoquée dans certains ouvrages : le boédisme zen. Après des études de philosophie à l'université de Buenos Aires, il a bénéficié d'une résidence d'écriture de six mois aux États-Unis, suite à l'obtention d'une bourse Fulbright. Sept livres de poésie ont été publiés jusqu'à présent : Tuca (Libros de tierra firme, 1990), El salmón (Libros de tierra firme, 1996), Pogo (Ediciones del Diego, 1998), Bueno, es todo (Ediciones del Diego, 1999), Oda (Libros de tierra firme, 2003), El spleen de Boedo (Vox, 2003), El hombre de overol azul y otros poemas (Vox, 2007) ; trois livres de nouvelles : Ocio (Libros de tierra firme, 2000), Veteranos del pánico (Eloisa cartonera, 2005), Los Lemmings y otros (Santiago Arcos editor, 2005) ; et un essai : Ensayos Bonsaï (Emecé, 2007). Cofondateur de la revue littéraire 18 Whiskies, il a participé avec les écrivains Washington Cucurto et Fernanda Laguna au renouveau de l'édition argentine contemporaine, grâce au projet socio-éditorial Eloisa Cartonera. En 2007, il a gagné en Allemagne le Prix Anna Seghers de littérature, pays dans le lequel il a été également traduit. Publié en France dès 1995 par la revue marseillaise Action poétique, il vient d'être réédité dans une anthologie de poésie argentine contemporaine, par la maison d'édition bretonne Apogée.
El salmón est un recueil à structure cyclique (à l'instar du voyage entrepris par le saumon, lors de la période de reproduction, vers la source où il est né) où l'écriture poétique telle que l'on peut l'entendre parfois décrite : « usage peu ou prou maniéré du langage », n'existe que comme l'ombre de ce qu'il faut anéantir. Dans un registre langagier simple, cet ouvrage revisite les thèmes universels de la poésie : la mort, l'amour, l'autre, la famille, l'amitié, toujours dans un style débraillé, qui revendique le parler populaire ou les tournures langagières de l'homme de la rue. L'analogie biologique avec le saumon permet de mieux souligner l'enfantement du livre pendant le voyage que Casas réalisa en Amérique latine, avant de revenir dans la demeure parentale à Buenos Aires. En effet, Fabián Casas a écrit cet ouvrage pendant qu'il séjournait au Costa Rica chez Juan Desiderio, un autre grand poète argentin. Il évoque assidûment les rudes conditions d'écriture de l'ouvrage : malade et subissant des températures inclémentes sans chauffage, il s'installait dans la cour intérieure enveloppé d'une couverture pour écrire. Dans ces conditions, avant de sortir la main pour prendre sa plume, il y réfléchissait longuement. D'où sans doute la brièveté des poèmes, et peut-être aussi, l'aspect percutant de son expression.
Le périple existentiel brossé dans le recueil est l'occasion parfaite pour interroger des expériences vécues avant d'entreprendre le grand saut vers l'écriture. Tout se passe comme si le voyage qui est à l'origine du recueil, avait permis une indispensable pause dans sa vie. Un arrêt nécessaire pour tourner la page. Ce langage simple, issu d'un espagnol courant, familier, n'accorde que plus de force et férocité aux chutes poétiques. Ce sont des images crues, forgées à la manière des maximes, qui font frissonner le lecteur en même temps qui le laissent bouche bée. La maxime fait irruption dans les deux dernières lignes du poème, et cette structure des chutes est récurrente. Lorsqu'on connaît l'œuvre de Giannuzzi, on sent inexorablement l'influence de ce dernier dans certains vers.
Il faut donc souligner l'efficacité des chutes poétiques par leur force, par l'image brusque et surprenante qui se créé. D'autant plus déroutante qu'elle est énoncée « soit dit en passant ». Ces chutes ont souvent l'arôme de la sentence des moralistes du XVIIe, qui d'après le modèle en vogue de l'optique naissante, prétendent analyser scientifiquement les mœurs de leur époque avec les procédés et les outils de cette nouvelle discipline, afin de susciter un changement d'attitude chez leurs contemporains. Le poète argentin, au contraire, s'abstient admirablement de prononcer un quelconque jugement de valeur, en se limitant au constat. Ainsi parvient-il à faire un portrait désabusé des rapports affectifs que l'homme tisse le long d'une vie.
Extraits choisis
En espagnol
Fabián Casas, El salmón, Buenos Aires, Mansalva, 2007 (1e éd. Libros de tierra firme, 1996).
Me pregunto
Definitivamente este es mi rostro de hoy.
Ojeras marcadas, pelo desparejo;
los labios hinchados. Nada más.
Me pregunto, porque puedo hacerlo,
cómo será tu rostro de hoy;
mientras tu corazón late al revés,
hace ya cuatro años
bajo la tierra.
Sin llaves y a oscuras
Era uno de esos días en que todo sale bien.
Había limpiado la casa y escrito
dos o tres poemas que me gustaban.
No pedía más.
Entonces salí al pasillo para tirar la basura
y detrás de mí, por una correntada
la puerta se cerró.
Quedé sin llaves y a oscuras
sintiendo las voces de mis vecinos
a través de sus puertas.
Es transitorio, me dije;
pero así también podría ser la muerte:
un pasillo oscuro,
una puerta cerrada con la llave adentro
la basura en la mano.
Una oportunidad
Caminás con las manos en los bolsillos,
por la rambla, rodeando el mar.
Te acordás de otro tiempo, aquí mismo,
estabas enfermo de la cabeza
y no podías sostenerte de pie,
con elegancia. Sin embargo,
pudiste salir.
Hubo una oportunidad en aquella época.
Ahora mirás el mar, pero no decís nada.
Ya se han dicho muchas cosas
sobre ese montón de agua.
Me detengo frente a la barrera
Me detengo frente a la barrera.
Es una noche clara y la luna se refleja
en los rieles. Apago las luces del auto.
Está bien, pienso, es bueno que nos demos un tiempo.
Pero no comprendo nuestra relación;
no sirvo para eso. ¿Acaso serviría de algo?
Tu padre está enfermo y mi madre está muerta;
pero igual podría ir y tirarme encima tuyo
como todas estas noches. Eso es lo que sé.
Ahora la tierra vibra y un tren oscuro
lleva gente desconocida como nosotros.
Alarma
Durante la noche
suena la alarma de una fábrica
cercana a mi casa.
Mientras fumo,
me pregunto si será un error,
un robo
o algo exclusivo para mí.
Poema social
Aprovechando el sol en este invierno crudo,
los obreros de la fábrica, en su hora de descanso,
formaron un hilera de cascos amarillos
en la vereda de enfrente.
Si no fuera por el rubio, que se rasca la cabeza,
parecerían una fila de lápices
del mismo color.
A mitad de la noche
Me levanto a mitad de la noche con mucha sed.
Mi viejo duerme, mis hermanos duermen.
Estoy desnudo en el medio del patio
y tengo la sensación de que las cosas no me reconocen.
Parece que detrás de mí nada hubiese concluido.
Pero estoy otra vez en el lugar donde nací.
El viaje del Salmón
en una época dura.
Pienso esto y abro la heladera:
un poco de luz desde las cosas
que se mantienen frías.
Una canción que no recordás
Acelerás despacio,
el aire en la cara te reconforta.
A tu derecha, una heladera de coca-cola
ilumina la estación de servicio.
Un colectivo, amarillo,
cruza lentamente la calle.
En la radio, los Beatles
cantan una canción que no recordás;
una cucaracha flotaba en el café
cuando vaciaste la cafetera.
Doblás y tomás por una calle oscura,
el empedrado te sacude un poco
y el ruido liso que te acompañaba
es ahora un leve repiqueteo.
¿Qué es lo que hace
que una vida funcione y avance?
Alguien, unos metros delante tuyo,
hace señas para que te detengas.
Traductions françaises
Fabián Casas, Le Voyage du saumon, traduit de l'espagnol (Argentine) par Julia Azaretto.
Je me demande
Voici mon visage aujourd'hui, rien à faire.
Des cernes marqués, des cheveux mal coiffés,
des lèvres gonflées. C'est tout.
Je me demande, car je peux le faire,
à quoi ressemblera aujourd'hui ton visage ;
pendant que ton cœur bat à rebours,
depuis quatre ans déjà,
sous terre.
Sans clés et dans le noir
C'était un de ces jours où tout se passe bien.
J'avais fais le ménage et écrit
deux-trois poèmes qui me plaisaient.
Je ne demandais pas plus.
Alors je suis sorti dans le couloir pour jeter la poubelle
et derrière moi, à cause d'un courant d'air,
la porte s'est fermée.
Je suis resté sans clés et dans le noir
à entendre les voix de mes voisins
à travers les portes.
C'est passager, je me suis dit ;
mais la mort aussi pourrait être comme ça :
un couloir sombre,
une porte fermée avec les clés dans la serrure
la poubelle dans les mains.
Une chance
Tu marches les mains dans les poches,
sur la digue, en longeant la mer.
Tu te souviens d'un autre temps, ici même,
tu étais complètement malade
tu ne tenais pas debout
avec élégance. Pourtant,
tu as pu t'en sortir.
Il y a eu une chance à cette époque-là.
Maintenant tu regardes la mer, et tu ne dis rien.
On a déjà beaucoup glosé
sur cet amas d'eau.
Je m'arrête devant la barrière
Je m'arrête devant la barrière.
C'est une nuit claire et la lune se reflète
sur les rails. J'éteins les phares de la voiture.
D'accord - je pense - c'est bien qu'on se donne un peu de temps.
Mais je ne comprends pas notre relation ;
je ne suis pas bon pour ça. D'ailleurs, ça arrangerait quelque chose ?
Ton père est malade et ma mère est morte ;
mais je pourrais tout de même me jeter sur toi
comme toutes ces nuits. C'est tout ce que je sais.
Maintenant la terre vibre, et un train obscur
emmène des gens inconnus comme nous.
Alarme
La nuit,
l'alarme d'une usine
près de chez moi,
se déclenche.
Pendant que je fume,
je me demande s'il s'agit d'une erreur,
d'un vol
ou de quelque chose qui me serait adressé.
Poème social
En profitant du soleil dans cet hiver rude,
pendant la pause-déjeuner, les ouvriers de l'usine
ont formé une haie de casques jaunes
sur le trottoir d'en face.
S'il n'y avait pas eu le blond qui se grattait la tête,
ils auraient ressemblé à un alignement de crayons
de la même couleur.
Au milieu de la nuit
Je me lève au milieu de la nuit, j'ai très soif.
Mon père dort, mes frères dorment.
Je suis nu au milieu de la cour
et j'ai l'impression que les choses ne me reconnaissent pas.
On dirait que derrière moi tout est inachevé.
Mais je suis à nouveau dans le lieu où je suis né.
Le voyage du Saumon
à une époque difficile.
Je pense à ça et j'ouvre le frigo :
un peu de lumière provenant des choses
qui se conservent froides.
Une chanson dont tu ne te souviens pas
Tu accélères doucement,
l'air contre le visage te rassure.
À ta droite, un frigo Coca-cola
éclaire une station de service.
Un bus, jaune,
traverse doucement la rue.
À la radio, les Beatles
chantent une chanson dont tu ne te souviens pas ;
quand tu as vidé la cafetière,
un cafard flottait dans le café.
Tu tournes et prends une rue sombre,
les pavés te secouent un peu,
le bruit uni qui t'accompagnait
c'est, à présent, un léger tambourinage.
Qu'est-ce qui fait
qu'une vie fonctionne et avance ?
Quelqu'un, un peu plus loin, devant toi,
fait des signes pour que tu t'arrêtes.
Pour citer cette ressource :
Julia Azaretto, "«El salmón» de Fabián Casas", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mai 2010. Consulté le 16/10/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/litterature/litterature-latino-americaine/poesie/fabian-casas-el-salmon