«Tes yeux dans une ville grise» de Martín Mucha
Martín Mucha, Tes yeux dans une ville grise, Asphalte, janvier 2013, traduit de l'espagnol (Pérou) par Antonia García Castro.
Jeremías est un jeune homme solitaire, tourné vers lui-même, abattu, comme la ville qu'il observe depuis l'autobus et qui le conduit tous les jours à l'Université. Ses observations sont celles d'un individu qui se tait et scrute les autres avec un mélange de curiosité et d'aversion. Il ne prend jamais part à ce qui se passe à côté de lui, la seule fois où un élément extérieur l'atteint et le force à sortir de sa carapace, il en éprouve un grand plaisir mais celui-ci se révèle éphémère car la ville semble plus forte que tout. Sa vision de la ville et de ses habitants n'est pas très reluisante, elle est triste, froide, perverse, car Jeremías vit du mauvais côté, là où les enfants s'amusent avec ce qu'ils trouvent par terre et où les adultes acceptent leur sort à la manière de son grand-père en disant « c'est comme ça ». Ce qui sépare Jeremías d'un quotidien moins gris, c'est ce mur, érigé au sommet d'une colline, marquant la frontière entre ce qui est beau, correct, cher et ce qui est nu, douloureux et précaire.
Avec le temps, au fur et à mesure que ses habitants se reproduisaient, les deux mondes se sont retrouvés au sommet. Je sais que la réaction, ça a été la négation. Tous deux ont décidé que l'autre côté n'existait pas. C'est pour ça que personne ne sait quand le mur a été construit.
Il est né du mauvais côté mais va quand même à l'Université, à la Pontificia Universidad Católica du Pérou, écouter des hommes lui expliquer les lois de l'économie, ces mêmes hommes qui une fois à la tête du pays prennent des décisions aux conséquences désastreuses, dont Jeremías est le témoin, de retour parmi les siens. Du jour au lendemain, sa mère a perdu toutes les économies qu'elle avait sur son compte en banque, car le gouvernement a décidé que cent dollars ne valaient plus qu'un dollar. Dans ce monde-là, rares sont les moments de répit. Une main effleurée dans un bus, un cerf-volant arraché par le vent, une partie de football entre copains, la danse millimétrée des pickpockets, la première jouissance. Mais ces instants ne forment pas le quotidien et n'apparaissent que pour rappeler qu'il est nécessaire de survivre malgré le désespoir.
On imagine que c'est parce qu'il est journaliste que Martín Mucha introduit dans les pensées fragmentées de son personnage une critique des médias et de la désinformation, généralisable à la société que nous connaissons, en Europe. La forme brève des chapitres est semblable à celle de l'article de presse. Le style de l'écriture est simple : il va droit au but.
Les journaux du kiosques sont multicolores. Ça ne m'intéresse pas de parler avec Alejandro. Je sais bien que c'est un brave type mais il ne lit même pas ses propres journaux. Les titres indiquent ce qu'il faudra affronter. Trente morts dans un accident de la route. Le Congrès n'a pas approuvé une loi sur la téléphonie. L'inflation a été contrôlée au cours du dernier mois. Un policier a tué sa femme et ses gosses avant de se suicider. Comme chaque printemps, un fou passe son temps à tuer et à voler les yeux de ses victimes ; certaines d'entre elles sont en une. Un jour ordinaire.
Le néant. L'immobilité de Jeremías le transforme en fantôme au milieu de l'autobus, au milieu de la réalité collective. Après des moments de lucidité, il se remet à contempler la vie à travers le carreau. Il fuit sans cesse, n'arrive pas à trouver sa place et se sent abandonné. Il représente la société actuelle acculée au fait accompli, aux informations reçues tous les jours des journaux et à l'impossibilité de changer les choses. La population se sent noyée dans la masse, tous passagers d'un même autobus, impuissants, fatigués, agressés, violés. « Nous sommes trop peu pour défendre nos droits ». Jeremías se sent appartenir à cette majorité mais n'est pas solidaire, il éprouve du dégoût pour ces gens qui suent, qui volent et qui violent.
Ce roman apparaît comme un témoignage sur la ville de Lima, la traduction est très bien menée et le livre dispose d'une belle préface écrite par la traductrice, Antonia García Castro. Qui mieux qu'elle pouvait parler de ce livre, « parfois poème, parfois témoignage pour signaler ce qu'on ne voit pas, même en ayant les yeux ouverts ».
Pour citer cette ressource :
Caroline Bojarski, Tes yeux dans une ville grise de Martín Mucha, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), décembre 2012. Consulté le 21/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/litterature/litterature-latino-americaine/bibliotheque/tes-yeux-dans-une-ville-grise